Par Leslie J-R Péan*
Soumis à AlterPresse le 20 juin 2023
Au cours des deux administrations Lula, Petrobras a connu sa plus haute période de croissance et sa plus haute valeur de marché de 252 milliards de dollars américains [1] soit 10% du PIB brésilien. Depuis lors, cette sixième compagnie pétrolière mondiale a connu un déclin et sa valeur de marché est de 87 milliards de dollars. Cela s’est répercuté sur la puissance économique du Brésil et son rôle mondial. Dans ses beaux jours, il se retrouvait en bonne place sur l’échiquier international à tel point que l’ONU recourait à ses forces militaires pour assurer le maintien de la paix dans 20 de ses 42 missions [2] à travers le monde.
Essence et phénomène
Sans la moindre surprise, le Brésil a été contacté pour prendre le commandement des troupes envoyées en Haïti en 2004 et assurer après le séisme de 2010 « la sécurisation de la distribution de l’assistance humanitaire à quelques 4.3 millions d’Haïtiens et aider à fournir des abris provisoires à quelque 1.5 million de personnes » [3]. Tâche improbable aujourd’hui avec l’insécurité maintenue par les gangs, cette forme phénoménale du refus de création d’une autre société moins inégalitaire.
Comme argumentait Karl Marx dans Le Capital : « Toute science serait superflue si l’essence des choses et leurs formes phénoménales coïncidaient directement » [4]. Cette réalité indépassable dans un monde centré sur l’argent et la cupidité pose problème et rend souvent la « puissance globale impuissante » dans le sens où l’entend Zbigniew Brzezinski [5], ancien professeur à l’Université Harvard et conseiller diplomatique du président américain Jimmy Carter. La première puissance globale ne peut utiliser directement sa force militaire et elle se voit contrainte de sous-traiter ses actions militaires face à Haïti avec le Brésil, une puissance émergente mais beaucoup plus faible.
Lula a compris la nécessité du contrôle du pouvoir exécutif pour lutter efficacement contre l’extrême pauvreté. Il se lance dans la bataille politique à 45 ans et est élu député fédéral en 1986. Il rentre en campagne pour la présidentielle en 1989, 1994, 1998 et perd. Entretemps, il continue la lutte syndicale dans ces années d’inflation sans augmentation adéquate des salaires des ouvriers. Son bouillonnement inquiète les milieux conservateurs qui se rallient pour lui barrer la route en 2002. Mais les consciences gagnent sur l’argent, confirmant la thèse du professeur Sandel de l’Université Harvard, dans son ouvrage Ce que l’argent ne saurait acheter [6]. Avec de maigres moyens financiers, Lula l’emporte.
Lula tient compte de la complexité de la situation économique au Brésil et de la nécessité de gérer les relations entre la création et/ou le renforcement du capital privé national par l’État (le néo-développementisme) et celle d’attirer le capital financier à l’échelle internationale au Brésil dont les fers de lance sont les agences de notation. Ces dernières peuvent à tout moment changer la notation d’un État ou d’une grande entreprise. Cette notation se situe entre AAA et BBB. Même les États-Unis ne sont pas épargnés de leur couperet. En 2011, la notation des États-Unis a été diminué de AAA à AA+ par la Standard & Poor’s [7].
Élimination de la faim et « l’effet Mathieu » des marchés financiers
Tout en gardant l’objectif de l’élimination de la faim qui cause le décès annuel de millions de ses concitoyens, Lula surveille les réactions des marchés financiers qui peuvent faire chuter l’IBOVESPA, l’indicateur de la bourse brésilienne de São Paulo. Il est obligé de réduire l’inflation qui touche particulièrement les classes pauvres et moyennes tout en maintenant les taux d’intérêt à un certain niveau pour attirer les investisseurs étrangers.
L’innovation a été de maintenir sa cote de crédit afin que les taux d’intérêt sur sa dette n’augmentent pas trop, ce qui diminuerait les ressources financières pour ses programmes sociaux dont Bolsa Familia et Faim Zéro. Ces programmes sociaux seront suivis par d’autres tels que « Lumière pour tous », « Ma maison, ma vie », des écoles professionnelles, la construction de mille citernes dans le sertão et le quota pour l’accès des Noirs à l’université. La réponse des milieux financiers a été positive si l’on en juge par les indicateurs de la Bourse des Valeurs de São Paulo (BOVESPA). En 2010, le Brésil était l’un des cinq meilleurs ETF (Fonds négociés en bourse) par le volume des contrats négociés sur les marchés à terme et les options à São Paulo et à Rio.
