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Haïti-Cinéma : Rachèle Magloire casse la spirale de mutisme autour du massacre de 1964 sous la dictature de Duvalier

Par Edner Fils Décime

P-au-P, 11 sept. 2023 [AlterPresse] --- Le dernier film de Rachèle Magloire, « 1964 : Simityè Kamoken », lève le voile sur l’une des sanglantes répressions du régime des Duvalier contre ses opposants « démocrates révolutionnaires » et les paysans du Sud-Est : le massacre de 1964, quasiment inconnu du grand public, voire silencé. Un gigantesque et nécessaire travail de mémoire, observe AlterPresse.

La première projection est programmée pour le 14 septembre 2023 à Port-au-Prince [1]. Le public haïtien découvrira en 97 minutes cette macabre histoire de la campagne de terreur qui s’est abattue sur les paysans et paysannes du département du Sud-Est d’Haïti, à la suite d’un mouvement armé mené par Fred Baptiste et une trentaine de guérilleros « Kamoken » pour renverser François Duvalier, il y a 59 ans.

Duvalier et ses sbires n’ont pas hésité à rayer tout un village de la carte. « Tête-à-l’eau » n’existe plus. Même plus d’un demi-siècle après, l’évocation du nom de cette zone s’accompagne d’une certaine prudence, d’une peur. Où sont passés ceux et celles qui ont vécu sur ce coin de terre ? Silence. Règle d’or de la dictature. « Un silence qui efface les noms, les mots et les morts », dit la narratrice.

Rachèle Magloire parvient à documenter pour la première fois ces événements. Elle donne la parole à des témoins des faits, d’autres dont la famille a été décimée ainsi que d’anciens membres des services de sécurité locaux. Deux anciens révolutionnaires et le vieux journaliste néozélandais [Bernard Diedrich], ami des « Kamokens », racontent ce qu’ils ont vécu et vu.

Des documents officiels issus des archives des forces armées d’Haïti, des documents de l’Agence centrale de renseignements des Etats-Unis d’Amérique (Central Intelligence Agency, CIA en Anglais) et du gouvernement américain déclassifiés recoupent les témoignages.

Réunis sous le leadership de Fred Baptiste, originaire de Jacmel (Sud-Est), les guérilleros des Forces Armées Révolutionnaires Haïtiennes (FARH) ont adopté le nom de « Kamoken » en lien avec la pilule anti-malaria Camoquin qu’utilisait le Service national pour l’éradication de la malaria (Snem).

Le Camoquin est un médicament très amer, difficile à avaler. Etait-ce une façon pour ces opposants à l’ancien médecin de campagne, François Duvalier, de lui dire, avec un jargon de son domaine, qu’il n’arrivera pas à bout de leur mouvement ?

« C’était un gout amer dans la bouche de Duvalier », souligne un témoin.

Durant la dictature des Duvalier, le nom de « Kamoken » s’est étendu à tous.tes les « combattants.tes pour la démocratie ».

Furie criminelle et résistance

Le film de Rachèle Magloire met en lumière cette odieuse répression de Duvalier tout en exposant la résistance des citoyens en faveur de la démocratie et de la liberté. La narration intègre aussi des éléments de l’histoire personnelle de la réalisatrice et de sa famille.

« Je suis issue d’une famille de démocrates révolutionnaires qui se sont activement opposés au régime et ont participé à des actions clandestines contre François Duvalier. Dans ce film, la grande histoire rejoint donc la mienne et celle de ma famille », soutient Magloire.
L’horreur, le sang, la mort et…silence

Informé de la présence des opposants armés dans le Sud-Est et d’un éventuel appui des habitants aux « Kamokens », Duvalier fait mettre le Sud-Est en état de siège. Le mot d’ordre est clair : exterminer tout individu quelconque traversant la frontière dans les deux sens.

Duvalier autorise le Capitaine Sony J. Borges, chargé des opérations, de raser les localités de Mapou et Citadelle à titre d’exemples.

Les paysans racontent que personne n’était épargnée. Une fosse commune sert de sépulture aux hommes et femmes fusillés. La furie criminelle n’épargne même pas le simple cultivateur de Mapou allant vendre son café aux spéculateurs à Grand Gosier. Toute victime est un Kamoken.

Des files de personnes ligotées comme du bétail sont amenées au cimetière Terre Fine de Grand Gosier pour être exécutées sans aucune forme de procès. Délations, règlements de compte ont également ajouté des têtes dans la fosse commune.

Et c’est ce lieu de sépulture que les gens appellent désormais « Cimetière Kamoken ». « Une manière de se souvenir en se cachant derrière les mots permis », explique Magloire.

