Par Leslie J-R Péan*
Soumis à AlterPresse le 24 juin 2024
Si la Minustah a permis que des « élections » présidentielles aient eu lieu en 2006, 2011 et 2016, elle a aussi apporté l’épidémie de choléra [1] qui a tué plus de dix mille personnes ainsi qu’infecté plus de 820 000 autres et accéléré la dégradation des mœurs. C’est le cas avec la pédophilie, les abus sexuels, les jeunes femmes enceintes abandonnées [2] et la prostitution des mineurs. Il importe de noter également l’opération conduite dans le but d’arrêter Dread Wilmé, un puissant chef de gang, partisan de l’ex-président Aristide, qui menaçait la tenue des élections générales du 10 novembre 2005. Pour ce faire 300 soldats ont massacré 69 personnes et blessés 30 autres [3] à Cité Soleil le 6 juillet 2005. Ce scandale restera gravé dans les archives des mémoires même si le président Lula a vite fait de révoquer Augusto Heleno, général brésilien alors commandant de la Minustah.
Faux pas de Lula et techniques de la guerre cognitive [4]
L’atmosphère de fête saluant la troisième investiture de Lula a commencé la Saint-Sylvestre 2022, la veille de ce jour de l’An, à l’ambiance plage, la nuit de toutes les superstitions, au bord de la mer. Comme pour ces cérémonies du Candomblé dédiées à la divinité Lemanjá. Baigneurs et baigneuses sautaient sept fois au rythme des vagues à leurs pieds. Des moments féériques et magiques avec des offrandes de toute sorte, des bougies flottantes charriant des demandes de chance pour le nouveau gouvernement. Même ambiance chez les peuples des terres intérieures, qui n’ont pas manqué d’implorer la bénédiction d’Oxum, la déesse des rivières, à l’occasion. On n’est pas loin du lwa Damballah. Déballage de croyances à la recherche du renouveau attendu.
La montée en flèche des pays émergents est devenue un vrai casse-tête pour les vieilles puissances. Et elles utilisent tout et le contraire de tout pour défendre leurs intérêts menacés. Surtout quand la multitude des pays du Sud s’inscrit dans ce que le philosophe brésilien Vladimir Safatle nomme un « devenir sans temps » [5] pour des gens qui ne peuvent pas avoir un repas trois fois par jour, n’ont pas un logement décent et meurent de maladie curable parce qu’ils ne peuvent pas payer les soins médicaux. Ces gens demandent une réelle révolution pour l’invention d’une autre manière de vivre. Face au fascisme, Lula est pour l’émergence des « conditions de possibilité » d’un avenir meilleur en mettant les acteurs en face de la globalisation sauvage.
Les critiques positives de Lula sont d’abord celles de la gauche du PT dont plusieurs membres ont démissionné du parti, en refusant de cautionner la politique économique d’acceptation des thèses du FMI. On lui en veut d’être complaisant envers les milliardaires de l’agro-industrie et de la construction, les grands propriétaires terriens, les patrons de l’agro-alimentaire. On lui reproche de n’avoir pas sévi avec rigueur contre les militaires tortionnaires qui ont bénéficié de l’amnistie. On critique son manque de détermination dans sa politique étrangère contre les agissements impérialistes ainsi que sa conception ouvriériste dans les luttes politiques.
Les scandales de corruption ont eu des effets réels. À côté des démissionnaires, des membres se démarquent du PT et ne se disent pas « lulistes » mais plutôt « pétistes ». Cette explication quelque peu caricaturale cache des divergences réelles entre les deux. Les valeurs du « pétisme » seraient la transparence et l’éthique tandis que celles du « lulisme » seraient le pragmatisme et l’application de politiques pouvant immédiatement changer les conditions de vies des masses populaires. La première politique étant « radicale » et la seconde « réformiste ». Face au « pétisme » qui appelle au facteur populaire contre le facteur capital, le « lulisme » est la stratégie qui permet au pouvoir étatique de concilier les intérêts du facteur travail et du facteur capital. On trouvera l’analyse minutieuse du « lulisme », cette forme nouvelle de la social-démocratie, dans l’ouvrage d’André Singer, porte-parole du premier gouvernement du président Lula [6].
