Des milliers de personnes ont exprimé ce 25 novembre, à Port-au-Prince,
leur soutien au Président Jean Bertrand Aristide. En même temps les
manifestations de désapprobation du pouvoir par certains secteurs ne
démordent pas. De plus en plus des secteurs sociaux font preuve d’une
attitude frondeuse vis-à-vis de l’establishment lavalas : élèves,
étudiants, femmes. AlterPresse revient sur 2 semaines de troubles
politiques et sociaux en Haiti.
1] POURSUITE DE L’AGITATION
Des milliers de personnes ont exprimé ce 25 novembre, à Port-au-Prince,
leur soutien au Président Jean Bertrand Aristide. Sur l’initiative
d’organisations de base et sections du parti Fanmi Lavalas, des
habitants de divers quartiers, des responsables de l’administration
publique et des parlementaires sont descendus dans les rues pour exiger
que Aristide accomplisse entièrement son mandat qui prend fin en 2006.
Des véhicules de plusieurs ministères et organismes autonomes de l’Etat
ont servi a transporter bon nombre de manifestants.
La manifestation, accompagnée par la police, s’est déroulée sans
incident majeur. Cependant, devant la Faculté d’Ethnologie où les
étudiants scandaient des slogans hostiles au pouvoir, il y a eu des
échanges de jets de pierres entre ces derniers et les manifestants. La
police est intervenue dans l’enceinte de la faculté et 2 étudiants
affirment avoir été frappés.
Les mouvements pro et anti-Aristide se sont poursuivis dans plusieurs
régions. A Petit-Goave (Ouest), les partisans du pouvoir ont barricadé
la ville et dispersé une manifestation d’élèves. Aux Gonaives
(Artibonite), plusieurs personnes ont été blessées par balles suite à
des incidents qui se sont produits lorsqu’une manifestation de plusieurs
centaines de personnes, dont de nombreux élèves, hostiles au pouvoir, a
été violemment perturbée. La station Radio Etincelles, qui subissait dé
jà des menaces de la part des partisans du gouvernement, a été, en
partie, incendiée.
La semaine a donc débuté dans la même logique que celle qui vient de
s’achever. Le Premier Ministre Yvon Neptune a déclaré ce 25 novembre
vouloir éviter "la provocation" et privilégier le dialogue entre
Haïtiens. L’Organisation des Etats Américains (OEA) a enfin réagi en
condamnant les violences qui se sont produites ces derniers jours à
travers le pays. Les élections représentent la seule voie pour une
sortie de crise, affirme l’OEA.
Un groupe d’écrivains, dont Lionel Trouillot, Frankétienne et Georges
Castera, a elevé la voix contre la terreur et exprimé sa solidarité aux
victimes de violence, notamment les élèves et étudiants. Les
intellectuels ont appelé au respect des règles du jeu démocratique et à
l’établissement d’un climat sécuritaire en vue de la réalisation des
élections.
A l’occasion de la journée internationale contre la violence exercée sur
les femmes, quelques dizaines de militantes féministes se sont
rencontrées au Champs de Mars où elles ont demandé au Président Aristide
de "révéler son vrai visage". Elles ont critiqué la corruption, les
méthodes violentes du pouvoir et l’inertie du gouvernement en matière de
réformes légales en faveur des femmes.
"Le corps de la femme n’est pas un butin de guerre" ont scandé les
féministes en faisant allusion aux réalités de certains quartiers
populaires, notamment Cité Soleil, où lors des affrontements entre
groupes rivaux, les femmes sont systématiquement violées.
2] ARISTIDE AU CREUX DE LA VAGUE : ISSUE PROBLEMATIQUE
Dossier préparé par Vario Sérant
Depuis les élections contestées de l’année 2000, c’est pour la première
fois que le régime lavalas affronte un mouvement de désapprobation aussi
intense. La manifestation des étudiants et professeurs de l’Université
d’Etat d’Haïti, qui a réuni plus de cinq mille personnes à
Port-au-Prince le 15 novembre dernier, commençait déjà à donner des
sueurs froides au gouvernement. La bourrasque du Nord l’a apparemment
déboussolé au vu des folles réactions de ses partisans.
