Par Leslie J-R Péan*
Soumis à AlterPresse le 23 juin 2023
Les manifestants s’élevaient contre la participation du Brésil au Core Group, ce noyau d’ambassadeurs décidant des affaires d’Haïti. Refusant de sacrifier leur souveraineté pour venir à bout des gangs, les manifestants demandaient une solution haïtienne à la crise. Les attaques contre l’impérialisme fusaient ainsi que la condamnation de la politique environnementaliste du gouvernement de Bolsonaro. En quatre ans, ce gouvernement a déboisé 34 mille kilomètres carrés, soit une superficie supérieure à celle d’Haïti. Cette politique suicidaire est le contraire de celle du PT visant à sauver l’Amazonie et les peuples indigènes qui y vivent.
Sortant ingambe de son cancer à la gorge en 2011, paradant sur les tréteaux le micro à la main dans les meetings électoraux de la campagne de 2022, Lula se révèle un enfant du sertão. Dans l’esprit de son temps, Euclides da Cunha, père de la littérature brésilienne, avait parlé de sertanejo (homme de la terre) pour qualifier la population de cette partie du Nord-Est brésilien, destinée « à conquérir un jour » [1] le Brésil et à le mettre à l’avant-garde du monde moderne. Dans la complexité de son combat, le leader du PT lui donne raison car Lula dépasse ses limites personnelles et fait montre du plus beau des courages en arrivant à « susciter l’interaction réfléchie par laquelle de multiples expériences cherchent à se transformer en science avec conscience » [2].
Une fois à la direction du gouvernement, Lula a procédé à la revalorisation du salaire minimum passant de 87 reals par mois en 2002 à 510 reals en 2010. Dans le même temps, la devise brésilienne s’est renforcée par rapport au dollar américain, passant de 2.92 reals pour un dollar en 2002 à 1.75 real pour un dollar en 2010. De plus, une subvention variant de 70 à 182 reals par mois (soit de 23 à 61 euros) est attribuée aux femmes au sein des familles, sous une double condition : la scolarisation des enfants et leur suivi médical. Les dépenses afférentes à ce programme représentent environ 0,4 % du PIB et plus de 13 millions de familles en bénéficiaient en août 2011 (soit environ 52 millions de personnes ou 28 % de la population brésilienne).
La Centrale Unique des Travailleurs (Cut) est la cinquième plus grande organisation syndicale mondiale. Un de ces fondateurs en 1983 n’est personne d’autre que Lula. Il a refusé d’être acheté par les patrons qui voulaient avoir des « syndicalistes jaunes », c’est-à-dire des dirigeants ouvriers syndiqués qui défendent les intérêts des patrons au lieu de ceux des ouvriers. Il explique ce danger de corruption consistant à acheter les consciences avec de l’argent.
La devise du Brésil a connu de grandes turbulences au cours d’une décennie. Pour combattre l’inflation, cinq devises se sont succédé d’août 1984 à juin 1994, allant du cruzado au cruzado novo, puis du cruzeiro au cruzeiro real, et enfin au real. Tenant compte de ces fluctuations monétaires, l’ouvrier métallurgiste brésilien en 1981 gagnait une moyenne mensuelle de 100 dollars américains, ce dernier variant à l’achat entre 66.80 et 120.54 cruzeiros par mois [3]. D’où les grèves pour les augmentations de salaires mais aussi la possibilité de corrompre les dirigeants syndicaux en leur donnant personnellement des augmentations de salaires.
A ce sujet, Lula déclare : « Imaginez un travailleur qui, comme moi, gagne 12 000 cruzeiros par mois, passe à 13 000 comme membre d’un conseil, et en arrive à gagner 25 000. S’il n’a pas de principes, il va vouloir lâcher ça pour en revenir à gagner 12.000 cruzeiros ? C’est cela qui définit le ‘pelego’ » [4].
Dans un langage imagé, Lula utilise « pelego » qui réfère à la selle entre le cheval et le cavalier. Tout en faisant la promotion du capital privé national à travers la Banque nationale de développement économique (Bndes), cette institution a accompagné toutes les grandes réformes d’inspiration néo-libérale du gouvernement Lula, même les plus impopulaires : réforme des retraites, programme de privatisations, réforme du Code du travail, déréglementation financière, etc. La Bndes a financé en priorité les grandes entreprises qui ont fait la puissance du Brésil sur les marchés internationaux. En une décennie les avoirs de la Banque ont été multipliés par quatre et ont atteint 286 milliards de dollars américains. De 2003 à 2014, les décaissements annuels sont passés à 67 milliards de dollars américains, soit plus que ceux de la Banque mondiale et de Banque interaméricaine de développement (Bid) réunis [5].