Zeyla Madombe a perdu 47 membres de sa famille. Tous menottés et exécutés à Terre Fine. Les survivants des Madombe ont fui Mapou et ont changé de nom de famille.

Les membres de la famille Fandal ont subi le même sort du fait de l’engagement d’Adrien Fandal dans les FARH : exécutés à Thiotte.

Aucun témoin de ces tragiques évènements n’avait même pas le droit de pleurer la disparition d’un compatriote, même s’il était un proche. Questionné sur une exécution sommaire, le paysan du Sud-Est ne pouvait que lancer « belle opération » en riant. Accepter l’inacceptable pour survivre.

Fred Baptiste, « démocrate révolutionnaire »

En décembre 1956, à la fin du mandat de Paul Eugène Magloire, Haïti a vécu une période politique particulièrement mouvementée. Le pays a connu 5 gouvernements éphémères entre le 13 décembre 1956 et le 22 octobre 1957. Le conseil militaire de gouvernement dirigé par le brigadier général Antonio Kebreau organisa les élections de septembre 1957 qui amenèrent François Duvalier à la présidence d’Haïti, le 22 octobre 1957.

Une fois arrivée au pouvoir, Duvalier prolonge son mandat jusqu’en 1967 et finalement se proclame président à vie en juin 1964.

Révolté par cette proclamation, Fred Baptiste, présenté comme un « démocrate révolutionnaire » dans le film-enquête, débarqua clandestinement avec 30 de ses camarades à bord du navire « Johnny Express » avec pour objectif de « renverser le régime dictatorial et permettre des élections ».

A la faveur des soubresauts politiques et les agitations dans l’armée dominicaine après l’assassinat du président Rafael Léonidas Trujillo le 30 mai 1961, la République voisine d’Haïti a été le terrain propice à l’établissement de camps de combattants pour faire face au régime sanguinaire de Duvalier.

Originaires du Sud-Est pour la plupart, Fred Baptiste et ses camarades « ont tenté de structurer une guérilla et mené des actions contre des macoutes (miliciens) de la région ». Des paysans ont rejoint leurs rangs.

Pour certains habitants du Sud-Est, les « kamokens » n’étaient pas leurs adversaires. « C’étaient les ennemis du gouvernement », « Le Kamoken c’était une délivrance des griffes des macoutes », soutiennent-ils.

Les Kamokens tentent de rendre justice aux paysans à qui des barons du régime ont extorqué des terres. Paul Arcelin, Ex sous-Commandant des FARH, évoque le cas de Bernadotte, cette grande propriétaire terrienne, commerçante jugée et fusillée par la guerilla.

« Il fallait tracer un exemple pour montrer qu’il y a un changement », disait Baptiste à Arcelin. Mais « cela a été l’une des erreurs de ce grand leader », croit Arcelin.

Recherche approfondie

La recherche préparatoire de « Simityè Kamoken » implique Anne Fuller, militante pour les droits humains qui s’apprête à publier une monographie sur le débarquement de 1964 de Fred Baptiste ; Bernard Diederich, journaliste néozélandais connu pour ses livres sur le régime des Duvalier ; Sobner Bernard, ancien syndicaliste originaire de Thiotte, décédé.

Ayant passé au peigne fin des archives officiels, des câbles confidentiels entre les FADH, les agents politiques du régime et Duvalier lui-même, des archives de fonds nord-américains provenant des services de renseignements des États-Unis d’Amérique, Magloire estime que « la dictature des Duvalier a bénéficié d’une forme de complicité avant d’avoir l’appui total des grandes puissances occidentales de ce monde, en premier lieu des États Unis d’Amérique ».

« 1964 : simityè kamoken » met à jour la puissance des mécanismes mis en place pour silencer une bonne partie des événements d’atrocités, similaires au massacre de 1964 dans le Sud-Est.

« Sans mémoire, le risque de répétition des mêmes mécanismes se renforce dans cette petite République insulaire, où, aujourd’hui encore, la vie demeure un bien à défendre face à l’implacabilité des armes », conclut Magloire. [efd gp 11/09/2023 16:00]


[1La première projection aura lieu le 14 septembre 2023 à 5:00 PM au Karibe Convention Center, à Juvénat (périphérie est). L’entrée générale est fixée à 2,000.00 HTG. Les fonds recueillis, en plus des dépenses pour organiser cette projection, serviront à commencer des projections gratuites dans le Sud-Est, sur les lieux où le film a été tourné et où se sont passé les événements de 1964...