Par Leslie J-R Péan*
Soumis à AlterPresse le 21 Juin 2023
La troisième victoire de Lula restera gravée dans les mémoires. Le peuple brésilien s’est souvenu des programmes du Parti des Travailleurs (PT) tels que Fome zero (Faim zéro) et Bolsa familia (Panier alimentaire), réalisant cette révolution silencieuse qui a sorti 24 millions de personnes de la pauvreté et permis à 31 millions d’autres d’accéder à la classe moyenne [1]. Comme l’exprime Àlvaro García Linera, ex-vice-président du gouvernement progressiste d’Evo Morales en Bolivie, « la victoire de Lula est une affirmation de la démocratie et de la dignité des gens humbles » [2].
La troisième victoire de Lula est d’autant plus significative qu’elle permet de déjouer les attaques systématiques du statu quo contre les progressistes d’origine populaire. C’est la consécration de son formidable esprit d’initiative reconnu lors des grandes grèves des travailleurs de l’industrie automobile de 1978 qui marchent aux cris de « Olé Lula ». Alors, « tout l’ABC — São Andres, São Bernardo, São Caetano, la périphérie industrielle de São Paulo, le cœur du « miracle brésilien » — s’en trouve ébranlé » [3]. Les ouvriers brésiliens de partout se retrouvent dans ses discours qui expriment leurs propres conditions d’existence. Pas besoin d’aller loin pour trouver Aristippe dans son narratif qui provient d’une pensée individuelle en accord avec une pensée collective. Au lieu de gagner vingt pour cent d’augmentation de salaire, les ouvriers obtinrent onze pour cent. La grève des métallos dure quarante et un jours et consolide l’alliance des travailleurs, des intellectuels marxistes non dogmatiques et des théologiens de la libération [4].
Cette grande alliance de vingt tendances a abouti à la création du Parti des Travailleurs (PT), le 10 février 1980, avec les représentants de 17 des 27 États du Brésil. Deux mois plus tard, Lula est arrêté par la Junte militaire le 19 avril 1980 et gardé 31 jours en prison. En 1982, avec le syndicalisme comme marque de fabrique, Lula se porte candidat au poste de gouverneur de l’État de São Paulo et perd aux élections mais il persiste et gagne en 1986 un siège de député national. On le retrouve candidat à la présidence aux élections de 1989 mais il perd. Le même sort lui est réservé aux élections présidentielles de 1994 et 1998. Dans ces deux cas, son adversaire Fernando Henrique Cardoso emporte la mise. Mais, se relevant après chaque revers, il monte à l’assaut et lance une contre-offensive qui le conduit à gagner l’élection présidentielle de 2002.
Mais les militaires continuent de garder leur emprise en revendiquant l’impunité et en imposant une amnistie générale pour leurs crimes. Au cours des deux décennies de leur dictature, ils ont emprisonné, tué et expulsé autant des ouvriers combatifs, des artistes de renom de la trempe de Caetano Veloso, Gilberto Gil, que des sommités intellectuelles telles que Celso Furtado, Fernando Henrique Cardoso, Milton Santos, Paulo Freire, ce dernier connu pour son ouvrage La pédagogie des opprimés, traduit en plus de 20 langues.
Lula opte pour le bulletin de vote
Lula a appris des luttes syndicales contre le statu quo des patrons mais aussi des luttes intra-syndicales pour la direction du mouvement syndical. La Centrale Unique des Travailleurs (CUT) créée en 1983 par Lula, des courants socialistes et des théologiens de la libération, tout en ayant 2 000 syndicats associés, ne représente qu’une partie des travailleurs. La CUT est en compétition avec « Força Sindical » (FS), créée en 1991. De plus, la CUT connait au moins quatre scissions commençant en 2004 avec la Centrale syndicale et populaire ‒ Coordination nationale des luttes (CSP-Conlutas), puis en 2005 avec la Centrale générale des travailleurs du Brésil (CGTB), et deux en 200l7 avec l’Union générale des travailleurs (UGT) et la Centrale des travailleurs et des travailleuses du Brésil (CTB).
