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Amériques (Haïti) : Une nouvelle ère pour la migration haïtienne - Entre exil et errance

Par Wooldy Edson Louidor

Bogota (Colombie), 31 mai 2023 [AlterPresse] --- La migration haïtienne à travers le monde est entrée dans une nouvelle ère, suite au tremblement de terre ayant dévasté Haïti le 12 janvier 2010. La migration haïtienne dite « post-séisme » se caractérise d’emblée par sa principale destination latino-américaine, en particulier, le Chili et le Brésil. Pourtant, depuis 2016, les migrantes et migrants haïtiens traversent près d’une dizaine de frontières latino-américaines pour se rendre vers les États-Unis d’Amérique et le Canada, observe l’agence en ligne AlterPresse.

Avec la fin, dans la nuit du jeudi 11 mai 2023, du Titre 42, une mesure qui a été prise par les États-Unis d’Amérique dans le cadre de la lutte contre la Covid-19 (le nouveau coronavirus) et qui permettait à ce pays, jusqu’au 11 mai 2023, de refouler ou déporter immédiatement les migrantes et migrants à la frontière, la migration haïtienne post-séisme fait face à de nouveaux enjeux à l’échelle hémisphérique.

Une migration mouvementée

La migration haïtienne dans son ensemble a subi d’importants soubresauts historiques, liés aux grands événements ayant eu lieu à l’échelle, non seulement caribéenne et latino-américaine (l’expansion du capital et du pouvoir militaire étasunien dans toute la région), mais aussi mondiale, par exemple, la Guerre froide opposant les États-Unis et l’ancienne Union des républiques socialistes soviétiques (Urss).

Depuis son commencement au début du siècle dernier en République Dominicaine et à Cuba sur ordre des États-Unis ayant occupé Haïti de 1915 à 1934, jusqu’à son apogée en Amérique Latine depuis le 12 janvier 2010, la migration haïtienne a ensuite connu des vagues migratoires successives vers les États-Unis d’Amérique et le Canada dans les années 1960 et 1970, puis l’exil politique à travers le monde (dont la France, le Mexique, le Venezuela et des pays d’Afrique) et l’arrivée en masse des boat-people sur les côtes de Miami et des îles caribéennes.

Cette histoire à la fois de longue durée (plus d’un siècle), mouvementée et hétérogène de la migration haïtienne (oscillant entre migration économique et exil politique, entre Haïti et un pays de destination), traverse actuellement une époque difficile, du Sud au Nord du continent américain, et oblige à envisager de nouveaux enjeux.

L’une des nouvelles données les plus importantes à souligner dans le contexte actuel consiste dans la fin du Titre 42 susmentionné.

Le fait de ne pas disposer d’un instrument « juridique » d’expulsion et de déportation rapide des étrangères et étrangers en situation irrégulière a provoqué la peur, aux États Unis d’Amérique, face à une éventuelle invasion de migrantes et migrants aux frontières étasuniennes. Les politiciens républicains attisent le feu, en pointant du doigt la négligence « démocrate ».

Des discours et narratifs, axés sur la sécurité, l’intolérance envers les étrangères et étrangers, voire sur le racisme, ont refait surface, alors qu’ont vu le jour des mesures extrêmes, dont un contrôle plus strict et la forte militarisation des points frontaliers et des menaces sérieuses, allant jusqu’à la déportation massive et l’interdiction, pour une période de dix ans, de fouler le territoire étasunien de personnes ayant franchi, de manière illégale, ces frontières.

Course folle migrante et remue-ménage des pays de transit et de destination

Par ailleurs, des migrantes et migrants ont entrepris une course folle pour arriver aux frontières étasuniennes et les traverser avant la fin du Titre 42. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Du premier janvier au 30 avril 2023, pour le premier quadrimestre de cette année, plus de 127,687 migrantes et migrants (six fois plus que l’année 2022, pour cette même période), dont 28,610 Haïtiennes et Haïtiens, le deuxième groupe national majoritaire derrière les Vénézuéliennes et Vénézuéliens (55,589), ont transité au Darien à la frontière colombo-panaméenne, selon les autorités panaméennes du Service national de la migration (Snm) [1] .