Le vent du Nord.- Ce dimanche 17 novembre, qui l’eût cru, une marrée
humaine, a déferlé sur le Cap Haïtien, deuxième ville du pays, au cri de
« à bas Aristide », sous l’égide d’une organisation socio-politique
dénommée Initiative Citoyenne (IC). Toutes les composantes de
l’opposition haïtienne étaient représentées à la marche.
Une contre-manifestation lavalas, dans l’après-midi du même jour, n’a
réuni que quelques centaines de personnes.
Les représailles.- Le lendemain, des groupes pro-lavalas s’en sont pris
à des citoyens ayant participé à la manifestation de l’IC. Ils sont
allés jusqu’à expulser de leurs lieux de travail des employés de
l’administration publique qui avaient adhéré au mouvement. Des
journalistes ont fait l’objet de pressions.
Auparavant, le maire (lavalas) de Milôt, Moïse Jean Charles, avait
promis mille dollars américains à tous ceux-là qui oseraient répondre
positivement au mot d’ordre de manifestation de l’Initiative Citoyenne.
La peur vaincue.- Comme si le mur de la peur était tout d’un coup tombé,
les manifestations anti-gouvernementales se sont succédées en cascade.
Le mercredi 20 novembre, ils étaient plusieurs milliers de lycéens et de
collégiens à réclamer, dans les rues de la ville de Petit Goâve, la
démission du président Jean Bertrand Aristide. La police a tiré. Bilan :
une quinzaine de blessés, la plupart par balles, parmi eux sept
écoliers. La police a prétendu agir en situation de légitime défense.
Car, a précisé le porte-parole de l’institution policière, Jean Dady
Siméon, des individus mal intentionnés, ayant infiltré la marche des
élèves, attaquaient un commissariat de police dont les policiers de
Petit Goâve avaient la charge.
Elan de solidarité et complaisance.- Le jeudi 21 novembre, les élèves
des Gonaïves ont pris le relais. Plusieurs milliers d’entre eux ont
manifesté dans la ville en solidarité avec leurs camarades blessés à
Petit Goâve et pour exiger aussi que le président Jean Bertrand Aristide
jette l’éponge.
Des membres de "l’armée cannibale", lourdement armés, conduits par le
fugitif Amiot Métayer alias Cubain, ont dispersé la manifestation des
écoliers à l’aide de jets de pierres. Ils se sont ensuite lancés aux
trousses des journalistes qui couvraient la marche. Une quinzaine de
journalistes des Gonaïves, des correspondants pour la plupart de divers
médias de Port-au-Prince, ont dû se mettre à couvert. Les membres de
l’armée cannibale agissaient sous les regards complaisants de la police.
C.V de Amiot Métayer.- Le puissant chef de groupe de Raboteau, un
quartier populaire des Gonaïves, Amiot Métayer, s’était évadé de prison
le 2 août 2002, à la faveur d’un assaut livré par un commando de
"l’armée cannibale" contre le commissariat de police des Gonaïves.
S’étaient également échappés de nombreux autres criminels dangereux,
dont le nommé Jean Tatoune, qui avait été condamné par la justice pour
sa participation au massacre de Raboteau en 1994.
Amiot Métayer est par ailleurs épinglé par un rapport d’enquête de l’OEA
pour son implication dans les violences du 17 décembre 2001 contre les
partis politiques de l’opposition. Jusqu’à tout récemment, la Police
Nationale d’Haïti prétendait être à la recherche "activement" de Amiot
Métayer. Mais en conférence de presse le vendredi 22 novembre à
Port-au-Prince, le directeur de la Police Judiciaire, Jeannot François,
a laissé entendre que la police attendait "les instructions de la
justice" avant de procéder à l’arrestation de Métayer.