Lula s’est voulu le travailleur accommodant. Qui sait quel combat mener et quand. Qui a la capacité de s’arrêter pour ne pas être ridicule. Mais qui garde ses convictions. Son doigt sectionné par cette machine à l’usine le lui rappelle constamment. Le PT n’est plus celui des grèves à la moindre occasion et parfois demande aux ouvriers de mettre un frein !!! Il marchait sur un fil pour revenir à cet âge d’or de 2008 quand les trois entités privées américaines des agences de notation financière (Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch) avaient déclaré le Brésil « investment grade », c’est-à-dire où l’on peut investir avec un faible risque d’insolvabilité. À ce sujet, le premier journal brésilien O Globo du 30 avril 2008 devait écrire en grandes manchettes : « Lula commémore “investment grade” en disant que Brésil vit un moment magique » [8]. Les pays ainsi classés peuvent emprunter à des taux d’intérêt bas.
L’expérience des huit années de gestion du gouvernement Lula indique bien que cela est possible tout en diminuant la dette brésilienne par rapport au PIB qui n’était que de 40% à la fin de ses deux mandats. Depuis, le rapport de la dette par rapport au PIB a augmenté sous le gouvernement de Bolsonaro pour atteindre 74%. Les recommandations de l’Organisation de la Coopération pour le Développement Économique (OCDE) concernant les budgets des administrateurs de la Banque centrale et la suppression progressive de la déductibilité fiscale des soins de santé privé n’ont pas été appliquées.
Les années Lula ont prouvé que la lutte contre la pauvreté n’est pas incompatible avec la croissance. Il importe de réduire les inégalités révélées dans le fait qu’1% possède 44% des richesses de la planète. « L’effet Mathieu » de l’apôtre du même nom n’est pas recommandé. Ce fameux « effet Mathieu » vient du verset 13, chapitre 12 de la Bible qui dit : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a » [9]. Les politiques sociales ne doivent pas profiter aux riches plus qu’aux pauvres.
La reconnaissance du Brésil par les grands manitous anglo-saxons de la finance n’était pas la dernière innovation du PT. En 2010, le gouvernement de Lula dévoile sa stratégie pour diminuer les inégalités du système financier international. Il lance le plus grand appel de capitaux jamais réalisé depuis la fondation du capitalisme avec la bourse d’Amsterdam en 1602 pour financer les marchands sillonnant les mers à la recherche de poivre et d’épices. La Petrobras réalise avec succès un appel de capitaux (IPO ou Initial Public Offering en anglais) de 70 milliards de dollars destiné au financement de l’exploitation des gisements de pétrole pré-sel. Cette opération est une première jamais réalisée avant et depuis lors.
La Général Motors a conclu une levée de capitaux bien moindre de 12 milliards de dollars en 2010 pour rembourser le gouvernement américain du prêt accordé en 2008. Opération nécessaire pour qu’elle ne tombe pas en faillite après la crise financière de la même année. En ce qui concerne Petrobras, le journal financier Les Échos dira : « Petrobras a battu un record mondial. La compagnie nationale brésilienne a levé 70 milliards de dollars en bourse, réussissant la plus importante augmentation de capital jamais réalisée jusqu’à présent. Petrobras a vendu 2,4 milliards de nouvelles actions ordinaires à un prix unitaire de 29,65 réais (1$US = R$5.71) et 1,87 milliard de titres préférentiels à 26,3 réais » [10]. Les autres levées de fonds à la Bourse sont celles du japonais Nippon Téléphone and Telegraph Corp (29.1 milliards) en 1989 et de la banque de Développent Agricole de la Chine en 2010
La privatisation de Petrobras est au centre des luttes politiques contre Lula et le Parti des Travailleurs (PT). Dans le domaine des hydrocarbures, plus qu’ailleurs, il faut investir pour faire face à la concurrence et gérer avec efficacité. Investir pour remplacer les équipements usés et les machines dépréciées tout en constituant des réserves pour les amortissements des capitaux empruntés. Ces investissements de plusieurs centaines de milliards de dollars des concurrents, à savoir les dix plus grandes compagnies pétrolières intégrées (BP, Chevron, China Petroleum & Chemical, Eni, Equinor, Exxon Mobil, PetroChina, Shell, Suncor Energy, Total Énergies), dépassent en moyenne de 44%, ceux de Petrobras.
La requête expresse américaine
Lors de la conférence COP 21 sur l’environnement qui se tenait en Égypte, Lula a renouvelé son approche légitime pour le soutien au Brésil, vu le rôle de l’Amazonie comme « poumon vert » de la planète. Avec son plan de protection de cet espace représentant 30% de la surface forestière mondiale, Lula s’était préparé. Pour le redémarrage du Fonds de préservation de la forêt de l’Amazonie créé par son gouvernement en août 2008 et dans lequel la Norvège, avait annoncé le paiement d’un milliard de dollars, suivant un plan et des indicateurs précis.
