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Haïti : Ochan pour Liliane Pierre-Paul

Elle imposait sa voix dans un milieu où les femmes sont chroniquement sous-représentées

Par Danièle Magloire*

Soumis à AlterPresse le 11 aout 2023

La nouvelle du décès inopiné de Liliane Pierre-Paul a été un choc. A Kay Fanm, nous avons été tiraillées entre l’incrédulité, le saisissement, la tristesse et l’avalanche des souvenirs de nos luttes communes.

Liliane était pour nous une voix singulière qui a accompagné nos jeunes années sous la dictature des Duvalier et nos espoirs d’une Haïti libérée, pleine d’avenir pour ses filles et ses fils. En tant que féministes, nous avons salué la présence de cette femme, qui imposait sa voix dans un milieu où les femmes sont chroniquement sous-représentées et où leur parole est plutôt ignorée.

En mémoire de cette combattante de la liberté, nous retraçons quelques moments partagés avec le mouvement féministe.

Années 1980

En 1980, le dictateur Jean-Claude Duvalier contraint à l’exil Liliane Pierre-Paul, d’autres journalistes ainsi que des citoyennes et citoyens qui luttaient contre le régime. Durant son exil forcé, Liliane collabore avec des groupes de femmes au Canada, qui soutiennent la résistance en Haïti. A son retour au pays, après la chute de la dictature en 1986, Liliane se montre à l’écoute du mouvement des femmes qui connait une résurgence à travers le pays.

Années 2000

Le « Prix Jean Dominique de la liberté de la presse » est instauré en 2001, en hommage au directeur de Radio Haïti Inter assassiné le 3 avril 2000. La journaliste Nancy Roc, dont la candidature a été soutenue par les organisations féministes, est la première lauréate de ce Prix décerné en 2002. Les féministes mènent, avec succès, un plaidoyer pour changer l’intitulé du Prix, afin de mettre en lumière les femmes journalistes. La dénomination devient « Prix pour la Liberté de la Presse, en hommage à Yvonne Hakime-Rimpel, Jean Dominique et Brignol Lindor ».

Yvonne Hakime-Rimpel (1906-28 juin 1986) était une féministe, cofondatrice et dirigeante de la Ligue féminine d’action sociale (première organisation féministe haïtienne), fondatrice du journal d’information L’Escale, opposante au régime de François Duvalier. En janvier 1958, elle est attaquée chez elle, violentée, enlevée et laissée pour morte par les sbires de régime. Brignol Lindor (4 novembre 1970-3 décembre 2001) était un journaliste de Radio Écho 2000, à Petit-Goâve. Il a été assassiné par le gang armé Dòmi nan bwa/Dormir dans le bois.

En 2002, lors des activités commémoratives de la Journée internationale des droits des femmes (8 mars), les féministes rendent hommage à Liliane Pierre-Paul pour son indéfectible engagement en faveur d’une presse libre et démocratique, du respect des droits humains et de la justice sociale. « Nous considérons que Liliane contribue à assurer une certaine présence des femmes dans les médias, et ce, au plus haut niveau. En outre, cette journaliste s’attache à accorder de l’attention à la parole des femmes. En ce sens, son travail concourt aussi à améliorer l’image des femmes dans la société haïtienne, en particulier dans les médias ».

Les féministes soumettent en 2003 la candidature de Liliane Pierre-Paul pour le Prix de la liberté de la presse. « Li fè 4 trè ! Li fè 4 trè ak yon ti pousyè ! / Il est 4 heures ; Il est 4 heures et quelques secondes. Ces paroles immuables de Liliane depuis des années sonnent l’heure d’un rendez-vous quotidien pour les informations. Liliane anime également, tous les dimanches, l’émission " Intérêt Public ", où la question des libertés publiques, y compris celle de la liberté de la presse, est constamment évoquée. Liliane est une journaliste qui s’investit dans son travail, c’est à dire une personne qui se sent directement concernée par ce qu’elle fait. Dans sa manière de traiter les informations, d’accorder la place qu’elle mérite au sentiment, Liliane montre combien elle est concernée et impliquée dans son travail de journaliste. Liliane ne fait pas que donner la parole ; elle est aussi à l’écoute. Ainsi, depuis de nombreuses années, elle a su fidéliser un très large public. Cette attitude atteste d’une manière de s’inscrire au monde qui nous touche particulièrement en tant que militantes de la cause des femmes, c’est à dire des personnes engagées dans le combat pour la liberté et l’épanouissement des êtres humains. Décerner des prix pour le travail quotidien accompli par les journalistes, dans des conditions extrêmement difficiles, a une haute valeur symbolique. Outre la reconnaissance des efforts, il s’agit aussi de proclamer le droit imprescriptible des populations haïtiennes à l’information. Que vive la liberté de la Presse ! ». Liliane remporte le Prix, mais décline l’honneur pour des raisons personnelles.

