Pour un consortium des pays emprunteurs africains dans la transition de rupture… pour des répudiations souveraines de la dette odieuse ou illégitime « Pires, nos appareils institutionnels ont été construits en effet miroirs. De nouveaux acteurs s’articulent sur de nouveaux segments du capital, plus proches des nouvelles formes d’accès au capital étranger et local, issues de l’ère des ajustements structurels. Il y a désormais davantage de membres du pouvoir d’État recyclés dans les entreprises. Mais plus subtilement, il y a aussi à l’instar du privé, au sein de la haute bureaucratie des pays emprunteurs, un noyau d’experts et de cadres souvent en charge de la négociation, de l’évaluation ou de la mise en œuvre des programmes, qui ont, en amont et en aval d’eux, une foule de bénéficiaires et de courtiers. C’est l’expertocratie »… « Ne disposant pas des moyens de la reproduction technologique, mais possédant le savoir-faire managérial, les ‘expertocrates’ sont parmi les seuls capables de décrypter les nouvelles formes d’accumulation possibles, ce qui les rend attrayants et stratégiques pour la Banque mondiale, le Fmi, le bloc de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde), voire même les coopérations bilatérales majeures, mais aussi pour certains paliers plus occultes de l’État tentant de les utiliser pour l’enrichissement illicite. En charge de projets et programmes, ces nouvelles strates pilotent, au sein de l’État et de la société, de véritables enclaves où toute une hiérarchie de cadres et d’agents dépend d’eux. Si certains membres de cette élite ne répondent pas aux tentations prédatrices, d’autres y sont soumis, d’autant qu’ils sont favorisés par de nouvelles règles du jeu qui leur sont intelligibles »
Transmis à AlterPresse le 3 septembre 2023
Par Aziz Salmone Fall [1]
Dakar, 30 août 2023
Mesdames et Messieurs, chers collègues
Bienvenue à Dakar, ma terre de naissance, où vous êtes chez vous.
Dans notre culture, la main qui donne subordonne, mais quand on emprunte, on rend sans intérêt, sinon c’est un don. Nos valeurs certes ont changé, mais il demeure des accents de notre africanité. Nous sommes hélas désormais, comme les autres de la planète, victimes du monnaietheism.
En tant que panafricaniste, j’ai une vision qui va peut-être rassurer certains ou en heurter d’autres. Je suis convaincu que si l’Afrique était une, et parlait d’une voix en matière financière et de développement, les choses seraient autres, et que nous ne serions pas ici réunis dans un hôtel chic et étranger, qui bénéficie gracieusement des espaces du littoral de Dakar.
Si nous voulons nous unir pour défendre nos intérêts, nous nous devons de connaître l’adversaire, même quand il prétend être partenaire et se cache sous divers clubs. Nous devons aussi débusquer le problème dans nos rangs.
Nous assumons des dettes parfois odieuses et illégitimes, et d’autres contractées par des générations qui n’en ont pas forcement bénéficiées. La crise économique mondiale est aggravée par la pandémie, par la guerre entre l’Ukraine et ses alliées contre la Russie et finalement la décision unilatérale de la Banque centrale européenne, de la Banque d’Angleterre et de la Réserve fédérale américaine de relever leur taux d’intérêt. Ceci a provoqué un rapatriement de capitaux du Sud vers le Nord, alors que les fonds d’investissements leur exigeaient de surcroit de payer au dessus de 10% pour pouvoir refinancer leurs dettes.
Il y a de plus en plus de suspensions de paiement de la dette. Depuis 3 ans, 9 pays ont fait défaut : l’Argentine, l’Équateur, le Liban, le Suriname, la Zambie, le Belize, le Sri Lanka, la Russie et le Ghana. D’autres sont à la limite d’un défaut de paiement, comme le Salvador, le Pérou, la Tunisie, l’Égypte, le Kenya, l’Éthiopie, le Malawi, le Pakistan ou la Turquie. Les créanciers privés, tels que les fonds d’investissement et les grandes banques, détiennent plus de 50 % de la dette souveraine des pays en développement. Les autres détenteurs sont la Banque mondiale (Bm), le Fonds monétaire international (Fmi) et les anciennes puissances coloniales, le Club de Paris. La Chine d’ailleurs, n’est pas le principal créancier des pays du Sud et elle défend ses intérêts, en tant que puissance sub-impériale, et, au sein du Fmi, malgré sa puissance économique, n’y détient que 6% des voix. Avec sa Banque au sein des Brics [2] à Shangaï, elle préfère transiger, de façon bilatérale, par ses propres banques d’État et privées avec les emprunteurs.
