Par Louis Naud PIERRE, Ph.D.*
Soumis à AlterPresse le 14 septembre 2023
En 2018, le Gouvernement haïtien met en œuvre un projet de construction d’un système d’irrigation, alimenté par les eaux de la Rivière Massacre que se partagent la République d’Haïti et la République Dominicaine. Le but est d’irriguer plus de 3,000 ha de terres dans la plaine de Maribaroux, département du Nord-Est [1]. En avril 2021, des soldats dominicains du Corps spécialisé de sécurité frontalière terrestre (Cesfront) pénétrèrent sur le territoire haïtien pour intimider les travailleurs et arrêter le chantier. L’entente trouvée le 27 mai 2021, conformément au droit international, a permis la poursuite des travaux. Achevés à 60%, ces travaux sont interrompus depuis la mort du Président Jovenel Moïse en juillet 2021.
En août 2023, des paysans de Ferrier et de Ouanaminthe décident de continuer les travaux. Le Gouvernement dominicain proteste contre cette initiative et menace de fermer les frontières maritimes, aériennes et terrestres avec Haïti et de suspendre la délivrance de visas aux citoyens haïtiens.
Dans cet article, nous allons montrer comment la relation entre la République d’Haïti et la République dominicaine comporte une tension intrinsèque. Elle naît de la séparation de l’île en deux parties : le résultat de la lutte entre deux grandes puissances coloniales européennes rivales de l’époque, en l’occurrence la France et l’Espagne. Cette tension est toujours là, à l’état latent. Il suffit d’une circonstance pour que se déclenche le conflit entre les deux pays.
L’éternelle dispute autour de la frontière depuis la séparation de l’île en 1697
Dans la nuit du 11 au 12 octobre 1492, Christophe Colomb – qui cherche à rejoindre les Indes orientales par l’Atlantique pour le compte de la reine Isabelle d’Espagne – débarque sur une île de l’archipel des Bahamas à laquelle il donne le nom de San Salvador. Persuadé qu’il se trouve « aux Indes », Colomb donne aux autochtones le nom d’« Indiens ». Le 28 octobre, Colomb atteint une autre île qu’il nomme alors Juana, en l’honneur du prince Don Juan : cette île est aujourd’hui connue sous le nom de Cuba. Le 6 décembre, Colomb accoste au Môle Saint-Nicolas : une petite île attenante à une grande île que les indigènes appelleraient Bohio. Avec les hommes qui l’accompagnent à bord de ses trois caravelles (la Niña, la Pinta et la Santa María), Christophe Colomb s’établit dans cette île et la baptise Española (Hispaniola, en français) du fait de sa ressemblance à la Castille [2].
La France profite de la présence de ses ressortissants menant des activités de piraterie et de flibusterie autour de l’île de la Tortue pour y déployer des forces de guerre. Ce qui a conduit au traité de Ryswick signé en 1697, par lequel l’Espagne cède à la France la partie Ouest de l’île qui la renomme Saint-Domingue (qui deviendra Haïti à l’Indépendance en 1804) ; l’Espagne en conserve la partie Est (République dominicaine).
Depuis la séparation, l’Espagne et la France ne cessent de se disputer la limite de frontière [3]. En 1731, pour mettre fin à ce conflit frontalier, les deux puissances signent une Convention. Celle-ci fixe : d’une part, la frontière entre la colonie française (Saint Domingue, l’actuelle République d’Haïti) ; d’autre part, la colonie espagnole (Santo Domingo, l’actuelle République dominicaine) [4]. Mais, la dispute autour de la frontière continue de plus belle. Le 3 juin 1777, les deux pays, alors dirigés par les Bourbons, ont été, encore une fois, conduits à parapher le Traité d’Aranjuez [5]. Le nouveau tracé rend à l’Espagne une partie du territoire aux mains des Français. Il s’agit plus précisément de la partie centrale qui avait été accordée à la France, lors du Traité de Ryswick de 1697. L’hostilité autour de la limite frontalière n’a pas cessé pour autant. L’Espagne tentera même de récupérer la partie française. Mais, le dénouement de la guerre de la Convention (1793-1795) par le Traité de Bâle signé le 22 juillet 1795 aboutit au résultat inverse : la France renonce au terrain conquis en Catalogne ; l’Espagne lui remet la partie Est de l’île d’Hispaniola.