Petit Goâve / Ultimatum.- Ce jeudi-là (21 novembre), les élèves des
Gonaïves bravaient "l’armée cannibale" et leurs camarades de Petit Goâve
défilaient encore dans les rues pour la deuxième journée consécutive.
Ils ont cette fois donné au président Jean Bertrand Aristide jusqu’au
lundi 25 novembre pour qu’il abandonne le pouvoir. Ils ont promis, dans
le cas contraire, de poursuivre leur mobilisation.
Etudiants et contre-manifestants lavalas.- Ce 21 novembre, les étudiants
de l’Université d’Etat d’Haïti étaient également mobilisés. Ils ont
défilé par milliers à Port-au-Prince pour crier "à bas Aristide" et
réclamer du gouvernement lavalas le retrait des mesures relatives, d’une
part à la nomination d’une commission provisoire à la tête de
l’Université D’Etat d’Haïti (UEH) à la place d’un Conseil Exécutif élu,
et d’autre part à la soumission par la
Commission contestée de Charles Tardieu, au Parlement lavalas, de deux
projets de loi sur l’enseignement supérieur et l’autonomie de
l’université.
La marche a été ponctuée d’escarmouches avec des contre-manifestants
lavalas qui déversaient entre autres sur les étudiants des photos de
Jean Bertrand Aristide.
Concessions et démission.- Les étudiants ont maintenu leur mobilisation
malgré que le chef de l’Etat eût semblé lâcher du lest la veille lors
d’une rencontre inattendue avec le Conseil de l’Université, instance
regroupant les représentants de toutes les composantes de l’UEH
Par la suite, le Secrétaire d’Etat à la communication, Mario Dupuy,
allait confirmer, verbalement, le retrait des mesures incriminées. On
allait apprendre aussi, quelque temps après, la démission de la Ministre
de l’Education Nationale, Myrtho Célestin Saurel. Le président de la
Commision provisoire contestée de l’UEH, le docteur Charles Tardieu, a
pour sa part signifié au gouvernement lavalas que sa mission a pris fin,
étant donné "la tournure politique prise par le dossier de
l’université".
Port-au-Prince paralysé.- En guise de réponse aux appels réitérés à la
démission du président Aristide venant notamment du Cap Haïtien, de
Petit Goâve, des Gonaïves et de Port-au-Prince, des groupes pro-lavalas
ont paralysé tous les secteurs d’activités à la capitale et dans ses
environs, le vendredi 22 novembre 2002. Les écoles, l’administration et
les commerces n’ont pas fonctionné.
Des membres de groupes pro-lavalas, ont placé des barricades de pneus
enflammés et de vieilles carcasses de voitures sur les principales
artères de la capitale et au niveau des routes secondaires (Delmas,
Pétion-Ville, Carrefour), entravant par ainsi toute circulation
automobile. Des reporters ont vu des individus armés et montés à bord de
véhicules de l’administration publique déverser ça et là sur la chaussée
des pneus qu’ils allumaient
aussitôt.
La Police Nationale se justifie.- Pendant toute cette journée ville
morte, la police a adopté une attitude de laisser-faire. Elle était
totalement absente des rues. Lors d’une conférence de presse, dans
l’après-midi du 22 novembre, le Haut Commandement de La Police Nationale
d’Haïti a justifié cette absence par le fait qu’il s’agissait d’un
"mouvement populaire spontané qui a surpris l’institution policière".
Maigre recette.- Toujours dans le cadre de cette "réplique" à donner aux
anti-Aristide, qui ont "secoué le béton" au Cap, à Petit Goâve, aux
Gonaïves et à Port-au-Prince, les membres de groupements lavalas ont
manifesté ce vendredi 22 novembre devant le Palais National. Cette
marche a fait maigre recette par rapport aux manifestations
anti-gouvernementales des derniers jours. Elle n’a réuni que quelques
centaines de personnes, malgré le recours à diverses bandes de rara.
