Par Leslie J-R Péan*
Soumis à AlterPresse le 19 juin 2023
Le président Luiz Inácio da Silva dit Lula a pris acte de l’intrigant puzzle d’Haïti. Contrairement à la mauvaise foi d’autres dirigeants, à la réunion du G7 qui eut lieu à Hiroshima le 7 mai dernier, il a déclaré : « le problème d’Haïti n’est pas seulement un problème de sécurité mais surtout un problème de développement » [1]. Avant son voyage à Pékin au mois d’avril, il est allé à Washington conférer avec le président Joe Biden. Selon le journaliste brésilien Jamil Chade, à cette occasion, « le président Biden a demandé l’aide du président Lula pour convaincre les autorités chinoises d’appuyer le projet d’envoyer une nouvelle mission d’établissement de paix de l’ONU en Haïti » [2]. Avec la guerre en Ukraine, la réponse est toute trouvée si la Chine et les États-Unis font front commun sous l’égide de l’ONU.
En quoi la politique intérieure de Lula à partir de la « base » se répercute dans sa politique extérieure et se différencie des politiques internationales à partir du « sommet » recommandées par les généraux Mario Travassos en 1938 avec Projeção Continental do Brasil et Golbery do Couto e Silva en 1952 avec Geopolitica do Brasil ? Comment les actions de Lula servant de trait d’union entre deux super-puissances, les États-Unis et la Chine, peuvent aider Haïti ? Quelle a été sa stratégie ? Sa formation ? Son idéologie ? Son itinéraire ?
Répondre à ces questions demande de jeter un regard sur ce qui demeure dans les changements que Lula a connus au cours de sa vie syndicale. Un homme à même d’être applaudi tant par la droite (Bush), le centre (Obama, Biden) que par la gauche (Xi Jinping). Nous proposons d’apporter des éléments de réponse à ces questions et à d’autres dans une approche non-linéaire.
Un diplômé de l’université syndicale
Les coups de projecteurs éclairent par des ALLER-RETOURS l’expérience d’un travailleur manuel en politique. Haïti n’est pas le Brésil, mais Haïti contient des potentiels « Lula ». La société brésilienne a accepté qu’elle soit dirigée par son fils du sertão (arrière-pays), ex-cireur de bottes, marchand de rue, ouvrier métallurgiste et sans formation universitaire, mais diplômé de l’université syndicale, celle des travailleurs.
Ses connaissances apprises sur le terrain des grèves visant l’amélioration des conditions de vie des travailleurs ont fait naître chez lui la fidélité aux institutions syndicales au grand bonheur de la vérité entre les idées, les personnes et les faits. Les moments cruciaux de sa présence continue sur la scène brésilienne et mondiale au cours des 50 dernières années peuvent servir de preuve.
Lula a ouvert des chantiers de lutte partout contre la pauvreté, les exclusions et les inégalités avec une pensée allant au-delà des risques. Comme le dit Aristippe, philosophe cyrénaïque, compagnon et disciple de Socrate, dans la Grèce du 5ème siècle avant Jésus-Christ, cité par Helvétius : « Penser, c’est s’attirer la haine irréconciliable des ignorants, des faibles, des superstitieux et des hommes corrompus, qui tous se déclarent hautement contre tous ceux qui veulent saisir, dans les choses, ce qu’il y a de vrai et d’essentiel » [3].
La troisième victoire d’un travailleur soutenu par la gauche, après un passage en prison victime d’un tribunal kangourou, ne saurait passer inaperçue. Victoire d’un travailleur franc du Parti des Travailleurs (PT). Sans gêne de l’être. Qui brave toutes les interdictions, y compris l’omerta observée sur la question raciale des Noirs et des Indigènes constituant 51% du Brésil [4].
Les mythes de prédestination mondiale du Brésil semblent se concrétiser avec sa participation dans des missions de paix à travers le globe. Des ambitions dont la réalisation demande le développement de sa propre périphérie du Nord-Est et de l’Amazonie c’est-à-dire la nécessité d’une autre ligne de conduite envers les Noirs et les populations indigènes. Le taux d’homicide des populations noires est le double de celui des populations non noires en 2009. Ce taux a diminué de 29,2% pour les noirs et diminué à 11.2% pour les non-noirs en 2019 [5].