Pourtant, l’Espagne manœuvre sur le terrain. On en a un écho dans une lettre adressée au marquis del Campo, le 27 juin 1797, par le ministre français Delacroix. Dans cette correspondance, ce dernier accuse « les autorités espagnoles de la colonie de mener une politique francophobe et d’avoir permis les échanges entre leurs ennemis et les habitants de Bânica, et de Las Cahobas et de Neiba » [6]. Le ministre Delacroix fait référence aux relations de complicité qu’entretiennent les autorités espagnoles de la colonie avec leurs ennemis britanniques. En février 1793, ces derniers avaient en effet signé avec les contre-révolutionnaires français des possessions françaises de Saint-Domingue, Martinique et Guadeloupe l’Accord de Whitehall. C’est un accord de soumission à la royauté anglaise qui garantit à ces colons la conservation de la propriété de leurs esclaves [7]. Dans les faits, à Santo-Domingo, le gouverneur Joaquin Garcia se prépare davantage à défendre le territoire contre les forces françaises qu’à le leur céder [8].
Le Credo géopolitique louverturien : « la mer pour frontière »
En 1800, Toussaint Louverture s’est chargé d’exécuter les termes du Traité de Bâle du 22 juillet 1795 par lequel l’Espagne cède à la France la partie espagnole : il envahit et annexe celle-ci. Il devient ainsi Gouverneur à vie de la totalité de l’île en vertu de la Constitution du 3 juillet 1801 [9]. Mais, le 20 février 1802, la flotte expéditionnaire napoléonienne dirigée par le général Leclerc, en charge de rétablir l’esclavage dans les colonies françaises des Antilles, prend possession de la partie espagnole [10]. Mais, elle perdra la guerre dans la partie Ouest. Le 1er janvier 1804, Saint-Domingue proclamera son indépendance sous le nom d’Haïti.
Au moment de la guerre de l’indépendance, de nombreux Français de Saint-Domingue ont pris refuge dans la partie Est récupérée par la France. Ce voisinage esclavagiste constitue une menace pour le nouvel État et avive le Credo géopolitique louverturien : « la mer pour frontière » [11]. Principe qui fonde le projet d’unification de l’île porté par les premiers dirigeants haïtiens : « de Toussaint Louverture à Soulouque, en passant par Dessalines, Boyer, Rivière Hérard et Pierrot » [12]. Ils ont alors orienté leur stratégie dans une double direction. La première concerne la construction d’une capacité de défense du territoire indépendant à travers la fortification. La seconde direction a trait à la conquête de la partie Est. D’où les expéditions connues sous le label « les campagnes de l’Est ».
En mars 1805, l’Armée haïtienne assiège Santo-Domingo. Le siège est levé, suite au débarquement de troupes françaises dans la rade de Saint Domingue. Le Président Jean-Pierre Boyer (18 octobre 1820 au 13 mars 1843) réussit à unifier l’île en 1822-1843.
En 1844, la partie Est proclame son indépendance et prend le nom de République Dominicaine. Mais, la même année, le général Louis Pierrot prend la tête de l’Armée pour reconquérir ce territoire. Mais, il rebrousse chemin avant même d’avoir atteint Santo-Domingo. La diffusion d’une rumeur concernant la mort du Président en fonction, Rivière Hérard, sème une confusion parmi les troupes. Entre 1849 et 1855, Faustin Soulouque [13] fait trois tentatives de reconquête de la partie Est.