Mais à côté des critiques positives, il ne faut pas se leurrer. La critique négative contre Lula s’est manifestée avec cette haine mentionnée par Aristippe. Sa pensée en tant que résultante d’une longue pratique syndicale et de ses lectures ne poignarde pas dans les coulisses. À un moment où la lutte pour un avenir meilleur des ouvriers semblait mourir, il la ressuscite en faisant de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion quelque chose de bien et de beau. Last but not least, il le fait au niveau mondial dans un style Brésil avec Oscar Niemeyer, l’architecte concepteur, entre autres, de la capitale Brasilia.
Toutefois, son travail pour sortir le Brésil de l’ombre et le mettre sur la table de la mondialisation des grands, est combattu par une élite myope et ses exécutants des classes moyennes qui veulent maintenir la route de l’histoire dans le mauvais sens. Et alors, ces forces de la droite ne laissent aucun coin et recoin pour attaquer Lula. La revue Forum résume ainsi leur offensive :
« Depuis son apparition sur la scène politique brésilienne, à la tête des grèves historiques des métallurgistes de la région ABC de São Paulo, à la fin des années 1970, Luiz Inácio Lula da Silva (ou simplement Lula), le plus grand leader populaire du pays, est la cible privilégiée de la haine de l’élite économique et, par conséquent, de ses troupes de choc : la classe moyenne. Comme Lula ne pouvait pas terminer l’ancienne école primaire (équivalente de l’actuelle école primaire I) et ne parlait pas le soi-disant ”bon portugais”, la première alternative discursive pour délégitimer le dirigeant syndical de l’époque était de le qualifier d’ ”ignorant”. Des décennies plus tard, lors des élections présidentielles de 1994 et 1998, ce discours élitiste a été sauvé : l’ ”ignorant” Lula était l’antagoniste de l’ ”intellectuel” Fernando Henrique Cardoso (FHC). Ainsi, l’élite et la classe moyenne pourraient être fières d’avoir un médecin comme politicien préféré. Cependant, après la reconnaissance de Lula dans le principal milieu de légitimation du savoir (l’université) et ses plus de trente titres de Docteur Honoris Causa, le discours de ” Lula ignorant ” ne pouvait plus être soutenu » [7].
Toute une campagne de désinformation est mise en branle par ses adversaires d’extrême droite qui sont même arrivés à organiser un complot pour l’arrêter à cause de sa politique d’indépendance, surtout dans le domaine énergétique. Les techniques de la guerre cognitive sont utilisées par les adversaires de Lula : propager des rumeurs malveillantes pour manipuler l’opinion et son image de marque ; faire des entrevues avec lui à la radio et déformer ses réponses par des interventions brusques du journaliste pour lui faire dire le contraire de ce qu’il a dit et de ce qu’il veut dire ; susciter une impression négative dans l’opinion en lui posant des questions tendancieuses.
Sur ces sujets, Lula fournit des informations précises : « Les multinationales pétrolières n’ont jamais accepté l’idée que le Brésil soit propriétaire de son propre pétrole. Elles n’ont jamais accepté notre loi qui a déclaré que le peuple brésilien serait propriétaire de son propre pétrole, que ce n’était pas les entreprises qui posséderaient le pétrole. À partir de ce moment, un mouvement a commencé à déstabiliser notre pays. Je suis convaincu que les Américains n’ont jamais accepté le fait que nous ayons conclu un accord avec la France pour construire des navires à propulsion nucléaire. Le camarade Obama n’était pas content lorsque nous avions décidé de passer un accord pour acheter des avions Rafale et que Dilma avait décidé d’acheter des avions de chasse suédois : il n’en était pas content. Il n’était pas non plus satisfait du niveau d’indépendance du Brésil » [8].
Sur le complot pour l’arrêter, Lula ne met pas de gants. « Il est très clair, dit-il, que des procureurs américains étaient intéressés par mon emprisonnement. Il y a une vidéo sur Internet d’un procureur qui rit de mon emprisonnement [le procureur général adjoint des États-Unis Kenneth Blanco]. Je crois que le but était de changer la logique de Petrobras pour qu’elle ne soit plus une entreprise brésilienne, pour qu’elle ne puisse plus appartenir au peuple brésilien. À qui est-ce qu’ils pensent que ce pétrole devrait appartenir ? Aux multinationales, et aux États-Unis au sein de ces multinationales ».