Condamnations en cascade.- A part lavalas, tous les secteurs du pays
(Opposition, Eglises, Droits Humains, Organisations Féministes, etc.)
ont assimilé les événements du 22 novembre à une forme de violence
contre la population civile. Selon un des porte-parole de l’Initiative
de la Société Civile (ISC), Rosny Desroches, cette journée laisse
présager des heures de répression.
Dans une prise de position commune, une vingtaine d’associations
patronales estiment intolérable la situation de violence créée dans le
pays par les partisans de lavalas et exigent l’arrestation de Amiot
Métayer, des autres évadés du 2 août 2002 et des chefs de groupes Paul
Raymond et René Civil, instigateurs des événements du 22 novembre.
En réaction, Paul Raymond annonce la poursuite de la mobilisation par le
"secteur populaire" et invite les gens du patronat ayant réclamé son
arrestation à se faire examiner par un médecin.
Paix et récriminations.- Dans un discours prononcé le 18 novembre, à
l’occasion de la commémoration de la Bataille de Vertières, le président
Jean Bertrand Aristide avait, à côté de ses récriminations contre la
communauté internationale et les nantis du pays, préconisé la sécurité,
la justice et la paix.
Parfum d’apocalypse.- De l’avis de certains dirigeants de l’opposition,
comme par exemple René Théodore du Mouvement pour la Reconstruction
Nationale (MRN) et Evans Paul du Parti « Konvansyon Inite Demokratik »
(KID), les événements de ces dernières semaines à Port-au-Prince ont un
parfum de fin de règne. Un slogan (en Créole) lancé par des étudiants de
l’UEH, lors de leur plus récente marche à Port-au-Prince, a fait fortune
: "Aristid tonbe. Se kwoke li kwoke". Ce slogan compare le Président à
un fruit mur qui s’est détaché de sa branche et qu’un simple obstacle
empêche de tomber.
Suspicions.- Entretemps, des rumeurs les plus folles circulent à
Port-au-Prince concernant des membres de l’équipe lavalas qui auraient
ou s’apprêteraient à déserter les rangs. Le moindre déplacement d’un
officiel ou d’un proche du régime est suspecté, comme par exemple celui
du ministre de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales, Jocelerme
Privert. Selon les informations officielles, celui-ci s’était rendu en
mission de 48 heures le 22 novembre en République Dominicaine.
Le dossier électoral perd la vedette.- La mobilisation anti-Aristide et
les contre-manifestations lavalas ont relégué au second plan le dossier
des élections législatives et locales prévues en 2003. L’organe qui doit
organiser ce scrutin est en cours de formation. Un accouchement qui sera
difficile vu que l’un des secteurs clés, l’opposition a décidé de bouder
l’institution électorale, privilégiant désormais la lutte pour le départ
d’Aristide du pouvoir.
La déprime.- Pendant que la température politique augmente, les
indicateurs socio-économiques sont au rouge. Dans un texte intitulé "La
marche vers la faillite économique avant 2004", publié dans le quotidien
haïtien "Le Nouvelliste", Group Croissance, une firme de consultation,
décrit le tableau d’Haïti aujourd’hui en ces termes : "industries
locales en faillite, commerce en ruine, agriculture complètement
ruinée, fuite des investissements locaux en raison de l’insécurité et de
la violence, mise à l’écart du pays par la communauté internationale".
Après ce constat accablant, la firme indique que si aucune solution
urgente n’est trouvée à l’incertitude politique actuelle, le chômage, la
pauvreté et l’exclusion s’aggraveront drastiquement au cours de l’année
2003, hypothéquant les festivités liées à la commémoration du
bicentenaire de l’indépendance en 2004.