En 1895, c’est grâce à l’intervention du Saint-Siège qu’une guerre a pu être évitée entre les deux pays [14]. Ainsi, peut-on lire dans l’ouvrage intitulé Arbitrage du Très Saint-Père le Pape entre la République d’Haïti et la République dominicaine sur (...) : « Haïti avait toujours refusé l’arbitrage, trouvant qu’il n’était pas nécessaire de recourir à l’intervention amicale d’une tierce puissance pour reconnaître le sens d’une bonne disposition qu’elle voyait si claire. […] Mais les nouvelles conditions de la proposition d’arbitrage et le nom du Saint-Père déterminèrent le gouvernement à accepter cette fois » [15]
Traité de frontière et de paix du 21 janvier 1929
Le Traité de frontière et de paix du 21 janvier 1929 signé à Port-au-Prince par les présidents, Horacio Vásquez et Louis Borno apporte une solution durable à la querelle territoriale entre les deux pays. Ainsi, 4572 km² ont été cédés à Haïti par la République dominicaine. Ce traité est complété par deux autres textes. Le premier est l’Accord du 17 février 1935 signé également à Port-au-Prince par les présidents Sténio Vincent et Rafael Leónidas Trujillo Molina, destiné à régler la question de la ligne de la frontière. Le second texte concerne le Protocole additionnel du 9 mars 1936 signé par les mêmes présidents dans la capitale haïtienne, par lequel la République Dominicaine cède à la République d’Haïti 1628 km² supplémentaires.
La République dominicaine et Haïti ont, par ce Traité de frontière et de paix, mis fin à un conflit territorial qui date de 1844. Les deux pays ont ainsi établi une nouvelle frontière après que les Dominicains aient dû céder 8 % de leur territoire à Haïti. Ceci comprend les villes suivantes : Hincha [Hinche], San Miguel de la Atalaya [Saint Michel de l’Attalaye], San Rafael de la Angostura [Saint Raphael], Las Caobas et la totalité de la Laguna del Fondo. C’est ainsi que la superficie d’Haïti est passée de 21 550 km² en 1804 à 27 750 km² aujourd’hui. Le tracé est matérialisé par des bornes en béton. Celles-ci sont numérotées de 1 à 313, soit une longueur de 391 km 654 m 46 cm. Il convient de noter que 172 km sont constitués par les cours d’eau : Massacre ou Dajabon, Bernard ou Capotillo, Libon, Artibonite, Macasias, Carrizal et Pédernales. Pierre Karly Jean Jeune note que « Depuis, il n’a été enregistré aucun désaccord entre les deux pays sur le tracé de la ligne de démarcation depuis la fin des travaux » [16].
Il existe quatre (4) passages sur la frontière haïtiano-dominicaine : 1) entre Ouanaminthe et Dajabón ; 2) entre Belladère et Comendador ; 3) entre Fonds-Parisien et Jimaní ; 4) entre Anse-à-Pitres et Pedernales. Parallèlement à ces points, il existe environ soixante-cinq (65) autres points de passage connus mais non règlementés. À ces points s’ajoutent plus de quatre-vingt-dix-sept (97) autres points de passage clandestins [17].
Persistance de la tension entre Haïti et la République Dominicaine
La tension entre les deux pays est toujours là, à l’état latent. Il suffit d’une circonstance pour que se déclenche le conflit. En effet, entre le 2 et le 4 octobre 1937, l’armée dominicaine se livre à un véritable nettoyage ethnique à l’encontre des Haïtiens établis du côté dominicain [18]. Les immigrés et ressortissants haïtiens établis dans les villes du nord-ouest de la République dominicaine sont traqués, puis tués à l’arme blanche. Leslie F. Manigat estime le nombre d’Haïtiens tués à l’occasion de ce massacre « de quelques 15.000 à 20.000 » [19].
Le 25 septembre 2013, le Tribunal constitutionnel de la République Dominicaine, la plus haute juridiction du pays, adopte une résolution privant de la nationalité dominicaine les descendants d’immigrés « en transit » - ou ne disposant pas de papier de résidence au moment de déclarer la naissance de leur enfant né après 1929. Considérés par l’État comme étant « en transit » sur le territoire dominicain, leurs enfants ne peuvent plus garder leur nationalité. Cette résolution rend apatrides de nombreux Dominicains d’origine haïtienne qui n’ont plus aucun lien avec Haïti [20].