La BNDES est la seconde plus grande banque d’investissement mondiale après la Chinese Development Bank. Les plus grands bénéficiaires de ces prêts sont les mégas entreprises de construction et Petrobras. Cette dernière s’est engagée dans la transition d’une entreprise pétrolière à une entreprise énergétique engagée dans la production des énergies renouvelables (éolien, solaire et biocombustible) visant à réduire les émissions de carbone et leur impact négatif sur le changement climatique et la pollution. En 2018, Petrobras exploitait « quatre parc éoliens terrestres, à Rio Grande do Norte, avec une capacité installée de 104 MW ….. et une centrale photovoltaïque pilote avec une capacité installée de 1,1 MW » [6].
À propos des biocombustibles utilisés pour les véhicules, les avions et les bateaux, le Brésil est devenu en 2022 le second producteur mondial de biodiesel dérivé d’huiles végétales reproductibles. 90% de ces dernières viennent du soja et le reste est réparti entre tournesol, coton, coco, cacahuète, ricin, navet. En 2008, Lula a lancé un programme de biocombustibles comme vecteur de développement soutenable. Des lois ont été promulguées obligeant les entreprises à mélanger une quantité de biodiesel dans le diesel ainsi que celle d’éthanol dans l’essence en commençant à 2% et en augmentant graduellement. Actuellement la quantité est de 12% et l’objectif est d’arriver à 15% en 2026.
La Bndes a permis à Lula de suppléer au manque d’intégration de l’industrie brésilienne. Des fonds spéciaux ont été créés et mis à la disposition des secteurs stratégiques tels que la science, l’industrie, la technologie, l’innovation, la recherche et le développement (R&D). Conscient que l’ambition de placer le Brésil autour de la table des « grands » nécessite une maîtrise de la R&D, la part du PIB qui lui est consacré ne cesse d’augmenter au point d’atteindre 1.2% du PIB en 2009. La planification des projets et la gestion des fonds sont assurés par les acteurs concernés, i.e. entreprises, centres de recherche, universités, gouvernements des 27 États.
La Bndes a aussi permis le développement des Petites et moyennes entreprises (Pme) à travers la carte Bndes, un produit créé en 2003 fonctionnant comme une carte de crédit pour les entreprises sous contrôle du capital national dont le chiffre d’affaires ne dépasse pas 45 millions de dollars. Au moins 125 000 articles dans onze catégories peuvent être financés au taux d’intérêt à long terme de 5.5% du TJLP : Taxa de Juro de Longo Plazo (taux d’intérêt à long terme), qui n’a pas bougé pendant la décennie Lula/PT. Le taux référentiel de la Banque Centrale a atteint 13.75%, soit un des taux les plus levés du monde. Le nouveau gouvernement Lula a protesté contre cette hausse de taux qui pénalise les petites et moyennes entreprises. La corrélation a été établie entre la diminution du SELIC : sistema especial de liquidação ecustodia (système spécial de liquidation et de contrôle) et l’augmentation du crédit par rapport au Pib au cours des années Lula.
Dès la fin du gouvernement PT et l’arrivée de Bolsonaro, le TJLP a été éliminé. Ce que Lula avait appelé la Lulinha de paz e de amor (berceuse de paix et d’amour) a été rompue. On notera que dans sa lutte pour diminuer les taux d’intérêt afin que les PME brésiliennes puissent emprunter et créer des emplois, le gouvernement Lula a reçu l’appui de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie [7], ancien économiste en chef de la Banque mondiale (1997-2000) et professeur à Columbia University à New-York.
La grammaire de la corruption au Brésil
Comme l’explique Rafael Correa, ex-président de l’Équateur,
« tout commence avec une accusation quelconque ayant beaucoup d’impact et peu défendable. Puis vient le bombardement médiatique qui prive la victime choisie de ses appuis politiques. La culpabilité présumée du dirigeant persécuté passe alors au second plan pour les juges, otages bien disposés à la pression de la droite et des médias : pour eux il ne s’agit pas de condamner sur la base de preuves irréfutables mais d’identifier les preuves pour pouvoir condamner » [8].
