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Haïti-Criminalité : A Fort Jacques, « nous sommes devenus néant »

P-au-P., 10 mai 2023 [AlterPresse] --- Des habitants de Fort Jacques ayant fui cette localité de la commune de Kenscoff (est de la capitale), occupée depuis plusieurs mois par des bandits armés, estiment avoir été dépouillés de leur humanité, après avoir été laissés à la merci des malfrats par les autorités et la police, selon les témoignages recueillis par l’agence en ligne AlterPresse.

« Nous sommes devenus néant, nous avons le sentiment de ne plus exister », soupire Falane, 21 ans, étudiante de 2e année en Finances dans une université privée de la capitale.

Elle vivait à Fort Jacques, désormais totalement soumis à la terreur des membres de gangs armés, qui y ont établi leur base depuis environ 3 mois.

Depuis février 2023, en plus des personnes tuées, les activités commerciales et scolaires sont paralysées à Fort Jacques. Le marché informel fonctionne nettement au ralenti. Les transports en commun et les motos-taxis ne peuvent plus circuler librement.

La perturbation est totale. La semaine dernière, des habitants qui tentaient de rester encore dans cette communauté meurtrie, ont été chassés de leurs maisons, témoigne une mère de famille à AlterPresse.

Elle est la tante de Falane, qui a trouvé refuge chez une famille à Delmas (périphérie nord-est de la capitale) pour pouvoir poursuivre ses activités académiques. La jeune fille est séparée de sa mère et de sa jeune sœur.

« Tout le monde est parti », dit-elle. « Même ceux et celles qui sont nés là-bas et qui y ont toujours vécu ».

Lorsqu’elle a parlé à AlterPresse, Falane se trouvait pour quelques jours à Petit-Goave (à 68 km au au sud de la capitale), où elle a été accueillie par les parents d’une camarade. Elle y est allée en quête d’un brin de sérénité, confie-t-elle, voulant s’éloigner momentanément de la fureur de Port-au-Prince.

Ce sont plus de 600 personnes, qui ont été tuées pour le seul mois d’avril 2023, dans la nouvelle vague de violence extrême, qui a frappé plusieurs quartiers, dans la zone métropolitaine de la capitale, Port-au-Prince, selon un bilan rendu public, le 9 mai 2023, par le Haut-commissariat aux droits humains (Hcdh) de l’Organisation des Nations unies (Onu).

Une forte augmentation, quand on compare le chiffre d’avril 2023 à celui du trimestre précédent : 846 personnes tuées, de janvier à mars 2023, toujours selon la même source.

393 personnes ont été également blessées et 395 enlevées en avril, soit une augmentation de 28 % de la violence par rapport au trimestre précédent.

« un cycle de violence sans fin » s’empare d’Haïti, selon le Haut-commissaire des Nations unies aux droits humains, l’Autrichien Volker Türk, et cela peut se constater dans la plupart des recoins de la capitale et sa périphérie, comme Fort Jacques.

« Des adolescents peinent à transporter les lourds fusils »

Dans ce paisible village, niché dans la montagne et balayé par des vents frais, des bandits armés circulent à visage découvert.

« Des adolescents peinent à transporter les lourds fusils », avec lesquels ils sèment la mort, se souvient Falane.

Tension et panique se conjuguent et la terreur a progressivement occupé toute la place abandonnée par la police, ajoute-t-elle, d’un ton calme, qui contraste avec son désarroi.

Elle enchaine sur d’autres images terribles, enregistrées dans sa mémoire de jeune fille. Des cadavres laissés au bord des routes…

Elle n’oublie pas, non plus, cette adolescente qui, terrassée par l’émotion et un stress permanent, s’est brusquement vue pousser des cheveux blancs. Elle venait juste d’échapper à la mort, quand des bandits ont menacé d’incendier un chauffeur de taxi moto et son passager. Le passager n’était autre qu’elle.

Falane ressent encore la douleur de cette mère, qui a vu son enfant de 11 ans décédé subitement, au milieu de la tension entretenue par des tirs incessants d’armes automatiques…

Cette victime ne sera pas prise en compte dans les bilans macabres, établis continuellement, alors que la situation sécuritaire ne fait que se dégrader, malgré des opérations annoncées par la police et les nouveaux matériels et équipements livrés à l’institution policière.

Quand-est-ce que le secours de la police viendra-t-il ?

Les activités des bandes criminelles se sont intensifiées, ces dernières semaines, aux portes mêmes de l’Académie nationale de police, à Pernier/Frères (localités de Pétionville, périphérie est), rapportent des riveraines et riverains.

Ces derniers déplorent l’absence continue de la police dans ces zones complètement abandonnées, selon eux, aux bandits.

Les gangs poursuivent également leur inexorable avancée dans des zones, comme Diègue, Méyotte, Morette, Corlette, Frères et Tabarre, à l’est/nord-est de la capitale, rapportent des habitants de ces zones.

Depuis la nuit du 23 au 24 avril 2023, suite à la tentative des gangs de prendre le contrôle de plusieurs quartiers de la capitale, dont Debussy, Turgeau, Pacot et Canapé Vert, une grande colère a pourtant éclaté, conduisant à une importante mobilisation anti-gang dans certains quartiers de Port-au-Prince et dans des villes de province.

Cet élan a accompagné la déroute du chef de gang Carlo Petit-Homme, plus connu sous le nom de Ti Makak, tué lors d’opérations policières à Laboule et Thomassin, quartiers réputés huppés à l’est de la capitale. Le gang a été démantelé, se félicite la police.

Suite à ces évènements, Falane nourrissait l’espoir de pouvoir rentrer chez elle. Mais, malheureusement, les gangs conservent leur mainmise sur Fort Jacques et plusieurs autres quartiers périphériques, où la police ne met plus les pieds et où les rares habitantes et habitants, qui y restent encore, se demandent s’ils sont des fils et filles d’Haïti. [apr 10/05/2023 05:00]