En fait, sous la pression du FBI (Ministère de la Justice) défendant les intérêts de grandes firmes américaines en compétition avec des firmes brésiliennes sur le marché mondial, le Juge et le procureur brésiliens ont condamné Lula qui veut engager son pays à l’échelle mondiale.
Les larmes chaudes de Lula [9]
La route menant Lula à cette troisième présidence a été longue. Elle met à l’ordre du jour les autobiographies de Gandhi et de Mandela, qu’il achevait de lire au cours de son dernier séjour en prison. Sans se laisser distraire par le paysage, comme au cours d’un voyage dans un train, par les passagers qui montent et descendent à chaque arrêt. N’étant pas seul dans la cabine, les surprises n’ont pas manqué. Parfois, il coche une page pour répondre à un étudiant intéressé par les vertus de la non-violence active dans les luttes politiques ou à une sympathique passagère, qui le laisse avec tristesse quand elle descend à la prochaine station. Alors il reprend sa lecture.
D’autres passagers montent dans le train. Ils plaisent au prime abord et font en sa compagnie le voyage. Des fidèles soutiennent sa solitude. Mais la route est longue. Dans le silence, il se remet à la lecture et alors à l’arrêt quelques stations plus loin, certains de ces nouveaux venus descendent dans une gare bien avant lui. Il retourne à sa solitude, avec seulement leur souvenir.
Encore une fois, d’autres personnes montent dans le train et vont se révéler importantes à l’arrivée. Parmi elles, Ronsângela Silva, dite « Janja », une sociologue féministe de 55 ans, aux cheveux châtains. Ce sera le début d’une romance et elle deviendra sa troisième épouse à la fin de ce long parcours. « Je suis amoureux d’elle comme si j’avais 20 ans » déclare l’ex-président brésilien. Les carottes sont cuites et alors, rien ne pourra l’empêcher de gagner les élections au rythme de la bossa nova, alliance de samba et du jazz, au rythme des sanglots qui ressemblent à des gouttes de pluie. Comme le chante Edval Andrade dans Chuva e Lagrimas (Pluie et Larmes).
La machine à fake news a été activée contre le vote populaire et le PT, même quand les larmes de Lula sur le podium, avant et après la victoire, témoignaient de sa joie mais aussi de sa tristesse à évoquer des enfants qui mouraient de faim. Il sait de quoi il parle pour avoir vécu dans son enfance et son adolescence une situation de disette.
En déconstruisant la thèse sexiste et machiste prétendant que les hommes ne pleurent pas, Lula communique avec des larmes chaudes de toutes sortes : joie, empathie, tristesse, mais surtout courage. Elles ne sèchent jamais et expriment avec intensité ses émotions, son charisme et sa sincérité. D’autres occasions n’ont pas manqué.
En effet, Lula n’a pas pu s’empêcher de pleurer à la mort en août 1999 de l’archevêque Don Hélder Camara de Recife qu’il qualifiait « d’homme de résistance et d’espoir ». Lors du choix du Brésil pour la tenue des Jeux Olympiques de 2016 annoncé à Copenhague en 2009.A l’occasion de son recueillement en 2011 devant la dépouille de José Alencar, ancien vice-président du PT, responsable de la politique des alliances. À l’enterrement de Velório de Marisa Leticia, sa deuxième épouse pendant 40 ans, le 3 février 2017. Lors du décès de son petit-fils âgé de 7 ans le 6 avril 2018. Ses larmes ont coulé le 7 mai 2018 devant le théologien Léonardo Boff qui lui a rendu visite en prison [10]. Même réaction en apprenant le retour de la faim avec Bolsonaro en 2021. A la rencontre des députés de son parti après sa victoire le 10 novembre 2022 à Brasilia ou encore le 12 décembre 2022 quand le Tribunal Supérieur Électoral (TSE) lui a remis, sous des applaudissements nourris, le diplôme certifiant sa victoire à l’élection présidentielle.