Les grèves sont inédites dans les annales des luttes des travailleurs. Par exemple, « l’année 1989 est celle du record des grèves dans les annales de la pratique et de la mémoire des travailleurs ». Les statistiques parlent de quatre mille grèves, de plus de 20 million de grévistes et de 250 millions de journées de travail perdues » [5].
La personnalité de Lula s’est forgée dans ces luttes syndicales qui ont donné sens aux alliances politiques expliquant ses victoires successives en 2002, 2006 et 2022. Alliances sans marronnage dans lesquelles toutes les parties impliquées sont bénéficiaires. Dans une société contrôlée par la richesse de la minorité des 1% de la population possédant 47% du Produit Intérieur Brut (PIB), Lula parvient à démontrer que les gens sortis des milieux humbles peuvent diriger et engager la société entière dans la voie de la modernité.
C’était une indéniable performance car le courant politique pacifiste était d’autant plus difficile à organiser du fait que, depuis le coup d’État militaire de 1964, une dizaine de mouvements de guérilla urbaine et rurale ont fait surface. Même au sein de l’armée, avec la guérilla du capitaine Carlos Lamarca pour combattre la dictature. Ayant déterminé le poids des ambassadeurs des pays tels que les États-Unis, la Suisse, l’Allemagne, le Japon, certains s’en prendront directement aux missions diplomatiques. Une des militantes de ces groupes révolutionnaires armés est Dilma Rousseff du Comando de Libertação Nacional (COLINA), à qui Lula passe la main et qui est élue présidente du Brésil de 2010 à 2016.
Entre 20 et 45 ans, à l’âge de toutes les folies, Lula résiste à la lutte armée et préfère se consacrer aux luttes syndicales et politiques proprement dites. Ses rapports avec les théologiens de la libération tels que les évêques Helder Camara de Recife et Angélico Sândalo Bernardino de Sao Paulo, les prêtres Frei Betto et Frei Joao, pour ne citer que ceux-là, y ont largement contribué. Au Brésil, particulièrement sous les gouvernements militaires de 1964-1985, les scandales n’ont pas manqué [6]. Lula a bien compris le décor de la contradiction principale des militaires menaçant d’avaler le corps social et a constitué une coalition permettant de passer des 30% des résultats pour le Parti des Travailleurs (PT) à 50.9% aux dernières élections de 2022. Une régression quand même par rapport aux pourcentages obtenus lors des élections de 2002 avec 61.3% des suffrages, puis de 2006 (60.8%), de 2010 (56%), de 2014 (51.64%).
Cette perte de voix laisse percer le recul du PT dans une population pourtant bénéficiaire de sa politique. Les affects de la peur du changement chez les nouvelles classes moyennes auraient-ils fabriqué un consensus contre ceux de l’espoir ? Électrices et électeurs sont-ils affectés par un désenchantement, et un manque de passion ? Les faits sont là : le raz-de-marée de 2002, quand Lula avait gagné dans tous les 27 États, ne se reproduit plus.
La goutte d’eau de trop dans le vase des classes moyennes
L’expérience de la fin du second esclavage brésilien a eu lieu sous le gouvernement du PT le 2 avril 2013. Pour donner suite à l’adoption d’une convention sur le travail domestique de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) en 2011, le gouvernement du PT comme avocat prestigieux défendait les 68 millions de victimes devant le jury populaire. Enjeu : le vote de la proposition d’amendement constitutionnel (PEC 66/2012).
