Par Suzy Castor*
Soumis à AlterPresse le 12 juin 2023
En ce mercredi 12 juin 2013, une fine pluie enveloppait Pétionville d’une atmosphère de tristesse. Le ciel pleurait avec nous au moment où Jessie réalisait le grand saut. On s’y attendait, vu le long tunnel de souffrance qu’elle a traversé avec tellement de courage et de dignité.
Cependant, cette attente restait abstraite jusqu’au moment où le destin nous imposa une vérité toujours brutale. Jesi est partie…elle voulait vivre. Contre ce cancer des intestins, elle s’est battue comme un fauve pour que la vie continue…Elle a été une grande combattante au moment de la mort comme elle l’a été tout au long de ses 57 ans de vie.
C’est donc une terrible perte pour nous tous, qui l’avions connue, appréciée, admirée et aimée. Jessie était une femme totale, capitale. Elle s’est réalisée dans des espaces différentes : Paris, Washington, Montréal, Mexico et Haïti. Partout elle s’est montrée toujours égale à elle-même, fidèle à une vision du monde qui a toujours guidé ses choix et son action. Militante à facettes multiples, nous l’avons connue dans des champs divers : académique, politique, secrétaire générale du Cep, dirigeante féministe, animatrice des mouvements sociaux. Toujours elle excellait dans la défense des causes embrassées ou dans toutes les missions qui lui étaient confiées. Cependant, La plus grande réalisation dont elle se réclamait avec beaucoup d’orgueil était d’être mère et grand-mère.
Le mouvement féministe perd une de ses principales figures. Déjà fortement secoué à la suite du tremblement de terre par la disparition de dirigeantes telles que Anne Marie Coriolan, Myriam Merlet, Magalie Marcelin et tant d’autres, le départ de Jesi a trois ans et demie à peine de ce tragique évènement représente un nouveau coup implacable. Jesi a mené avec vision et ténacité la lutte pour que la femme trouve sa pleine place dans une société qui reconnaisse dans les faits l’égalité entre l’homme et la femme. Son apport a la théorisation du mouvement et à la compréhension du patriarcat est inestimable. En outre, elle accordait une place de choix a l’organisation, contribuant à créer, renforcer, encadrer des associations à caractère national ou régional. Il nous suffit de rappeler, entre autres, la Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes (Conap) Fanm yo la, Kay Fanm, Enfofanm, TA, et une présence active et inestimable dans le Sud-Est, les Nippes.
Son entêtement et sa combativité se manifestent aussi sur plusieurs fronts comme son rôle lors du procès des Duvalier. Nous ne pouvons oublier ses apports dans le grand combat pour la paternité responsable. De haute lutte, les féministes haïtiennes ont obtenu sa votation au parlement le 12 avril 2012. Et aussi, son remarquable travail au Conseil électoral provisoire de 1995 dans une conjoncture tellement difficile.
Certains aspects de son tempérament la rendaient unique et irremplaçable pour beaucoup de nous. D’une profonde intégrité, elle était aussi d’une grande intransigeance envers elle-même et envers les autres. Elle avait conservé cette capacité de s’indigner qui étonnait ou dérangeait plus d’uns. D’une honnêteté à toute épreuve, elle défendait ses positions, rejetait les compromissions dans ses rapports politiques ou personnels. Avec le temps chacun pourra mieux encore mesurer toute la place qu’elle occupait dans ce grand combat pour Haïti, la Caraïbe, sa place dans notre vie, et pourtant avec une si grande modestie dans son comportement. Très active, Jessie a toujours été aussi d’une grande discrétion. Toujours disposée et au service des autres, elle construisait des ponts, établissait des passerelles entre personnes et organisations. Elle cultivait un vaste réseau d’amis à qui elle procurait beaucoup de tendresse, de solidarité et une loyauté indéfectible.
Mes relations avec Jessie remontent à la période de son séjour au Mexique, quand elle préparait sa thèse de maitrise sur La Caraïbe. C’était l’époque de la grande bataille antidictatoriale. Depuis lors, s’est tissée une amitié –commencée d’ailleurs avant même de nous rencontrer- qui perdurera toujours. Jessie s’était convertie en une collaboratrice fidèle de la revue Caribe Contemporaneo publiée par l’Université Nationale u Mexique (Unam) que je dirigeais à ce moment. A son retour en Haïti en 1986, nous nous sommes retrouvées dans plusieurs tranchées d’activités militantes, vivant ensemble les moments d’espoirs, d’illusions, de déceptions, de perspectives à la recherche de notre utopie. Et, elle a collaboré au Cresfed, à la revue RENCONTRE dont très vite elle s’est convertie non seulement en la coordinatrice mais en moteur.
Sacrée Jesi ! Forte, malgré son apparence fragile, discrète, elle faisait son travail minutieusement et avec aplomb, avec des « explosions » quand elle voulait pousser en avant ! Le personnel du Cresfed, le Comité d’édition et le Comité éditorial de la revue RENCONTRE vivent une amputation, qui fait mal. .
C’est une amie que nous pleurons, une femme de bien, une femme exceptionnelle et magnifique que nous avons perdue. Mais ceci a été grandiose d‘avoir partagé une partie de sa vie, ses connaissances et les valeurs éthiques, morales, humaines et professionnelles qu’elle cultivait. Elle est partie mais elle nous accompagnera toujours avec sa détermination, sa militance, sa verticalité et sa tendresse.
POUR JESI, Suzy Castor, 14 juin 2013
* Historienne, écrivaine