Par Pierre-Richard Cajuste*
Soumis à AlterPresse le 1er mai 2023
La prise des sanctions par les États-Unis, le Canada et la République Dominicaine à l’encontre de certains hommes politiques, du secteur privé ainsi que des principaux chefs de gangs en Haïti, en application de la résolution 2653 (2022) du Conseil de sécurité de l’ONU, a étonné les observateurs tant par l’étendue des individus visés, le profil de certains concernés que par l’objectif poursuivi.
Si les autorités canadiennes et américaines justifient leurs mesures par la situation de terreur et la crise humanitaire qui frappent la majorité de la population haïtienne, cependant pour les autorités de la République Dominicaine, les gangs constituent, par leurs actions, une menace pour les intérêts et les institutions de leur État.
Se basant sur cette justification, certains Haïtiens estiment que les sanctions ne sont pas prises en vue de contribuer à la résolution de la crise et d’assurer la stabilité de la situation en Haïti mais qu’elles constituent au contraire une opportunité pour les Dominicains d’asseoir leur domination économique sur Haïti. C’est la raison pour laquelle, affirme-t-on, certaines figures des secteurs privés et politiques de notre pays ne figurent pas sur la liste dominicaine. Certains effectueraient, selon les dires, d’importants investissements en République Dominicaine. D’autres seraient proches d’hommes d’affaires dominicains investissant en Haïti.
Pour de nombreux commentateurs haïtiens, le Président Abinader, peu suspect de sympathie haïtienne, aurait des visées expansionnistes. Les Dominicains chercheraient à prendre une « revanche historique » sur Haïti qui avait occupé pendant 22 ans leur pays. Tant dans les programmes radiophoniques que sur les réseaux sociaux, de nombreux Haïtiens estiment que, derrière les déclarations de solidarité avec le peuple haïtien, se cacherait une réalité géostratégique beaucoup plus précise et terrible, à savoir rien de moins que le projet d’occupation du territoire national afin d’avoir le contrôle des ressources minières qui, selon certaines « études », seraient littéralement incommensurables. Cette affirmation relative à l’immense richesse supposée du sous-sol haïtien, bien que très populaire, ne s’accompagne pourtant, à ce jour, d’aucune preuve géologique ni ne se réfère à quelque recherche scientifique sérieuse.
Dans ce maelström d’opinions qui fusent de toutes parts, sans souci de vérité historique ou de vérification rigoureuse des faits, les soi-disant « experts », tout comme leurs homologues ultranationalistes dominicains, se perdent en conjectures et imaginent des scenarii politiques à la dimension de leurs illusions et de leurs cauchemars.
L’un des sophismes les plus communs énoncé de manière répétitive est que l’économie dominicaine dépend en grande partie du marché haïtien. En conséquence, des mesures de protection contre certains produits dominicains auront des effets économiques néfastes sur les producteurs dominicains et porteront un coup fatal à l’économie de la République voisine. Si l’utilisation des instruments de protection sert à protéger la production dans un pays, les mesures prises il y a quelques années, par l’État haïtien limitant l’accès à son marché de certains produits dominicains n’ont pas eu l’effet escompté. Il y a diverses raisons à cela dont l’une est liée à la notion de compétitivité du pays : Haïti ne produit pas suffisamment pour satisfaire les demandes intérieures et contribuer ainsi à l’amélioration du niveau de vie de ses citoyens. Pour répondre à la demande locale, notre pays doit en grande partie se tourner vers la République Dominicaine. Autrement dit, nous restons davantage tributaires de nos voisins qu’eux de nous.
D’ailleurs, les statistiques économiques de la région fournissent des informations pertinentes sur le poids des échanges commerciaux entre la République Dominicaine et d’autres espaces économiques tels que les États-Unis, l’Union européenne et le reste du monde. Le montant des exportations dominicaines atteint depuis quelques années plus de 20 milliards de dollars par an, 54% vers le marché américain, 23% vers le marché européen et asiatique, avec seulement 5% vers Haïti représentant environ 1.5 milliards de dollars pour près de 326 produits (fer, ciment, œufs, poulets, charcuterie, biscuits etc…). Cela signifie que n’importe quelle mesure de nature « protectionniste » qu’auraient prise les autorités haïtiennes ne saurait affecter fondamentalement sinon de manière négligeable l’économie de nos voisins.
Par souci d’honnêteté et de prudence, on doit reconnaître qu’il existe au sein de la classe moyenne dominicaine des PME (petites et moyennes entreprises) pour lesquelles le marché haïtien représente une opportunité. Toutefois, contrairement à cette idée sans cesse ressassée de « dépendance », vis-à-vis d’Haïti, les Dominicains se sont mis à l’abri en adoptant depuis quelques temps une politique économique et d’ouverture au commerce extérieur représentant 52% de leur Produit Intérieur Brut (PIB) tout en intensifiant leurs exportations vers les États-Unis, l’Union Européenne et le reste du monde avec des produits tel que l’or (17.5%), des instruments et appareils médicaux (9.6%), des cigares et cigarettes (8.1%), des appareils électriques (5%) et des articles de bijouterie (4.6%).