L’initiative d’août 2023, émanant des paysans de Ferrier et de Ouanaminthe de continuer les travaux de construction du canal, n’est qu’une occasion de réveil d’un conflit ancien. Un accord a déjà été trouvé entre les deux pays sur cette question, conformément au droit international. Toute la question demeure l’attitude des autorités haïtiennes au regard des enjeux vitaux et stratégiques d’Haïti. Par quels prismes aborderont-elles cette crise ? Quels leviers entendent-elles utiliser pour la résoudre ?
* Sociologue
Notes
[1] Fleurant, Maismy-Mary, 2023 « Haïti : Comprendre la question du canal d’irrigation sur la rivière Massacre au regard du droit international », In AlterPresse, 13 septembre. Disponible sur : https://www.alterpresse.org/spip.php?article29652. [Consulté le 14 septembre 2023].
[2] Crouzet, Denis (2006) Christophe Colomb : Héraut de l’Apocalypse, Paris, Payot, p. 303.
[3] Yacou, Alain (2007) Saint-Domingue espagnol et la révolution nègre d’Haïti (1790-1822), Paris, Karthala, p. 677.
[4] Organisation internationale pour les migrations (Oim), 2015, Migration en Haïti. Profil migratoire national 2015, Port-au-Prince, Oim.
[5] Maya Pons, Frank, 2009, La Otra Historia Dominicana. 2e edición La Trinitaria, Santo Domingo, pp. 263-264.
[6] Itamar, Olivares-Iribarren, 1994, « La cession de Santo-Domingo à la France (1795-1802) », In Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 30-2. Époque moderne, p. 59.
[7] Lémery, Henry Martinique, 1962, terre française, Paris, GP Maisonneuve, p. 32.
[8] Itamar, Olivares-Iribarren, 1994, op. cit., p. 60.
[9] Janvier, Louis-Joseph, 1886, Les Constitutions d’Haïti, Paris, Marpon et Flammarion ; Madiou,Thomas, 1848, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, tome III, p. 459 et s.
[10] André Rigaud et ses lieutenants, Pétion, Léveillé, Birot, Déléard, etc., qui, après la guerre du Sud, s’étaient réfugiés en France, ont pris place à bord des « 27 frégates et 17 corvettes [qui] transportèrent à Saint-Domingue près de 45,000 des meilleurs soldats de France » [Léger, Jacques Nicolas, 1907, Haïti : son histoire et ses détracteurs, New York and Washington, The Neale Publishing Company, p. 109]
[11] Beaubrun Ardouin, 1855, Études sur l’histoire d’Haïti suivies de la vie du général J.-M. Borgella – Tome 6, Paris, Dezobry et E. Magdeleine, p. 32.
[12] Manigat, Leslie F., 2006, Aspects et Problèmes de l’histoire de la Diplomatie et des Relations Internationales d’Haïti : de Toussaint Louverture à nos jours (, Port-au-Prince, Collection du CHUDAC, p. 105.
[13] Faustin Soulouque [Empereur d’Haïti sous le nom de Faustin 1er (26 août 1849 - 15 janvier 1859), Président à vie d’Haïti (1er mars 1847 - 26 août 1849)].
[14] Clorméus, Lewis A., 2013, « Haïti et le conflit des deux “France” », Chrétiens et Sociétés, n° 20, p. 63-84.
[15] Arbitrage du Très Saint-Père le Pape entre la République d’Haïti et la République dominicaine sur l’interprétation de l’article 4 du traité du 9 novembre 1874 passé entre les deux Républiques. Mémoire de la République d’Haïti (1896), Paris, Société anonyme de l’Imprimerie J. Kugelmann, 1896, p. 27.
[16] Jeune, Pierre Karly Jean, 2021, La République d’Haïti et ses frontières : situation de la frontière terrestre avec la République Dominicaine, Port-au-Prince.
[17] Jeune, Pierre Karly Jean, 2021, op. cit.
[18] Castor, Suzy (1988), 2018, Le massacre de 1937 et les relations haïtiano-dominicaines, Port-au-Prince, C3 Editions, collection Bohio.
[19] Manigat, Leslie, 2006, op. cit., p. 100.
[20] Denis, Watson, 2020, La négation du droit à la nationalité en République dominicaine : la situation d’apatridie des Dominicains et Dominicaines d’ascendance haïtienne, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’État d’Haïti.