Les Nations unies notent que cinquante-deux pays, soit près de 40 % des pays en développement, sont en proie à de « graves problèmes d’endettement ». Les jumelles de Bretton Woods renégocient la dette qu’ils réclament pour préserver le système de la dette, qui maintient le Sud global sous le joug du capitalisme. Les prêts du Fmi et de la Bm à l’égard des pays à faible revenu ont connu un bond spectaculaire en 2020 et seront maintenu à un niveau élevé pendant plusieurs années avec des conditionnalités assorties.
« Les objectifs du capital dominant sont toujours les mêmes - le contrôle de l’expansion des marchés, le pillage des ressources naturelles de la planète, la surexploitation des réserves de main-d’œuvre de la périphérie - bien qu’ils opèrent dans des conditions nouvelles et par certains aspects fort différentes de celles qui caractérisaient la phase précédente de l’impérialisme » [3]. .
Il en découle une rente capitaliste, que permet une ‘’loi de la valeur mondialisée’’ axée sur la hiérarchie des prix de la force de travail. « La valeur-capital financiarisée impose sa loi à tous par ses exigences de rendement insensées et totalement excessives. D’un autre côté, l’oligopole bancaire se sent intouchable depuis la chute de Lehman Brothers, car chacun sait dorénavant que la faillite d’une nouvelle banque systémique entraînerait de nouveau un chaos mondial. C’est la raison pour laquelle la force de lobbying du monde bancaire est d’une efficacité absolue, démantelant ou retardant toute régulation sérieuse qui pourrait entamer le pouvoir de chacune de ces banques » [4].
La financiarisation transnationale et ploutocratique bouscule les modes de régulation essoufflés et impose au sortir du XXe siècle le supraimpérialisme. J’ai forgé le terme de supraimpérialisme pour caractériser la phase nouvelle que tente d’imposer le capitalisme impérialiste.
Ce supraimpéralisme (supra, du latin au- dessus, plus haut) désigne les extensions multiformes de l’espace du capital, dans lequel différents vecteurs oligopolistiques tentent d’infléchir l’économie mondiale. L’expansion démultipliée dans les trois dernières décennies des actifs financiers, leurs formes hybrides de portefeuilles et dérivés et autres tritrisations, permettent à la financiarisation de se coupler aux différents secteurs de la vie productive et de la consommation, de les influencer et d’induire des changements structurels au sein de l’économie globale. C’est bien ce qu’a saisi Ben Fine : « La finance entretient une relation symbiotique avec le processus d’accumulation du capital, où elle assume des fonctions vitales, tout en étant simultanément mue par ses propres impératifs, qui visent à l’appropriation d’un surplus créé par l’économie, elle-même n’en engendrant aucun directement. À un niveau très général, les marchés financiers sont associés à deux types de fonctions : emprunter et prêter en vue de l’achat et de la vente de marchandises ou aux fins de l’expansion de l’activité économique. L’accès à la finance, de ce dernier point de vue, est crucial, non seulement pour la croissance des entreprises, mais aussi pour assurer les survies individuelles dans la concurrence. Comme la finance gouverne l’accès au capital pour l’expansion, elle est en mesure d’exiger une rémunération sous la forme de ce qu’on peut appeler génériquement un « intérêt » (qui peut être obtenu sous forme de dividendes, de gains en capitaux ou autres, en relation avec les actifs correspondants susceptibles de transactions spéculatives) » [5].
Le projet néolibéral restructure le mode de production industriel et salarial, et impose un droit des affaires procédural, qui favorise des contractuels consentants prêts à risquer l’économie de casino.
Les grands patrons, big bosses, mercenaires de la finance, en charge d’augmenter la valeur de ces actifs, obtiennent à chaque retour sur investissement des actionnaires des bonus et des salaires faramineux. Ces stocks options et divers droits de propriétés leur permettent de prendre en otages des montages financiers, qui bénéficient en réalité à un cercle restreint de leur subalternes voués à réduire les frais et couper les postes dans l’entreprise. Ces montages par les fonds souverains, fonds d’assurance, fonds de pensions, phagocytent des entreprises, en générant des titres, profitant des déterritorialisations. Ils assurent un ruissèlement à ceux qui placent leur argent dans ces portefeuilles à risque. Les actionnaires exigent la valorisation et elle est axée sur une valeur progressive, qui repousse sans fin l’accumulation. Cette caste, qui fonctionne sur un captalisme de rente, s’est retrouvée au sommet des grandes entreprises cotées en bourse.