Lula a raison de signaler que « les Noirs et les pauvres paient la facture des inégalités sociales au Brésil [6] ». Il rend une visite officielle à un quilombo, communauté de marrons fuyant l’esclavage et annonce l’érection d’un mémorial à Zumbi [7], ce résistant noir, dernier dirigeant d’esclaves fugitifs de Palmares [8], cette communauté qui résista un siècle à l’esclavage jusqu’en 1695. Alors, Lula fait un important discours indiquant que : « ceux qui souffrent des inégalités dans ce pays sont la femme noire, l’homme noir, le vieil homme noir, le jeune homme noir et l’enfant noir » [9]. Sur cette lancée, il affirme que « le Brésil a la société la plus inégalitaire de la planète, la synthèse de la perversité nationale revient à la femme noire » [10]. Par la suite, le gouvernement prit un décret légalisant 743 quilombos et donnant la terre aux occupants.
Lula applique les leçons apprises d’Antonio Candido, ancien professeur de littérature de l’Université de São Paulo qui enseigna également à La Sorbonne en France et à Yale University aux États-Unis. Quand ce dernier tira sa révérence en 2017, à 98 ans, Lula l’a salué en écrivant :
« Je suis extrêmement fier d’avoir travaillé avec mon compagnon Antonio Candido. Le Brésil a perdu aujourd’hui un des plus grands intellectuels de notre histoire. Nous avons perdu un être humain exceptionnel, qui a consacré sa vie à la culture, à la démocratie et à la justice sociale. Et il l’a fait avec excellence dans tous les domaines. Il fut un courageux adversaire de toute forme d’autoritarisme. Il a lutté contre la dictature militaire et toute sa vie il est resté fidèle aux idéaux de la gauche démocratique. Il n’était pas seulement un fondateur du PT, il était un militant quotidien du parti, un membre du PT toujours présent dans le bon combat pour la défense du développement national » [11].
L’économie est encore en grande partie de l’énergie fossile transformée
Après son troisième mariage avec Rosângela (Janja) en 2022 et au lendemain des résultats électoraux, Lula écrivait dans son compte twitter : « Ils pensaient avoir mis fin à ma vie politique et qu’ils m’avaient détruit. Mais je suis de nouveau ici. Stable, fort et amoureux. Rien ne me fera fléchir ». Sacré Lula ! Lourdes, sa première épouse est décédée ainsi que le bébé en accouchant en 1970. Il avait alors 26 ans. Marisa, sa seconde épouse, meurt d’une hémorragie cérébrale en 2017. Il en a vu mais ne se laisse pas abattre. Il ne s’en sortira de ce mal-être que grâce à la militance syndicale.
Une fois au pouvoir, ses premières mesures concernent Petrobras, entreprise étatique engagée dans la production, le raffinage, la distribution du pétrole et de ses produits dérivés. Dans un monde dont l’économie est en grande partie de l’énergie fossile transformée, au moins pour les 50 prochaines années, la lutte pour l’accès à cette ressource stratégique a encore de beaux jours devant elle. Comme l’a indiqué Lula en janvier 2020 à São Paulo,
« La plupart des grandes guerres que nous avons eues sur la planète depuis cette date ont eu pour objet le pétrole. L’invasion de l’Irak était pour le pétrole, l’invasion de la Libye était pour le pétrole. La tentative d’invasion du Venezuela a été faite à cause du pétrole. La plupart des conflits au Moyen-Orient sont dus au pétrole. C’est parce que les pays riches n’ont pas de pétrole - sauf les Américains, qui en ont beaucoup. Ils ont besoin d’une réserve stratégique qui a été créée après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’Allemagne a perdu parce qu’elle n’avait plus de carburants - l’Allemagne a manqué de gaz et a perdu la guerre. Tous les pays riches sont donc obligés d’avoir d’énormes réserves d’essence et de pétrole et ils démantèlent Petrobras » [12].
Parmi les 40 ouvrages lus au cours de sa prison, soit deux ouvrages par mois [13], celui de David Yergin O Petroleo, (Les hommes du pétrole-les maîtres du monde 1946-1991) a confirmé ses positions antérieures sur l’exploitation par et pour les Brésiliens du pétrole pré-sel, des réserves situées jusqu’à sept mille mètres de profondeur, sous la couche de sel formée il y a plus de 100 millions d’années. Ces réserves de pétrole sont estimées à 50 milliards de barils, soit plus du triple des gisements actuels exploités de 14 milliards [14]. Ce pétrole off-shore découvert en 2007 aux larges des côtes du Brésil renforce sa position comme puissance émergente sur la scène internationale.