Verdict sans appel. Les droits de l’employé de maison étaient intégrés dans l’article 7 de la Constitution. La loi détaille tous les droits de l’employé domestique : paiement d’un salaire qui ne doit être jamais inférieur au salaire minimum ; détermination de la durée normale du travail qui ne peut excéder 8 heures par jour et 44 heures par semaine. Le PEC stipule que la compensation des heures et la réduction des heures de travail sont autorisées, au moyen d’un accord écrit entre les parties (Travailleurs domestiques, Noirs et Indigènes), qui étaient en première ligne à la cérémonie d’investiture de Lula. Ce renforcement du capital symbolique (de ces groupes sociaux) est impardonnable pour cette faction raciste de la bourgeoisie blanche et métis brésilienne qui bataille avec ses propres traits physiques résultant des intenses relations sexuelles entre maîtres et esclaves. Le Brésil a été le dernier pays à abolir officiellement l’esclavage des Noirs en 1888.
Désormais, les travailleurs domestiques ont droit à une rémunération des heures supplémentaires d’au moins 50 %, à l’introduction de normes de santé, d’hygiène et de sécurité ; l’interdiction des différences de salaire, d’exercice des fonctions et des critères d’admission des employés en fonction du sexe, de l’âge, de la couleur ou de l’état matrimonial ; prohibition de toute discrimination envers les personnes handicapées. L’équivalent de 8 % du salaire mensuel sera également versé à un fonds en cas de licenciement, de décès ou autres coups du sort. En plus, le PEC consolide ses avancées par le décret de 2008 interdisant toutes les formes de ce genre de travail aux mineurs de moins de 18 ans et aux enfants. Un décret en 2015 statue sur les limites des heures de travail dans le cas de ceux et celles vivant sur le lieu de travail, et la protection contre le licenciement sans cause, après avoir passé une vie entière à travailler pour une même famille.
Malgré les nombreuses polémiques générées pour son approbation, le PEC a été approuvé. Le Brésil compte le plus grand nombre de travailleurs domestiques au monde – plus de 6 millions, pour 200 millions d’habitants – dont une majorité en 2011 évaluée à (61%) de femmes noires [7]. Une augmentation de 4% par rapport à 2004 quand elles représentaient 56.9%. Le débat a préoccupé toute la société. Les représentants des classes moyennes ont été les plus rébarbatifs et ont déclaré que le droit du travail ne saurait s’appliquer dans un foyer qui n’est pas une entreprise. Mais le gouvernement des travailleurs a finalement eu raison des passions déchaînées. Coïncidence : deux mois plus tard, des grandes manifestations contre le gouvernement de Dilma dont une de plus de 1 000 000 personnes agitent toutes les grandes villes.
Comment expliquer cette levée de boucliers ? Est-elle vraiment spontanée quand on considère son expansion dans une dizaine de grandes villes ? Les motifs affichés sont nombreux. Augmentation de 20 centimes du transport urbain. Brutalité policière. Corruption, etc. Mais bizarrement la loi sur le travail domestique n’y figure pas. Ne faudrait-il pas l’ajouter au menu du grand débat que la société brésilienne a connu alors ? La question se pose. Avec insistance.
Le financement des campagnes électorales des candidats au Brésil
En accord avec la loi de 1993 exigeant aux candidats de présenter au Tribunal Supérieur Electoral (TSE) la liste de leurs financiers, en 1994, le PT a mené une campagne électorale avec moins de 2 millions de dollars américains tandis que son adversaire principal le PSDB, qui a recueilli 54.3% des votes, a gagné avec des contributions excédant de 41 millions de dollars américains [8]. En revanche, Lula a eu la seconde place et devancé Orestes Quercia, ex-gouverneur de l’État de São Paulo, candidat du PMDB qui avait dépensé 27 millions.
On constate le même rapport aux élections de 1998 quand Cardoso a dépensé 37 millions tandis que Lula a gagné la seconde place en ne dépensant que moins de 2 millions. Son compétiteur Ciro Gomes du Parti Populaire (PPS) gagne la troisième place en dépensant moins de 900 mille. Lula et le PT ont utilisé leur réputation au lieu de l’argent pour se positionner dans la lutte politique. On notera qu’entre les élections de 2002 et 2018, face aux sept partis et coalitions de partis adversaires, le PT a été le second parti à dépenser le moins pour élire des candidats. [9]
Lula combine avec maestria, raison et émotion pour gagner la confiance des secteurs conservateurs de la finance. Le 22 juin 2002, il lit à la télévision sa fameuse « Lettre au Peuple Brésilien » un jour après la victoire du Brésil sur l’Angleterre en quart de finale.