Tous ces mouvements migratoires intenses n’ont pas été sans conséquences sur les frontières au Nord et au Sud du continent. Le régime international des frontières, contrôlé surtout par des pays puissants, considérés comme les principales destinations potentielles, permet à ceux-ci de contenir des migrations, en déplaçant leur propre frontière et ainsi d’étendre celle-ci ou de l’externaliser vers d’autres pays.

Dans ce contexte, tout un remue-ménage a eu lieu aux frontières. Par exemple, le chemin Roxham, l’une des frontières terrestres les plus fréquentées par les migrantes et migrants, désireux d’entrer au Canada depuis les États-Unis d’Amérique, a été fermée par les autorités canadiennes le 25 mars 2023.

Cette décision sonne le glas, dans une certaine mesure, à l’Entente sur les tiers pays sûrs (accord canado-étasunien signé en 2002), l’un des derniers remparts pour la protection des droits des réfugiés potentiels arrivant au Canada, notamment à travers le chemin Roxham (poste de douane de la frontière terrestre canadienne).

Plusieurs spécialistes en la matière avaient, pourtant, mis en garde contre une telle décision.

Par exemple, François Crépeau insistait là-dessus en ces termes : « La solution de fermer le chemin Roxham ou d’élargir l’Entente sur les tiers pays sûrs n’a aucun sens. Ça ne résoudra rien du tout. Les migrants vont passer ailleurs. Tout ce que ça fait, c’est que ça renvoie dans la clandestinité plus profonde ces gens-là. Ça renforce les réseaux criminels, qui les exploitent, et ça permet à des gens, qui leur promettent de leur faire passer la frontière, de transformer ça en système de traite des êtres humains [2] »

Les migrantes et migrants se trouvent, donc, totalement démunis. Ils ne peuvent que compter sur l’aide des bénévoles pour faire face aux rigueurs du chemin Roxham. La situation deviendra de plus en plus complexe à l’arrivée de l’hiver, puisque le froid et des tempêtes hivernales représentent un danger mortel, comme c’était le cas en décembre 2022, quand le migrant haïtien Fritznel Richard a trouvé la mort sur le chemin Roxham, dans sa tentative de rejoindre sa famille aux États-Unis d’Amérique pour la Noël.

Par ailleurs, les frontières latino-américaines subissent aussi des pressions exercées par les États-Unis d’Amérique, en vue de contenir les migrations venant du Sud global, dont les Caraïbes, l’Afrique et l’Asie. La jungle du Darien, située à la frontière colombo-panaméenne, est l’une des principales priorités migratoires étasuniennes pour stopper ces migrations ou, pour le dire d’une façon euphémistique, pour rendre ces migrations « sûres, ordonnées et régulières ».

Par exemple, l’administration étasunienne de Joe Biden [Joseph Robinette Biden Jr.] a, le 27 avril 2023, signé un accord avec le gouvernement colombien de Petro [Gustavo Francisco Petro Urrego], visant à établir des centres de traitement des demandes d’asile, d’emplois et de réunification familiale aux États-Unis d’Amérique.

Tout semble indiquer que ces centres étasuniens extraterritoriaux seront également installés au Panama et au Guatemala, pour rendre moins difficile le trajet des migrantes et migrants vers les États-Unis d’Amérique. Cependant, les informations concernant le début et le mode de fonctionnement de ces centres, qui seront probablement accompagnés par des agences onusiennes, dont le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (Hcr), ne sont pas encore disponibles pour l’opinion publique.

D’aucuns avancent l’hypothèse d’une mainmise directe et progressive des États-Unis d’Amérique sur ces frontières latinoaméricaines, pour se les approprier et y déployer l’inimitié, orientée à mettre à distance les migrantes et migrants du Sud global.

Il faut souligner que les États-Unis d’Amérique jouent un rôle de plus en plus actif dans la gestion des migrations et des frontières. Par exemple, au début d’avril 2023, de concert avec la Colombie et le Panama, ils ont lancé un plan de travail conjoint pour faire face à la situation humanitaire, à laquelle font face les migrantes et migrants au Darien [3] .