A travers d’autres actions publiques, les féministes réaffirment en 2003 : « leur solidarité avec l’ensemble des travailleurs et des travailleuses de la Presse, en particulier avec ceux et celles de Radio Kiskeya, que le vent de la tyrannie et de la fascination du pouvoir voudrait pouvoir faire taire. Ce vent délirant de rage peut nous affoler et même longuement nous étourdir. Mais jamais, jamais, il ne parviendra à courber la volonté des hommes et des femmes debout ».

Années 2010 – 2014

Liliane Pierre-Paul est aux côtés des féministes qui pleurent la disparition, lors du séisme du 12 janvier 2010, de leurs compatriotes, en particulier celle de leurs sœurs de combat. Liliane effectue une documentation photographique de la cérémonie d’adieu, organisée par les féministes le 8 mars 2010. Elle est ensuite présente à toutes les commémorations féministes du 12 janvier.

Le retour inattendu au pays, en janvier 2011, de l’ex-dictateur Jean-Claude Duvalier est un moment éprouvant pour Liliane. Elle suit et rend compte du combat du Collectif contre l’impunité, une plateforme qui réunit des organisations de femmes, de droits humains et des plaignant.e.s. Ce groupe compte des personnes qui ont été emprisonnées et exilées avec Liliane. La journaliste ne manque pas d’apporter des informations sur les réalités de la dictature, de procéder aux rectifications et clarifications pour contrer le révisionnisme.

Année 2016

Peu avant la fin de son mandat, le Président Michel Martelly compose une odieuse et obscène meringue carnavalesque qui s’en prend à Liliane Pierre-Paul. Le 3 février, les féministes ripostent avec une déclaration de solidarité qui est appuyée par d’autres citoyennes engagées. « Les attaques et menaces envers Radio Kiskeya ont été systématiques depuis l’accession controversée à la présidence de Monsieur Michel Martelly. Si le carnaval est une manifestation culturelle où traditionnellement la dérision est de mise, il n’est nullement acceptable qu’un Président de la République en exercice utilise cet espace pour professer sa misogynie, insulter et tenter de dénigrer une journaliste, en recourant à des mots et des gestes qui invitent clairement à des violences sexuelles à son encontre. Nous sommes solidaires de Liliane Pierre-Paul, une figure emblématique de la résistance à la dictature des Duvalier et du combat pour la liberté d’expression ».

Dans la matinée du 5 février, une cérémonie d’hommage à Liliane Pierre-Paul est organisée à l’initiative de personnalités de la société civile. Le travail courageux et constant de la journaliste est salué avec reconnaissance. Les féministes prennent activement part à cet hommage.

Dans l’après-midi du 5 février, les féministes et d’autres citoyennes engagées organisent, devant Radio Kiskeya, un sit-in de solidarité. Leurs T-shirts portent le slogan « Nou tout se Lili ! /Nous sommes toutes Lili ! ». Avec la complicité du Directeur général de la station, Marvel Dandin, elles surprennent Liliane en pénétrant dans le studio après son fameux « Li fè 4 trè ! ». Pendant une demi-heure, les femmes occupent le micro pour diffuser leurs messages de solidarité et d’attachement aux principes démocratiques et, surtout, signifier leur refus de la violence sexiste et sexuelle envers les femmes.

Une reconnaissance internationale

L’engagement continu de Liliane Pierre-Paul comme journaliste professionnelle a aussi été honoré au niveau international. En 1990, le « Prix courage en journalisme » lui est décerné par la Fondation internationale des médias féminins. En 2014, elle est lauréate du « Prix Roc Cadet » de SOS Liberté.

Une parole emblématique

Liliane Pierre-Paul s’en est allée à un moment où notre pays vit à nouveau des heures très sombres. Cela l’affectait certes, mais elle poursuivait vaillamment son travail. Nos pensées solidaires vont à sa famille, ses proches, ses camarades de combat, ses collègues de Radio Kiskeya. Nous savons combien ce moment leur est douloureux. Nous leur souhaitons de trouver « la force de regarder demain ».

Nous avons pu dire Merci à Liliane, bien avant qu’elle ne nous quitte. En guise d’adieu, nous lui offrons ce bouquet fait des mots d’une grande figure du féminisme haïtien, Madeleine Sylvain-Bouchereau, tirés du texte « Les Droits des femmes et la nouvelle Constitution » paru en 1946. « Nous avons foi dans le succès. Qu’importe qu’il soit long à venir, qu’importe qu’il brille seulement pour ceux et celles qui nous suivront, pourvu que nous ayons contribué à instaurer la justice et la démocratie dans notre pays. »

Port-au-Prince, le 11 août 2023.
Danièle Magloire
Kay Fanm

* Sociologue, féministe