La puissance technocratique et financière de cette nébuleuse, que je qualifie de supraimpérialisme, articulée sur les oligopoles, est, elle-même, en crise dans la lutte pour la centralisation du contrôle du capital. Les atermoiements de la City de Londres ou de New York s’inquiètent du basculement de l’économie monde vers l’Asie. La dette chinoise atteindrait 55,000 milliards $, dont 40% relevant d’entreprises non financières. Tant que la Chine gardera le contrôle étatique de l’essentiel de son pôle de banques [6] les requins de la finance de la triade savent que la Chine restera souveraine et qu’ils ne possèderont pas le monde, qui, d’ailleurs, peut leur échapper.
Face aux menaces de la crise financière mondiale et à une récession généralisée, les requins de la finance et exécutants des oligarchies ploutocrates résistent à la seule solution possible, un recul de la financiarisation. En effet, parmi les seules soupapes à un capitalisme endurable, seraient des réformes structurelles profondes ; une décentralisation large des surplus ponctionnés par le capitalisme mondialisé ; une décentralisation en faveur d’une marge de manœuvre, accrues aux paliers nationaux ; et des projets souverains couplés à une restructuration du système financier international mondial.
La riposte des instances de la finance mondialisée préfère la fuite en avant dans la guerre, et la poursuite de la dépossession. Elle maintient l’inégalité dans la répartition de la richesse et des revenus couplée à l’exploitation des mains-d’œuvres et des ressources. C’est bien l’autre versant de cette réalité supraimpérialiste. Elle est caractérisée par ce que Harvey décrit par l’accumulation par dépossession. L’empilement de phénomènes non exhaustifs comprend : la dépossession, couplée à la généralisation de loi de la valeur mondialisée, à la concentration du capital, aux violences de la ploutocracie, aux mutations de la valeur-capital ( et ses cycles identifiés par Marx : capital-argent ; capital productif et capital marchandises) notamment financiarisées au niveau transnational, aux systèmes de valeurs immatériels de la communication et la militarisation de la mondialisation-segment du centres et sub-impérialiste.
Comme le montre Amin :
(i) Les monopoles opérant dans le domaine du contrôle des flux financiers
d’envergure mondiale. La libéralisation de l’implantation des institutions financières majeures opérant sur le marché financier mondial a donné à ces monopoles une efficacité sans précédent. Il n’y a pas encore longtemps la majeure fraction de l’épargne dans une nation ne pouvait circuler que dans l’espace – généralement national – commandé par ses institutions financières. Aujourd’hui, il n’en est plus de même : cette épargne est centralisée par l’intervention d’institutions financières dont le champ d’opération est désormais le monde entier. Elles constituent le capital financier, le segment le plus mondialisé du capital. Il reste que ce privilège est assis sur une logique politique, qui fait accepter la mondialisation financière. Cette logique pourrait être remise en cause par une simple décision politique de déconnexion, fut-elle limitée au domaine des transferts financiers. Par ailleurs, les mouvements libres du capital financier mondialisé opèrent dans des cadres définis par un système monétaire mondial fondé sur le dogme de la libre appréciation de la valeur des devises par le marché (conformément à une théorie, selon laquelle la monnaie serait une marchandise comme les autres) et sur la référence au dollar comme monnaie universelle de facto »..
Peu de formations sociales du Sud global parviennent à surmonter l’asymétrie de l’inégalité mondiale. Autant les pays du centre demeurent introvertis, autocentrés et en même temps impérialistes, en structurant l’ordre mondial, autant les pays périphériques subissent ce dernier et s’y ajustent sans pour autant s’autocentrer. Cependant, les périphéries ont leur lot de nantis. Aussi longtemps que le rendement du capital surpassera le taux de croissance, les richesses seront confinées dans une minorité croissante de personnes dans le monde.
Le dernier rapport d’Oxfam est plutôt révélateur de cette horreur économique. Les inégalités augmentent si inexorablement que les réformistes n’entrevoient que de resserrer la fiscalité et la réglementation, pendant que les peuples fulminent la révolte ou sombrent dans les replis identitaires.