Sous le gouvernement de Bolsonaro, au vu des pratiques de coupe de bois dans l’Amazonie, le fonctionnement du Fonds avait été mis en veilleuse avec l’arrêt des décaissements par ses deux principaux financiers, Norvège (96%) et Allemagne (4%). Avec la nomination de l’Afro-Brésilienne Marina Silva à la direction du ministère de l’Environnement, Lula a envoyé un message clair. Connue pour sa politique anti-déforestation radicale en Amazonie au cours de sa direction antérieure dudit ministère, sous le premier gouvernement de Lula, elle avait démissionné du PT, créé son parti et fut l’adversaire de Lula aux élections de 2006. Mais Lula ne lui en a pas tenu rigueur et a fait appel à elle. Les bailleurs ont indiqué leur appréciation de cette tournure en reprenant leur participation au Fonds de préservation de la forêt de l’Amazonie.
Par-delà sa mission en Égypte, Lula était confronté à la sollicitation des Américains afin que le Brésil dirige une nouvelle mission militaire en Haïti [11]. Sollicitation renouvelée en plusieurs occasions depuis lors et récemment en 2023. Selon un général du Haut-État-major brésilien : « il n’y a aucun moyen de dépenser plus pour la Défense, même si l’ONU paie, ou escompte la dette du Brésil, nous ne pouvons pas nous permettre de dépenser autant maintenant » [12].
Les réponses diplomatiques du président brésilien Lula à ces requêtes américaines continuent de provoquer des grimaces. Mettre fin à l’insécurité ne devrait pas être un piège derrière lequel se camoufle cette vieille obsession de « péché originel » dénoncée par le Brésilien Ricardo Seitenfus [13], ex-représentant de l’Organisation des États Américains (OEA) en Haïti. Ce ne doit pas être un puits sans eau pour les soldats qui s’y aventurent. Comment s’y prendre pour qu’Haïti ne soit plus un rocher de Sisyphe ?
Le symbole Lula
Le récitatif des missions évangéliques annonçant la fin du monde servait de mécanisme de persuasion contre Lula. Situation complexe car la laïcité de l’État est battue en brèche. En réponse à Michelle Bolsonaro, l’épouse du président, qui accusait le PT d’avoir « vendu son âme au diable pour gagner l’élection », Lula était montré sur les réseaux sociaux, accueilli sous une douche de maïs grillé, symbole de protection et d’offrande aux Orixás Obaluaê (dieux les plus puissants dans l’Ubanda et le Candomblé), ces vodous brésiliens, venant du créneau des croyances religieuses africaines. Dans le même temps, pragmatisme aidant, Lula et son colistier Geraldo Alckmin répondent du tac au tac aux pasteurs évangéliques. Ils en recrutent également et grignotent de manière significative les voix de leurs compétiteurs. En effet, comme le souligne le journaliste Guilherme Mendes, parmi les électeurs évangéliques « Bolsonaro a perdu près de la moitié de l’électorat, passant de 30 % à 17 % en 14 jours » [14].
(À suivre)
* Économiste, écrivain
[1] CompaniesMarketcap.com, Petrobras, Market cap history of Petrobras from 2001 to 2023, February 2023.
[2] Rita Santos and Teresa Almeida Cravo, « Brazil’s rising profile in United Nation Peacekeeping operations since the end of the cold war », Norwegian peacebuilding resource center (NOREF), March 2014, p. 2.
[3] Clôture de la MINUSTAH, Faits et chiffres, 15 octobre 2017.
[4] Marx Karl, Le Capital. Livre III, trad. C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1960, t. III, p. 196
[5] Zbigniew Brezinski, Le Grand Échiquier : l’Amérique et le reste du monde, Paris, Hachette Points, 1997.
[6] Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
[7] « US loses AAA credit rating after S&P downgrade », BBC, 6 August 2011.
[8] « Lula comemora ’investment grade’ dizendo que Brasil vive momento mágico », O Globo, Rio de Janeiro, 30 avril 2008
[9] Dans la Bible de Jérusalem, la formulation est la suivante : « Car celui qui, on lui donnera et il aura du surplus, mais celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé », Bible de Jérusalem, Editions du Cerf, Paris, 1998. 2003. p. 1699.
[10] Emmanuel Grassland, « Petrobras lève 70 milliards de dollars en bourse » Paris, 24 septembre 2010.
[11] « Afirman EEUU pidió a Lula que militares de Brasil pacifiquen Haiti », ACENTO, Republica Dominicana,17 novembro 2022.
[12] Augusto Taglioni, ene sentido que Brasil regrese. Pero Brasil está arruinado, no hay manera de gastar más en Defensa, incluso si la ONU paga, o descontando la deuda de Brasil, no podemos permitirnos un gasto tan grande ahora
[13] Ricardo Seitenfus, L’Échec de l’aide internationale à Haïti : Dilemmes et égarements, Port-au-Prince, Delmas 31, C3 Éditions, 2019.
[14] Guilherme Mendes, « As "missões do dia" nos canais evangélicos de Lula », O antagonIsta, 28 outubro 2022.