Lula ne bat pas en retraite pour une société plus humaine. Dilma Rousseff en rend compte ainsi : « Le lendemain 7 avril 2018, quand Lula s’est rendu pour être emprisonné, il a pleuré dans les bras de Dilma Rousseff, l’ancienne présidente, venue lui apporter son soutien ». À cette occasion, Dilma Rousseff déclare :
« Comme tout être humain, Lula a aussi des défauts, mais les qualités de Lula sont infiniment supérieures. Écoute, je n’ai pas pleuré dans ma prison. J’ai passé trois ans en prison. Je n’ai pas pleuré dans mon processus de destitution. Le jour où j’ai appris qu’il allait être arrêté, j’ai pleuré. Est-ce que tu sais pourquoi ? Une situation d’injustice absolue est très émouvante. C’est drôle que le jour de ma destitution, derrière un pilier du Palácio da Alvorada (palais présidentiel à Brasilia), quand je descendais la rampe, il m’a serré dans ses bras, pleurant, sanglotant. Je lui ai dit "calme-toi". Maintenant, dans sa prison, c’est lui qui m’a calmée » [11].
Les aspirations de Lula parlent à travers ses larmes devant les exigences contradictoires. Ses sentiments ne lui font pas garder le silence et il dialogue avec son cœur, avec ses larmes. Le pouvoir ne l’a pas transformé et il demeure un homme du sertão, un ouvrier, un syndicaliste, à la recherche des moyens pour faire reconnaître l’utilité des larmes, pour dézombifier la société des « morts sans larmes » dénoncée par le philosophe Vladimir Safatle [12].
(à suivre)
* Économiste, écrivain
Photo : Twitter/ @cynaramenezes
[1] BBC news, « Haiti Cholera : UN Peacekeepers to Blame, Report Says », 8 Dec. 2010. Lire également Centers for Disease Control (CDC) and Prevention, 2010 Haiti Cholera Outbreak and CDC Response, 12 Apr. 2021.
[2] Sabine, Lee & Bartels, Susan. « They Put a Few Coins in Your Hands to Drop a Baby in You’ – 265 Stories of Haitian Children Abandoned by UN Fathers », The Conversation, 19 Mar. 2021. Lire aussi Brice-Saddler, Michael. « U.N. Peacekeepers Fathered, Then Abandoned, Hundreds of Children in Haiti, Report Says », The Washington Post,19 Dec. 2019.
[3] Leonardo Fernandes, « Fantasmas de massacre no Haiti assombram generais do governo Bolsonaro », Brasil de Fato, São Paulo, 18 de Março de 2019.
[4] Christian Harbulot, Didier Lucas et Philippe Baumard, La guerre cognitive, Lavauzelle edition, France, 2002.
[5] Vladimir Safatle, Le Circuit des affects, Corps politique, détresse et la fin de l’individu, Lormont (Gironde), Éditions Bord De L’eau, Juin 2022, pp. 99-102.
[6] André Singer, Os sentidos do Lulismo – reforma gradual e pacto conservador, Sao Paulo, Companhia das Letras, 2012, p. 5.
[7] Francisco Fernandes Ladeira, « Metamorfoses dos discursos anti-Lula », Forum, 27/4/2023.
[8] Entretien de l’ancien président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva au siège du Parti des travailleurs (PT) avec les rédacteurs Daniel Hunt et Brian Mier, en partenariat avec Michael Brooks, Brasil Wire, São Paulo, janvier 2020.
[9] José Sarney, « As lágrimas de Lula », Rio de Janeira, Academia Brasileira de Letras, 15/11/22. Voir aussi Laurent Vidal, « Les larmes de Rio », Cahier des Amériques Latines, muméro 59, 2008.
[10] Em recado da prisão, Lula diz que é « candidatíssimo », O Globo, 7 mai 2018.
[11] Dilma Rousseff, « Entrevue avec la journaliste américaine Bia Willcox », 19 avril 2018
[12] Vladimir Safatle, Brésil « Amnistie jamais plus », Club de Médiapart, 2 décembre 2022.