« Les richesses des 1% les plus riches de la planète correspondent à plus de deux fois la richesse de 90 % de la population (6,9 milliards de personnes).
• Les milliardaires du monde entier, c’est-à-dire seulement 2,153 personnes, possèdent plus de richesses que 4,6 milliards de personnes, soit 60 % de la population mondiale.. Les 2/3 des milliardaires tirent leur richesse d’une situation d’héritage, de monopole ou de népotisme. Dans le monde, les hommes détiennent 50 % de richesses en plus que les femmes. Les femmes assurent plus des 3/4 du travail domestique non rémunéré et comptent pour 2/3 des travailleurs dans le secteur du soins » [7].
L’oligolipolisation se reflète aussi dans le redéploiement des firmes transnationales, visiblement peu affectées par la pandémie du Covid, dont les 100 premières affichent un cumul de 31,7 trillions de dollars à la fin de mars 2021, soit plus que le Pib des États-Unis et de la Chine combiné [8] .
Mais, cette vigueur des transnationales ploutocratiques et leur accaparement des richesses sont trompeurs.
Christian Palloix observe avec justesse que :
« Le capitalisme donne manifestement en ce début de XXIe siècle des signes d’essoufflements , voire de crise (s) qui couve (nt), ce qui n’est certes pas nouveau ! -, mais les signaux se font spécifiques : ralentissement de la croissance dans les pays émergents, plafonnement de la croissance dans les pays avancés, plafonnement du Pib Monde annoncé sur 2018-2022, baisse de l’Investissement direct à l’étranger, ralentissement (voire rupture) du commerce mondial, ralentissement de la croissance de la productivité́, menaces de crise (s) financière (s) à l’instar de celle de 2009, des inégalités de répartition croissantes, etc.
Un acteur majeur du capitalisme aujourd’hui, les firmes multinationales (Fmn), se révèle comme un prédateur de richesses alimentant les désordres de l’économie capitaliste au plan mondial et national.
Si les flux d’investissements directs ont chuté dans la plupart des pays industrialisés du monde depuis 2008, par contre, ils se sont maintenus dans le Sud global et, dans plusieurs en Afrique, ils sont en croissance en raison principalement de la ruée vers les ressources naturelles. « les flux d’IED vers l’Afrique ont augmenté de 11 % pour s’établir à 46 milliards de dollars » [9].
On n’agonise pas, On s’organise !
Face à ce rouleau compresseur avide et insatiable, les pays africains emprunteurs doivent demeurer soudés, à l’orée du sommet des Objectifs de développement durable (Odd) en septembre (2023) et autres forums, comme bientôt à Marrakech du 12 au 15 octobre (2023), à l’occasion des prochaines assemblées annuelles de la Bm et du Fmi. Il nous faut parler d’une même voix et agir ensemble de façon coordonnée dans le sens des intérêts communs de nos peuples. Erasmus dit :
« Concordia fulciuntur opes etiam exiguae, L’union fait la force de ressources même faibles.
Lorsque, le 29 juillet 1987, Thomas Sankara, reprenant l’appel de Fidel Castro en 1985, au Sommet de l’Organisation de l’unité africaine (Oua) a réclamé un front Uni d’Addis Abeba contre la dette, il a demandé à ses pairs et emprunteurs de rester unis et de refuser de payer la dette et l’annuler, en disant que celui qui pouvait la payer aille la payer le lendemain, mais que, si nous refusions de la payer, les créditeurs ne mourront pas , alors que si nous la payons, nous mourrons tous. Il insista en disant que si le Burkina seul ne payait pas, il ne serait pas au prochain sommet. Tout le monde a applaudi, hilare. Thomas Sankara n’a pas assisté au sommet suivant. Il a été assassiné le trimestre suivant le 15 octobre 1987. Avec 22 avocats, j’ai poursuivi et fait condamner, après 25 ans de luttes, certains de ses assassins. Mais le principal condamné jouit toujours de sa liberté, protégé par des financiers à Abidjan. Mais ce pourquoi Sankara a lutté est toujours à l’ordre du jour, un panafricanisme, une souveraineté et que les emprunteurs soient unis et luttent pour un développement au profit de leur peuple.