La frontière colombo-panaméenne

Le continent américain est, donc, sujet à de nombreuses migrations, provenant, non seulement d’Haïti, du Venezuela, du Nicaragua et de Cuba (les quatre pays considérés comme les principaux pays d’origine des migrantes en migrants à l’échelle hémisphérique), mais aussi d’autres pays, dont l’Équateur et la Colombie.

Dans ces migrations, il y a lieu de souligner, en Amérique latine, deux grands points de convergence ou de confluence : la frontière colombo-panaméenne et les frontières mexicaines (en particulier, celle se trouvant à Tapachula au Sud, avec le Guatemala) qui sont sous contrôle étasunien depuis l’ère Trump.

Donc, l’actuelle administration des États-Unis d’Amérique a voulu, à tout prix, convaincre son homologue colombien de lui laisser le champ libre, pour participer à la gestion de la frontière du Darien, là où confluent les « caravanes » migrantes, qui se renforcent par la suite en Amérique Centrale. Le gouvernement de Joe Biden semble avoir gain de cause auprès du gouvernement de gauche colombien, dirigé par le président Gustavo Petro. Il s’agit d’une victoire importante pour Biden sur le double plan migratoire et frontalier.

Plus au Sud, le Chili et le Pérou se sont verbalement affrontés au sujet de la gestion de leur frontière commune, compte tenu de la traversée sur leur territoire de migrantes et migrants, dont des Vénézuéliennes et Vénézuéliens et des Haïtiennes et Haïtiens. Ces épisodes malheureux se répéteront, vu les multiples va-et-vient des migrantes et migrants (et l’absence d’entente mutuelle entre les gouvernements), qui retournent à leur pays d’origine ou de départ (comme c’est le cas pour les Haïtiennes et Haïtiens au Brésil ou au Chili) ou qui se redirigent vers les États-Unis d’Amérique et au Canada.

Et les migrantes et migrants ?

Dans le cas spécifique des Haïtiennes et Haïtiens, cette traversée continentale se transforme en un déracinement, puisque bon nombre d’entre elles et d’entre eux réalisent, pratiquement, une deuxième émigration (depuis le Chili et le Brésil) ou une troisième émigration, après avoir tenté leur chance en République Dominicaine et en Amérique du Sud. Cette ré-émigration ne fait que commencer, avec son lot de souffrances et d’incertitudes et avec de longues pauses aux frontières : chilienne-péruvienne, colombo-panaméenne, mexico-guatémaltèque, mexico-étasunienne, canado-étasunienne.

Il s’agit, visiblement, d’une errance, qui transforme cette migration en un exil sans fin et sans destination fixe. La migration haïtienne post-séisme se trouve entre errance et exil.

Point n’est besoin de lister les risques et menaces, auxquels sont confrontés ces migrantes et migrants dans leur parcours : des animaux sauvages, la maladie, l’épuisement, la faim, la déshydratation, les trafiquants et gangs armés, les violences sexuelles et racistes, entre autres. Pourtant, ils ne rebroussent pas chemin devant ces adversités ; sauf la mort semble être capable de mettre un point final à leur migration.

D’autre part, les possibilités réelles d’arriver aux États-Unis d’Amérique, au vu des nouvelles mesures post-Covid, se sont de plus en plus amoindries [4] .

Outre les annonces concernant les centres étasuniens de traitement de demande, qui auraient la finalité de faciliter l’entrée directe (sans traverser le Darien et l’Amérique Centrale) aux États-Unis d’Amérique, des programmes spéciaux, dont celui de « Humanitarian parole », continueraient de permettre à des migrantes et migrantes, en particulier celles et ceux des quatre nationalités haïtienne, vénézuélienne, cubaine et nicaraguayenne, de régulariser leur situation migratoire, au cas où elles et ils sont munis d’un passeport en règle et comptent sur une répondante / un répondant ou parrain (sponsor, en Anglais) dans ce pays de destination.

