En mémoire de Jacques Roche
Par Maguet Delva [1]
Ami,
Nous, nous sommes rencontrés par un beau matin d’été des années 80 à la cité universitaire de Paris. A une table où nous mangions, tu es venu t’installer. Nous engageâmes aussitôt une conversation à bâtons rompus. Comme d’habitude, elle tourna autour de la politique puis glissa vers la poésie. Nous comprîmes que tu étais poète.
Le soir venu sur la pelouse de la maison de Province de France par une belle nuit d’été, tu déclamais les vers de Baudelaire, de Victor Hugo, de Despetre, de René Philotecte avec un talent qui faisait l’admiration des badauds de la cité universitaire. En bon élève haïtien que tu fus, ces vers tu les récitais par cœur au point qu’un guitariste nomade t’avait proposé de les mettre en musique croyant qu’ils étaient de toi.
Journaliste cela va de soi, curieux de tout, tu t’intéressais à tout, surtout tu posais beaucoup de questions. Je te revoyais encore à la librairie l’Harmattan écumant livres sur livres. Nous aimions bien ton personnage qui pouvait passer allègrement d’une discussion sur les règles grammaticales aux questions les plus pointues de la géopolitique.
Mais, même avec ce merveilleux talent tu n’as pas su convaincre tes assassins de te relâcher : preuve que ces « sentinelles » comme tu l’as si bien écrit sont fanatisées par la capacité qu’ils ont de tuer. Ton combat contre la dictature de l’ex-président Aristide avait fait la joie de ceux qui t’avaient côtoyés à Paris. Tu étais à la hauteur des discussions que nous avions eues au sujet de la société haïtienne et des changements que nous souhaitions. Tu étais animé d’un idéal rêvant à une nouvelle Haïti sans discrimination où chacun aurait sa chance.
La nouvelle de ton enlèvement par des ombres nous avait plongés dans l’angoisse et l’attente. Nous scrutions les dépêches, guettions les nouvelles en provenance de notre malheureux pays. Un brin d’espoir, puis l’attente encore et la nouvelle que tes geôliers ont décidé de commettre l’irréparable.
L’information de ton assassinat nous est parvenue alors que nous nous promenions à la cité universitaire. Là même où nous nous étions rencontrés quinze ans plutôt. Ami, comme toujours, surtout en cette période, les bosquets sont d’un vert éblouissant, le soleil exaltait les rouges variés, les pourpres et ocres des toits et des pierres formant une harmonie parfaite. La verdure des jardins certes un peu brûlés derrière la maison du Mexique s’accordait à la tranquille lumière. Sensible seulement à cet harmonieux foisonnement nous pensions que si Dieu existe il volerait à ton secours. Une fois de plus il s’est dégonflé devant l’indicible.
Mort, oui notre ami Jacques Roche est mort, d’une mort stupide. Pauvre corps exposé aux regards, nous éprouvons une violente pitié pour cet homme. Rien, jamais rien ne pourra justifier la disparition d’un homme dans des conditions aussi macabres.
Le long cortège des martyrs haïtiens nous fait horreur. Je t’imagine discuter avec tes geôliers, les pressant de questions comme tu en avais l’habitude, savoir, jusqu’à ta fin, essayer de comprendre, pourquoi la société haïtienne en était arrivée là . Je t’imagine en train de prendre des notes en les regardant vaquer à leurs sales besognes. Oui, cher ami, ton sang retombera sur leurs têtes comme une foudre salvatrice qui éclairera l’aube d’une nouvelle renaissance haïtienne. En prenant ta vie, tes assassins ont signé l’acte d’accusation, les tontons macoutes de papa doc avaient fait exactement la même chose à l’égard d’un autre poète, comme si chez nous le cycle de la barbarie recommence indéfiniment.
Ceux qui arment les bras de nos enfants pour qu’ils deviennent des assassins dès leur plus jeune âge commettent un crime contre l’humanité. Ceux qui marchent dans les rues de nos villes et qui participent à des complots menant à la mort doivent savoir que le sang d’un innocent ne restera pas impuni. Déjà nous constatons qu’un prêtre qui décidément ne prononce que des paroles de haine compare ton enlèvement à celui d’un ancien président qui lui est bien vivant avec des millions de dollars qu’il dépense généreusement pour qu’on relaye sa propagande. Quelle honte, ces gens là avec leurs mots creux ne sont jamais en retard d’une bassesse. La haine a sa logique, le reste nous osons l’écrire n’est que détail : il est des temps et des lieux où l’indicible devient banal.
Faut-il penser à ce long corps allongé qui, aux dires des agences de presse ne pesait que cinquante kilos et qui a terminé sa course sur une chaise en plein milieu d’un chemin. Depuis que les macoutes, zenglindos, les hommes de l’opération Bagdad, les kidnappeurs font la profession de tuer dans notre pays, les cadavres des justes jalonnent nos routes. Mais dans cette spirale, les kidnappeurs semblent avoir franchir un nouveau seuil dans l’insoutenable.
Ami, depuis quelques jours ton nom est sur toutes les lèvres, nous ouvrons les journaux, te voilà à la une. Tes amis parisiens ont le souffle coupé. Nous formulons le vœux que là où tu te trouves tu aies la lumière.
Maguet DELVA, Paris le 21/07/2005
[1] journaliste