Dans les années 1950 et 1960, on a amené nos technocrates s’instruire à Washington. Là, on les a abreuvés des idées Rostow et de Caincross. Ce dernier soutenait que les pays commençaient d’abord par être nouvellement emprunteurs ; ils deviendraient ensuite emprunteurs évolués et ensuite finalement un jour nouveau prêteurs. Ce mirage de la possibilité de devenir rentier, véhiculé par l’idéologie de l’endettement, a fait des émules. Nous avons tous été capturés dans l’économie de l’endettement, qui se justifiait par la faiblesse de notre épargne intérieure et la forme de développement préconisée.
Le postulat de départ est que l’endettement n’est pas mauvais en soi : la dette, si elle est utilisée pour des investissements à forte rentabilité, et parallèle à une croissance forte et une prudence budgétaire, pourrait être même bénéfique. Elle serait nuisible lorsqu’elle est coûteuse, inutilement risquée, détournée ou peu transparente.
Nous avons fait confiance et regardé, implorant ou contestant vers le Club de Paris, de Londres et la City, et notre instinct demeure d’imiter les maîtres et tenter nous aussi d’avoir le club des emprunteurs. Nous avons consenti à notre surveillance panoptique par les institutions financières internationales et de nouveaux mécanismes de surveillance internationale dont le Public expenditure and financial accountability (Pefa), l’Open budget initiative ainsi que les agences de notation financières.
Pires, nos appareils institutionnels ont été construits en effet miroirs. De nouveaux acteurs s’articulent sur de nouveaux segments du capital, plus proches des nouvelles formes d’accès au capital étranger et local, issues de l’ère des ajustements structurels. Il y a désormais davantage de membres du pouvoir d’État recyclés dans les entreprises. Mais plus subtilement, il y a aussi à l’instar du privé, au sein de la haute bureaucratie des pays emprunteurs, un noyau d’experts et de cadres souvent en charge de la négociation, de l’évaluation ou de la mise en œuvre des programmes, qui ont, en amont et en aval d’eux, une foule de bénéficiaires et de courtiers. C’est l’expertocratie. Elle peut discourir à l’instar de la rhétorique de la Banque mondiale, elle côtoie les consultants, voire dispose du même statut et tente de se démarquer des circuits d’accumulation étatiques, forgés dans la phase néocoloniale. Ne disposant pas des moyens de la reproduction technologique, mais possédant le savoir-faire managérial, les ‘expertocrates’ sont parmi les seuls capables de décrypter les nouvelles formes d’accumulation possibles, ce qui les rend attrayants et stratégiques pour la Banque mondiale, le Fmi, le bloc de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde), voire même les coopérations bilatérales majeures, mais aussi pour certains paliers plus occultes de l’État tentant de les utiliser pour l’enrichissement illicite. En charge de projets et programmes, ces nouvelles strates pilotent, au sein de l’État et de la société, de véritables enclaves où toute une hiérarchie de cadres et d’agents dépend d’eux. Si certains membres de cette élite ne répondent pas aux tentations prédatrices, d’autres y sont soumis, d’autant qu’ils sont favorisés par de nouvelles règles du jeu qui leur sont intelligibles.
Lors de la session consacrée aux restructurations de la dette souveraine, la Secrétaire générale, Isabelle Bui, avait invité toutes les parties prenantes, à savoir les pays créanciers et les pays emprunteurs, à un dialogue. qui « permettra de développer des analyses communes des risques actuels, mais également de réfléchir aux moyens de prévenir de nouvelles crises, en mettant en avant le travail réalisé ces dernières années par le Club de Paris, où une première définition des principes de financement soutenable a été faite en 2016, conduisant à leur adoption, en 2017, par les pays membres du G20 ».
Et que désormais, « la mise en œuvre de ces principes par l’ensemble des acteurs, créanciers officiels, créanciers privés et pays emprunteurs doit désormais être l’une des priorités de la communauté internationale, afin de réduire les risques de nouvelle crise de dette dans les pays en développement ».