Lula gagne ses premières élections présidentielles de 2002 grâce à trois mois de campagne assidus au cours desquels il a dépensé le financement reçu de ses partisans mais aussi au cours desquels il s’est personnellement dépensé ainsi que ses collaborateurs. Les esprits étaient préparés à accueillir cet enfant du Nord-Est. La samba-enredo (thème de la samba) de l’école de samba Mangueira qui a obtenu le premier prix du carnaval de février 2002 était au rendez-vous. Avec son message subliminal, la chanson Brazil Com Z É Pra Cabra Da Peste, Brasil Com S É A Nação Do Nordeste (le Brésil avec Z est celui qui survit malgré les adversités, le Brésil avec S est la nation du Nord-Est) était dans les airs reprise par la chanteuse populaire Alcione.
Le terrain était prêt pour les promoteurs en marketing de continuer ce climat d’allégresse en avançant avec la candidature de Lula le 7 mai 2002 pour participer aux élections d’octobre. L’euphorie continua avec les victoires aux différents matchs de la Seleção et les prouesses de ses attaquants, les trois R (Ronaldinho, Ronaldo et Rivaldo), en juin 2002.
Entouré d’experts en realpolitik, Lula orchestre une véritable montée en puissance. En quelques mois de campagne, il visite 93 villes, organise 103 rassemblements, forme 63 cortèges automobiles, passe un total de 147 heures dans des avions et parcourt 61 127 km à travers le pays [10]. Un vrai marathon au cours duquel il rencontre économistes et banquiers. Gabriel Jorge Ferreira, banquier de 77 ans, président de la Fédération brésilienne des banques dira : « La présentation de Lula et ses réponses nous ont agréablement surpris » [11].
(A suivre)
* Économiste, écrivain
[1] Lamia Oulalou (Rio de Janeiro), « Comment Lula a transformé le Brésil », Paris, Le Figaro, 21 septembre 2010.
[2] Dominique Galeano, « La victoire de Lula est une affirmation de la démocratie et de la dignité des gens humbles », Paginas 12, Buenos Aires, 31 de Octubre de 2021.
[3] Armando Alexis, Luiz Inácio Lula da Silva, « Du syndicat à la présidence », Amérique latine rebelle », no. 90, Manière de Voir, Le Monde Diplomatique, décembre-janvier 2007.
[4] Achille Lollo, « Le PSOL, Histoire d’un parti de gauche au Brésil », Montréal, Canada, Media d’Action collective, Le Journal des Alternatives, 2 Avril 2018.
[5] Vito Giannotti, Historia das lutas dos trabalhadores no Brasil, Rio de Janeiro, Mauad X, p. 287.
[6] José Carlos de Assis, A chave do tesouro : anatomia dos escândalos financeiros, Brasil 1974-1983, Paz e terra, 1984.
[7] DIEESE (Departamento Intersindical de Estatística e Estudos Socio Economicos), O Emprego Doméstico no Brasil, número 68 – agosto de 2013, p. 6.
[8] David Samuels, Money, Elections and Democray in Brazil, Latin American Politics and Society
[9] Table 2.5 « Evoluçao do gastomédio dos candidatos eleitos por partido, Os Custos da Campanha Eleitoral no Brasil : Uma análise baseada em evidência », Fundação Getulio Vargas, Centro de Política e Economia do Setor Público, Cepesp/FGV, 29 Abril de 2019, page. 40.
[10] Folha Online, Após três eleições, Lula chega à Presidência da República, número 68 – agosto de 2013, p. 6.
[11] Chico de Gois, « Banqueiros elogiam Lula após encontro na Febraban », Folha de S.Paulo, 21/08/2002.