Lula construit sa volonté de souveraineté nationale au cours des grandes grèves des années 1970 et 1980. Répondant en 1982 au philosophe politique français Félix Guattari, Lula dit clairement, « qu’il fallait créer les conditions qui permettent de ne dépendre ni de l’impérialisme américain ni de l’impérialisme soviétique » [15]. Et il ajoute « Ni du socialisme cubain, suédois ». Par la même occasion, Lula démystifie ce qu’il nomme « cette erreur historique selon laquelle nous ne serions bon qu’à travailler. Et de faire la preuve que l’administration d’un État n’est pas une question technique mais bel et bien politique » [16].
Dans cette optique de l’action politique, ce qui se joue au sein du PT dit Lula, « est la démystification de la distance entre l’intellectuel, l’étudiant, le paysan et le travailleur » [17]. Tout un projet de société qui ne passera pas en douce. Cette approche permet l’introduction des masses sur le terrain politique sans démagogie. L’État a pour tâche d’appliquer d’appliquer le contrat social (Constitution, élections, lois, budget, armée, administration publique, taxes et impôts). Pour Lula, « la question est de savoir de quel côté se situe l’État : du côté des puissances économiques ou de celui des travailleurs » [18].
Le poids des affects, Obama a raison et Lula n’a pas tort
À ces conditions objectives, il importe de considérer les comportements colonialistes des pays occidentaux qui conduisent les pays du Sud à chercher des moyens pour coopérer entre eux. Composé de quatre pays tels que Brésil, Russie, Inde et Chine, le BRIC formellement créé le 16 juin 2009 à Ekaterinbourg, en Russie deviendra un an plus tard, le BRICS, avec l’adhésion de l’Afrique du Sud (South Africa). Cette impulsion eut lieu quelques mois après la rencontre de Copenhague sur le climat qui s’est déroulé du 7 au 13 décembre 2009. Un incident diplomatique relativement sous-estimé eut lieu quand ces pays du BRIC se sont sentis rabroués dans les rapports internationaux. La menace explicite ou implicite de black-lister les autres ne peut plus marcher au 21e siècle. De sa cellule de prison, dans un entretien avec le journaliste brésilien Pepe Escobar, le président Lula dit sa déception de n’avoir pas pu organiser une rencontre entre Sarkozy, le président français, et Ahmadinejad, le président iranien, il poursuit en ces termes :
« Mais ensuite, nous discutions, discutions, ensuite j’ai proposé que Celso [Amorim, Ministre des Affaires Étrangères brésilien] appelle les Chinois et organise une réunion parallèle. C’était entre le Brésil, la Chine, l’Inde et peut-être l’Afrique du Sud. La Russie, je pense, n’était pas là. Et dans cette réunion, imaginez notre surprise quand Hillary Clinton l’apprend et essaie d’entrer dans la réunion. Les Chinois ne l’ont pas laissé faire. Tous ces Chinois, si nerveux derrière la porte, et puis vient Obama. Obama voulait entrer et les Chinois ne l’ont pas laissé faire. La Chine était représentée par Jiabao [Wen Jiabao, le premier ministre] » [19].
Les représentants de ces pays n’ont pas craint des représailles en indiquant la porte de sortie à Madame la Secrétaire d’État même en présence du président Obama. Le premier ministre chinois a protesté dans un mandarin carabiné, contre ce qu’il considérait inadmissible. Le président Lula a sauvé les meubles. Au diner, le président Obama dira aux autres officiels « je vais m’asseoir à coté de mon ami le président Lula ». Par sa médiation, Lula a démontré qu’il avait bien mérité le prix d’ « homme d’État mondial » décerné au Forum économique de Davos en Janvier 2010.
L’incident de Copenhague a son poids dans la propulsion des BRICS. Aux conditions objectives s’ajoutent les affects, conditions subjectives qui déterminent aussi les comportements. Comme l’exprime Vladimir Safatle, philosophe brésilien, il est « permis de penser la société à partir d’un circuit d’affects qui n’est plus fondé sur la peur » [20]. Les positions carrées des donateurs classiques poussent les pays émergents à préférer les rapports Sud-Sud.