Le scandale politique qui a éclaboussé plusieurs dirigeants du PT en 2005, à la fin du premier mandat de Lula, est le mensalão (grosse mensualité). Jose Dirceu, ex-chef de cabinet de Lula de 2003 à 2005, alors ministre et député, a été accusé d’avoir organisé, avec d’autres dirigeants du PT, une affaire de pots-de-vin pour acheter le vote des députés en faveur des projets de loi du gouvernement. Cette question est revenue avec force en 2012, dans l’attente d’un jugement de la Cour suprême brésilienne. Même politique suivie par Bolsonaro qui, agressé par un passant l’accusant de courtiser le Centrão lui répond : « Je dois faire passer des choses au Parlement, n’est-ce pas ? » [9] Le Centrão est constitué par un groupe de parlementaires centristes prêts à vendre leurs votes au meilleur enchérisseur.
Politique de « diplomatie solidaire » avec Haïti
Le Brésil en profite pour faire une brèche dans un système verrouillé de gestion de la planète en se présentant comme global player (acteur global). Comme l’explique le sociologue et journaliste franco-espagnol Benjamín Fernȧndez,
« Pour le Brésil, l’enjeu est de taille. Le pays entend s’affirmer comme un acteur incontournable sur la scène internationale, sur le plan non seulement économique, mais également diplomatique, militaire et humanitaire. Son objectif ? S’imposer comme le plus sérieux des candidats du sous-continent américain au siège permanent au Conseil de sécurité élargi des Nations unies » [10].
Cet objectif n’a pas été atteint mais, au cours de la présidence Lula, le Brésil a été élu en deux fois membre non permanent du Conseil de Sécurité en 2004-2005 et en 2010-2011.
Plusieurs raisons militent pour ce souci d’apprendre de la politique de « diplomatie solidaire » du Brésil avec Haïti. Diplomatie d’un genre nouveau qui ne met pas les représentants mal dans leur peau, les conduisant à devenir des ombres. C’est le cas des diplomates de la troïka (États-Unis, France, Canada) qui craignent de démissionner comme eut à le faire Daniel Foote, envoyé spécial du gouvernement américain [11] en Haïti. Ricardo Seitenfus résume l’imbroglio de ces diplomates :
« Le comportement des membres de la communauté internationale en Haïti s’inspire de la formule de Pascal : à l’intérieur de leurs frontières respectives, ils respectent la démocratie ; dans leurs relations avec Haïti, ils adhèrent à l’autoritarisme. Leur démocratie interne et leur autoritarisme externe sont les deux faces de la même médaille » [12].
Dans le cadre de la Coopération Sud-Sud, bien avant le tremblement de terre de janvier 2010, l’Agence Brésilienne de Coopération (ABC) a été active en Haïti. Il s’était agi de faire pendant à l’action militaire des troupes brésiliennes engagées dans le cadre des opérations de l’ONU pour rétablir une certaine sécurité en Haïti à la suite du renversement du président Aristide en 2004. Le chancelier brésilien Celso Amorim devait déclarer que le Brésil était « profondément engagé en Haïti, politiquement, émotionnellement, et cela dans le long terme » [13].
Les bonnes intentions se sont heurtées à la réalité. De 2004 à 2017, soit durant 13 ans, les troupes de l’ONU sous commandement brésilien auront laissé un lourd bilan en violations des droits humains. Une bonne partie de l’équipe militaire au pouvoir avec Bolsonaro a été formée ou a acquis de la maturité dans le cadre de l’intervention en Haïti. Sur les 11 Brésiliens ayant dirigé les troupes, cinq seront associés au gouvernement d’extrême-droite de Bolsonaro en commençant par le général Augusto Heleno Ribeiro Pereira (2004-2005) qui a été le chef d’orchestre de l’opération « Main de fer » et le premier commandant de la Minustah. Heleno a été également nommé chef des services de sécurité par Bolsonaro. Les autres généraux brésiliens ayant dirigé la Minustah sont : Urano Teixeira Da Matta Bacellar (2005-2006), Jose Elito Carvalho de Siqueira (2006-2007), Carlos Alberto Santo Cruz (2007-2009), Floriano Peixoto Vieira Neto (2009- 2010), Luiz Guilherme Paul Cruz (2010-2011), Luiz Eduardo Ramos Pereira (2011-2012), Fernando Rodrigues Goulart (2012-2013), Edson Leal Pujol (2013 à 2014), José Luiz Jaborandy Jr. (2014- 2015) et Ajax Porto Pinheiro (2015 à 2017) [14].