La soumission des régimes politiques aux desiderata des bailleurs et des clubs de créditeurs au nom de la realpolitik, du dispositif néocolonial, est de leurs intérêts personnels, est objectivement le meilleur club des emprunteurs. Il est donc erroné de croire qu’il n’existe pas déjà un club tacite des emprunteurs. Façonné dans le groupe des 77, dans le mouvement des non- alignés, dans les pays pauvres très endettés, et les victimes des ajustements structurels néolibéraux et les politiques de développement de l’Ocde, ce club existe objectivement. Il parvient à des demandes plus ou moins concertées. Il y a quelques semaines, le Groupe de travail africain de haut niveau sur l’architecture financière mondiale (Coordonné par la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (Cea), les ministres des finances, l’Union africaine, la Banque africaine de développement, la Cea et Afreximbank, et la Banque mondiale, et incluant la participation du personnel et des administrateurs du Fmi) a réclamé un Fmi plus adapté.
En paraphrasant, voici en substance que « les ministres africains des finances et du développement économique ont appelé à des réformes, visant à renforcer le modèle opérationnel, les instruments de prêt et la structure de gouvernance du Fmi, afin de faire face plus efficacement aux chocs exogènes ».
« Les ministres ont déploré l’insuffisance des ressources du Fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté et la croissance (Frpc) du Fmi, et réclamé une action immédiate pour augmenter les promesses de financement du Prgt, afin d’assurer sa viabilité à long terme.
Ils ont insisté pour mettre fin au remboursement des coûts administratifs et pour vendre une partie des réserves d’or du Fmi à moyen terme, afin d’accroître la disponibilité des financements.
Les ministres ont réexaminé les limites d’accès, au fur et à mesure de la disponibilité des ressources, et réclamé que la limite d’accès annuelle soit portée à 200 % de la quote-part et que la limite d’accès cumulée soit portée à 600 % de la quote-part.
Les ministres ont exhorté le Fmi à relever les limites d’accès annuelles du Fcr et de l’Ifr de 50 % à 100 % de la quote-part, tout en maintenant les limites d’accès cumulatives plus élevées à 150 % de la quote-part au moins jusqu’à la fin de 2024.
Ils ont plaidé pour des prêts à faible taux d’intérêt et à longue échéance. .
Le groupe a demandé le plafonnement du taux d’intérêt des Droits de tirage spéciaux (Dts), en particulier pour les pays à faible revenu, et la mobilisation de ressources supplémentaires.
Le groupe a indexé les surcharges du Fmi, insupportables en raison des conditions économiques exogènes. Ces surcharges sont des paiements d’intérêts supplémentaires dus sur d’importants prêts non remboursés.
Les ministres ont réclamé la suspension ou l’annulation des surcharges pendant au moins 3 ans.
La révision des quotes-parts du Fmi en 2023 est l’occasion de remédier à ces déséquilibres. Les ministres notent les déséquilibres des quotes-parts, soit une sous-attribution des quotes-parts aux pays à revenu faible ou intermédiaire, réduisant leur représentation dans la prise de décision et affaiblissant l’efficacité du système des Dts.
Avec 1,4 milliard d’habitants, la quote-part de l’Afrique est inférieure à celle de l’Allemagne, qui ne compte que 83 millions d’habitants.
Il faudrait revoir le calcul des quotes-parts, notamment en réduisant le poids accordé aux catégories actuelles de la formule, à savoir l’"ouverture" et les "réserves", et prévoir une autre catégorie qui tienne compte de l’"exposition" ou de la "vulnérabilité".
Ils demandent d’explorer une taxe d’accès au marché, style taxe Tobin ou d’autres remèdes fiscaux » [10].
En réalité, il va falloir aller plus loin dans la coordination des emprunteurs et de leurs politiques.
On peut examiner avec bienveillance les propositions de Development reimagined qui suggère un Club des emprunteurs [11] axé sur la confiance des participants, et reprenant les stratégies de microfinance de Grameen avec une coordination forte et permettant de contracter des prêts collectivement.
Je pense qu’il serait opportun que les pays africains, en attendant un plan continental de développement, un plan continental de développement, une union politique et une politique de la monnaie unique, envisagent, dans la transition de rupture, un consortium des pays emprunteurs.
Le consortium des emprunteurs serait une entité africaine supranationale de partenariat et de coopération, pour renforcer leur pouvoir de négociation et l’exécution d’une ou plusieurs opérations économiques de remboursement et prêt. Elle agit par des accords de consortium vis-à-vis de chaque bailleur et créditeur.
Il exigerait de participer, au sein du Club de Paris, aux négociations qui les concernent.