Un exemple singulier : l’entreprise brésilienne Odebrecht a construit le terminal de conteneurs et du port de Mariel, à Cuba, inauguré en 2014. Cet immense projet est le troisième investissement d’envergure réalisé par Odebrecht. Les deux autres sont la rénovation d’une entreprise sucrière à Cienfuegos et la rénovation de l’aéroport Jose Marti à La Havane [21] à Cuba. Ces investissements de près de deux milliards de dollars ont eu lieu au grand dam des entreprises américaines de construction qui ont perdu un juteux marché. Une telle situation est appelée à se reproduire dans les pays du BRICS. Le président Obama l’a vite compris et a eu raison de rétablir les relations commerciales avec Cuba. Malgré la volonté du président Trump de faire marche arrière, le premier grand bénéficiaire est la multinationale américaine Caterpillar, spécialiste en équipements lourds, qui s’installe à Mariel en 2017. Le projet Mariel a été financé en grande partie par la banque de développement du Brésil BNDES avec un crédit de 682 millions de dollars américains sur un total d’un milliard. Cuba remboursera le Brésil par l’envoi de 6 000 médecins pour travailler dans les campagnes brésiliennes. Lula n’a pas tort de défendre un monde multipolaire en lieu et place de celui unipolaire que veut garder l’extrême-droite des États-Unis. Carte de visite d’un côté et poignée de main de l’autre. (À suivre)
* Économiste, écrivain
[1] Lula, « Sommet du G7 : Le président du Brésil Lula Da Silva appelle à une action rapide pour soulager les souffrances d’Haïti », AlterPresse, 22 Mai 2023.
[2] Jamil Chade, « EUA pedem ao Brasil para convencer China sobre nova operação no Haiti », UOL Noticias, 7 mai 2023.
[3] Helvétius, Œuvres complètes, tome premier, Bibliothèque Portative des Voyageurs, Paris 1818, P. 195
[4] Da Redação, « População negra aumentou no Brasil, revela Censo », Veja, 16 nov 2011.
[5] Instituto de Pesquisa Aplicada, Atlas da violência 2021, p. 50.
[6] Gazeta de Alagoas, « Lula : Negros e pobres pagam a conta da desigualdade social », no. 5400, 21/11/2003.
[7] Ibid.
[8] Robert Nelson Anderson, « The Quilombo of Palmares : A New Overview of a Maroon State in Seventeenth Century Brazil », Journal of Latin American Studies, Oct. 1996, Vol. 28, No. 3., Brazil : History and Society, pp. 545-566. Les autres leaders de la communauté de Palmares furent respectivement Aqualtune (1630- 1650), Ganga Zumba (1650-1678), Ganga Zona (1678).
[9] « mostrando que quem sofre com a desigualdade neste País é a mulher negra, o homem negro, o idoso negro, o jovem negro e a criança negra », Gazeta de Alagoas, op. cit.
[10] « O Brasil tem a sociedade mais desigual do planeta, recai sobre a mulher negra a síntese da perversidade nacional », Gazeta de Alagoas, ibid.
[11] Petistas lamentam morte de Antonio Candido, profesor e fundador do PT, 12/05/2017.
[12] Interview de l’ancien président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva au siège du Parti des travailleurs (PT), São Paulo en janvier 2020, avec les rédacteurs de Brasil Wire, Daniel Hunt et Brian Mier, en partenariat avec Michael Brooks.
[13] Os livros que Lula leu durante seus 580 dias na prisão, PCdoB, 16/01/2020.
[14] Petrobras/PreSal, A Petrobras fez historia. E fazendo o futuro, 2009. On lira aussi « A importancia do Pré-Sal », Federação Única dos Petroleiros (FUP), entidade sindical filiada à Central Única dos Trabalhadores (CUT), Rio de Janeiro, 25/9/2009.
[15] Lula, Entrevistas de Lula com Felix Guattari, São Paulo Editora Quadrelli, 1/9/1982, p. 22.
[16] Ibid, p.16.
[17] Ibid, p. 25.
[18] Ibid, p. 16
[19] Pepe Escobar, « BRICS was created as a tool of attack : Lula », Asia Times, August 29, 2019.
[20] Vladimir Safatle, Le circuit des affects — Corps politique, détresse et la fin de l’individu, Éditions Bord de l’eau, Lormont (Gironde), France, 2022, p. 14.
[21] Cuba taps Brazil’s Odebrecht for Havana airport expansion, The San Diego Trib une, March 9, 2015.