En acceptant que des troupes brésiliennes se substituent aux troupes américaines [15] en 2004, Lula a sorti les États-Unis du bourbier dans lequel le gouvernement américain s’était retrouvé en Haïti. Bruno Olliver montre bien les contradictions de la première puissance mondiale dans ses efforts d’organisation de l’Armée Cannibale qui a déferlé de la ville des Gonaïves pour renverser le gouvernement d’Aristide en février 2004. Ce dernier faisait face à une levée de boucliers dans les milieux d’affaires (Groupe des 184) et estudiantins ainsi que néo-duvaliéristes [16].
En jouant un rôle d’arbitre dans les relations internationales, « beaucoup de dirigeants brésiliens croient naïvement que le chemin vers New-York passe nécessairement par Port-au-Prince » [17]. La résistance du peuple haïtien a déraciné bien des mythes et elle ne se laissera pas convaincre facilement. Son inimitable insolence est liée à sa misère et sa pauvreté. En améliorant ses conditions de vie, ses cris deviendront des chants.
(à suivre)
* Économiste, écrivain
[1] Euclides da Cunha, Os Sertões, São Paulo, Três, 1984, p. 64.
[2] Jean-Louis Le Moigne et Edgar Morin, Intelligence de la complexité : Épistémologie et pragmatique, Paris, Hermann, p. 7.
[3] Banco central do Brasil
[4] Philippe Degrave, Le parti des travailleurs brésilien : de son émergence à la conquête du Planalto (1979 - 2002), Science politique, Université de Bourgogne, France, 2016, p. 86.
[5] Joe Leahy, « BNDES : Lender of first resort for Brazil’s tycoons », Financial Times, January11 2015.
[6] Petrobras, « De olho na energia do futuro » ; « Petrobras et Equinor visent les énergies renouvelables », Énergies de la mer, 1 Octobre 2018. Lire également, « Petrobras s’allie à Total dans le solaire et l’éolien », Journal des énergies renouvelables ; Petrobras, “Plantar” óleo diesel : parece impossível, mas está acontecendo
[7] Thais Carrança, « Esquerda gere melhor economia e Lula está certo sobre juros, diz Nobel », BBC, São Paulo, 28 fevereiro 2023.
[8] Rafael Correa, « Desafíos de la izquierda en America Latina », Le Monde diplomatique, fevereiro 2018.
[9] « Brésil : altercation entre Bolsonaro et un Youtuber qui l’insulte », Le Figaro, 18 septembre 2022.
[10] Benjamin Fernandez, « L’échec des Nations Unies en Haïti », Le Monde Diplomatique, 12 janvier 2011 ; Dr. Adriana Erthal Abdenur, Giovanna Kuele, Maiara Folly and Gustavo Macedo, “BRASIL and MINUSTAH : Lessons from academic literature” in Igarape Institute, Brasil’s participation in Minustah (2004-2017), 2018, p. 104.
[11] Resignation letter from U.S. special envoy for Haiti, Daniel Foote, Washington Post, September 23, 2021.
[12] Ricardo Seitenfus, op. cit. p. 393.
[13] Cité dans Ricardo Seitenfus, op. cit. p. 120.
[14] Piero C. Leirner, O Brasil no espectro de uma guerra híbrida : Militares, operações, psicológica e política em uma perspectiva etnográfica, São Paulo, Alameda, 2020.
[15] Lydia Polgreen and Tim Weiner, « Haiti’s President Forced Out ; Marines Sent to Keep Order », New-York Times, Feb. 29, 2004.
[16] Bruno Olliver, « Les média en difficulté dans la crise en Haïti. La revanche du téléphone portable au pays de I’oralité », Annuaire Français de Relations Internationales (AFRI), Volume VI, 2005.
[17] Ricardo Seitenfus, op. cit., p.122.