Le consortium devrait, au préalable, s’entendre à l’interne sur la gestion des finances publiques, soit la gestion de la dette et la gestion des dépenses publiques. Comment sécuriser et utiliser les ressources de manière efficace, efficiente et transparente, comment gérer à la fois des dépenses et des recettes, freiner la corruption, la fuite de capitaux, l’évasion fiscale, la mauvaise gouvernance, et contrer certains effets de la mondialisation de l’économie et des échanges.
Le consortium pourrait procéder à un audit des dettes, initier de larges mobilisations pour des répudiations souveraines de la dette odieuse ou illégitime.
Se mobiliser pour construire une nouvelle architecture financière internationale démocratique.
Assurer une action concertée pour emprunter intelligemment.
Favoriser la viabilité et la transparence de la dette, comment emprunter sans risquer de se surendetter.
Varier les sources de financement et de prêts et maintenir un barème à ne pas franchir en termes de taux d’intérêt et de conditionnalités, économiquement et socialement supportables pour nos populations.
Se doter d’un mécanisme d’assurance relais en cas de non-remboursement, pour des causes très graves.
Invoquer la suspension ou l’annulation de remboursement en raison de l’état de nécessité, ou des dispositions juridiques internationales, comme le changement fondamental de circonstances qui n’est pas le fait du débiteur.
Résister à emprunter et à commercer en devises étrangères.
Proposer une Banque mondiale qui prête sans taux d’intérêt et pour des projets et des programmes respectueux des peuples et de l’environnement.
Œuvrer pour un Fmi freinant la spéculation financière des banques, la fraude et l’évasion fiscale, garantissant la stabilité des monnaies.
Gérer collectivement une plateforme ou un panier commun, par lequel des emprunteurs peuvent obtenir un prêt.
Acheter des titres qui prennent de la valeur, lorsque les prêts sont remboursés.
Permettre aux entreprises publiques et privées d’emprunter jusqu’à un montant mutuellement consenti et agréé.
La durée de remboursement dépendra du montant et du profil de l’emprunteur.
Un fonds d’investissement pour injecter dans les dépenses d’infrastructures communes et les biens.
Agir Ensemble, faire corps, Unité, ensemble les araignées peuvent entraver le lion !
Photo : commune de Dakar ou se tiennent les assises.
Source : Afrimag
[1] Politologue internationaliste d’origine sénégalaise et égyptienne, Aziz Salmone Fall enseigne les sciences politiques, l’anthropologie, les relations internationales et le développement international à l’université McGill et à l’Université du Québec à Montréal (Uqam).
Aziz Salmone Fall est aussi membre du Groupe de recherche et d’initiative pour la libération de l’Afrique (Grila), dans lequel il coordonne, avec un collectif d’avocat-e-s la première campagne internationale africaine contre l’impunité - l’affaire du Président Thomas Sankara ; membre du Forum du Tiers Monde, président du Centre Internationaliste Ryerson Fondation Aubin (Cirfa) ; membre du secrétariat exécutif ad hoc de l‘Internationale des travailleurs et des peuples ; consultant, personne ressource et conférencier.
Source : www.grila.org
[2] Ndlr : Les Brics sont un groupe de cinq pays, qui se réunissent depuis 2011 en sommets annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.
[3] Samir Amin, échanges correspondances, Durban 2001
[4] Morin François, L’économie politique du XXI e siècle, Lux Humanités, Montréal, 2017, p256
[5] Ben Fine, La Financiarisation en perspective, Actuel Marx, 2012/No51, in https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2012-1-page-73.htm#pa31
[6] Voir la mise en garde à la 24e minute de Samir Amin à l’endroit du directoire chinois dans mon film, Samir Amin l’internationaliste organique, https://www.youtube.com/watch?v=mKBJNpTU1Jw
[7] Max Lawson, Anam Parvez Butt, Rowan Harvey, Diana Sarosi, Clare Coffey, Kim Piaget, Julie Thekkudan, Celles qui comptent, Oxfam 2020
[8] The biggest companies in the World, https://www.visualcapitalist.com/the-biggest-companies-in-the-world-in-2021/
[9] Ibid pIX
[10] Les ministres africains des finances appellent à un Fmi adapté au XXIe siècle, Afrique renouveau, https://www.un.org/africarenewal/fr/magazine/mai-2023/les-ministres-africains-des-finances-appellent-à-un-fmi-adapté-au-xxie-siècle
[11] Reimagining the international finance system for Africa The Borrowers Club, Development Reimagined