Malgré tout ce qu’on peut dire, les officiels du pays voisin prennent les mesures de déportation lors des périodes d’intensification des luttes politiques internes (principalement lors des compétitions électorales) parce qu’ils savent que le volume des migrants en situation irrégulière aura tendance à augmenter en raison du climat de violence qui, à ces moments-là, s’y installe.
La main-d’œuvre des bateyes est très peu recherchée pour le moment, la République Dominicaine tendant de plus en plus à se mécaniser. Comme c’est un pays constamment en chantier, les salariés haïtiens vont maintenant se retrouver dans le secteur de la construction, l’hôtellerie, les services où il existe des emplois considérables. Ces secteurs représentent près de 4.5% du PIB de l’État voisin.
Au nom de la stabilité politique
Les élites politiques dominicaines ont réussi un pari qui fait que la société jouit désormais d’une certaine stabilité après de longs mois d’agitation politico-électorale. Le XIXe siècle dominicain ne fut pas plus calme, plus paisible, plus consensuel que le nôtre : les luttes fratricides, les conflits politiques et les luttes de classes ont marqué le processus sociopolitique avec la même intensité, la même violence que les batailles que nous avons connues en Haïti. Des secteurs politiques des deux côtés de la frontière se sont retrouvés à couteaux tirés ou dans des alliances parfois naturelles parfois contre-nature. Par exemple, le général Ramon Buenaventura Baez avait jugé bon de souscrire aux demandes des politiciens haïtiens en décembre 1869 en rapatriant le président déchu, Sylvain Salnave, réfugié en territoire dominicain. Cette alliance politique allait coûter la vie à Salnave qui sera fusillé. En revanche, sous le gouvernement de Juan Bosch, dans les années 1960, les militants politiques haïtiens ne furent pas livrés aux griffes du dictateur François Duvalier, alias Papa Doc.
De nos jours, les élites politiques dominicaines, alliées au secteur économique, ont compris la nécessité de la paix sociale comme condition essentielle du développement économique et politique. La démocratie représentative va connaître ses beaux jours dans cette République qui, comme nous, a connu la dictature sous la férule du caudillo Rafael Leonidas Trujillo. Le fait est que la bourgeoisie dominicaine, à vocation nationale, a fait le choix d’un modèle économique qui, dans le contexte de la Guerre froide et de l’Alliance pour le Progrès sponsorisé par Washington en vue d’endiguer le communisme soviéto-cubain, a fait ses preuves par la pénétration à outrance du capital étranger et l’intégration de plain-pied de l’économie dominicaine dans le processus de mondialisation avec plus de 47 milliards de dollars d’investissement direct étranger tandis que pour Haïti, ce montant est moins d’un milliard de dollars.
Intérêt oblige, le consensus politique restera le maître-mot de la pratique politique en République Dominicaine. Le besoin de stabilité politique fera que le parti gagnant aux joutes électorales se fera le devoir d’ouvrir ses bras aux vaincus dans une sorte d’alliance objective. La victoire d’un parti débouche presque toujours sur une coalition consensuelle dévouée à faire fonctionner le pays. Le vainqueur ne remporte pas tout. En République Dominicaine, les perdants aux élections ne vont pas se mettre en tête de détruire leurs adversaires, comme il est de coutume chez nous mais songeront plutôt à jouer scrupuleusement leur rôle de vigiles en passant à l’opposition. S’ils s’opposent aux forces politiques qui dirigent l’État, c’est moins dans un esprit de revanche que pour veiller au bien commun.
Certains trouveraient nos propos laudatifs, mais il convient d’aborder les données avec beaucoup de sérénité pour mieux appréhender la situation des deux pays se partageant l’île. Le discours ultranationaliste est à éviter : il entretient les rancœurs de part et d’autre.
Du côté dominicain, les secteurs anti-haïtiens doivent savoir que les Haïtiens ne laissent pas leur pays de gaîté de cœur et le problème migratoire ne s’atténuera que lorsque Haïti connaîtra la stabilité, la bonne gouvernance et un autre modèle économique. Il reconnaît aux élites haïtiennes de prendre leurs responsabilités pour changer leur pays.
Toujours est-il que les deux nations sont condamnées à vivre ensemble. La détérioration de la situation en Haïti aura un impact de l’autre côté de l’île. Les deux pays ont intérêt à résoudre ensemble leurs problèmes.
*Ex-Délégué d’Haïti à l’ONU
cajuste2000@yahoo.com