Cependant, Il y a lieu de souligner un certain durcissement des mesures relatives au droit d’asile, puisqu’il est désormais exigé, des demandeuses et demandeurs d’asile aux États-Unis d’Amérique, d’avoir, au préalable, produit une demande dans un pays tiers (le Mexique ou autre) pour pouvoir le faire par devant les autorités étasuniennes. Il s’agit d’une restriction importante, puisque les demandes d’asile mettent des mois, voire des années, à être reçues et déterminées par les autorités latino-américaines et autres, compte tenu des faibles infrastructures et des maigres ressources financières et humaines, dont ces tiers pays disposent.

La décision de franchir la frontière, sans passer par les procédures régulières, est passible de dures sanctions aux États-Unis d’Amérique, quand ces migrantes et migrants n’échouent pas tout simplement dans leur tentative, rendue de plus en plus infructueuse, vu le nombre d’embûches naturelles (désert, fleuve) et humaines (murs, militaires, brutalité migratoire et autres politiques d’inimitié) mises sur leur chemin.

Tout compte fait, les migrantes et migrants sont de plus en plus abandonnés à eux-mêmes, face à la toute-puissance des pays de destination, qui ferment arbitrairement leurs frontières et durcissent leurs politiques migratoires, et aussi face à l’indifférence des pays de transit, soucieux uniquement de faire valoir leur portion de souveraineté nationale et de débarrasser leur territoire d’une présence ou visite considérée comme indésirable.

L’heure est à l’inimitié sur toute la ligne du continent américain : le peu d’ouvertures en matière de politique migratoire, par exemple, l’octroi du permis humanitaire aux migrantes et migrants, originaires des quatre pays mentionnés plus haut, ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan, compte tenu des innombrables dangers, menaces, abus, souffrances et violations de droits humains, auxquels celles-ci et ceux-ci font face au cours de leur trajet et à l’arrivée.

Les frontières demeurent les points de passage les plus sensibles, où la vulnérabilité des migrantes et migrants, en particulier, ceux appartenant aux groupes les plus exposés, dont les filles, les femmes, les enfants en général, les personnes de couleur noire et non hispanophones, augmente de manière exponentielle. Pourtant, les frontières sont de plus en plus gérées, par le biais de l’externalisation étasunienne et d’autres dispositifs du régime international de contrôle, et où le langage de la protection internationale, des droits humains, du droit d’asile, de la solidarité, de l’accueil et de l’hospitalité est de plus en plus absent et est articulé ou, du moins, susurré par des communautés frontalières isolées, des congrégations religieuses, des volontaires et bénévoles, des organismes humanitaires et des groupes spontanés de la société civile.

Donc, l’entraide entre migrantes et migrants est de plus en plus fondamentale pour que celles-ci et ceux-ci puissent faire la route ensemble, enjamber les multiples obstacles, dont la mort, et sauver un tant soit peu leur dignité et leur humanité. [wel rc apr 31/05/2023 13:00]


[1Ces informations ont été reprises par les agences onusiennes, dont le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (Hcr) : https://data.unhcr.org/en/documents/details/100745

[2Suzanne Colpron, L’Entente sur les tiers pays sûrs en 10 questions. La Presse, 20 février 2023.
https://www.lapresse.ca/actualites/national/2023-02-20/l-entente-sur-les-tiers-pays-surs-en-10-questions.php

[3Voir l’article “Colombia, EE. UU. y Panamá lanzan campaña contra la migración irregular por el Tapón del Darién” du journal en ligne El colombiano (12 avril 2023) : https://www.elcolombiano.com/colombia/migracion-tapon-del-darien-colombia-estados-unidos-panama-lanzan-campana-OL21084930

[4Voir cet article combien instructif du New York Times : “¿Quién entra a EE. UU.? Guía de las caóticas reglas que rigen el cruce a la frontera” (Natalie Kitroeff, Christine Zhang, Miriam Jordan y Eileen Sullivan, 11 mai 2023). https://www.nytimes.com/es/interactive/2023/05/11/espanol/frontera-mexico-usa-rutas.html