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" On me rapporte que les assassins (de Jacques Roche) en deviennent dingues "

Par Arnold Antonin [1]

Soumis à AlterPresse le 22 juillet 2005

TOUT VA MAL (Titre d’un poème de Jacques Roche)

Enfin voici un texte d’Alain Simon qui résume ce qu’avait voulu être Jacques Roche, me semble-t-il et que je veux partager avec vous.

« Un ‘acteur-créateur’, comme le ‘bâtiment théâtre’, est au centre de la cité, traversé par ses bruits et ses troubles ; il est à l’intersection du public et de l’intime, du social et de l’individuel, du culturel et de l’artistique. L’enjeu de l’acteur est d’être le « laboureur » de ces croisements.

Tout spectacle est une veillée funèbre. L’homme contemple et veille l’homme mortel en observant les soubresauts du corps qui va cesser de respirer. Oui, le jeu c’est l’exercice plus ou moins subtil et élaboré des soubresauts de l’homme qui meurt. C’est pour cela que la représentation sur le plateau du héros qui agonise et dont on guette les dernières paroles est toujours un peu une image obscène du théâtre parce que redondante. Tout théâtre est le spectacle de l’agonie. »

Alain Simon

Depuis sa mort, c’est la 2ème fois que je prends la parole pour parler de Jacques.
La 1ère fois c’était au festival de cinéma de Jacmel où je disais que, par définition, les cinéastes sont des gens qui aiment bien ouvrir les yeux et ne pouvaient s’empêcher de voir ce que la mort de Jacques avait de ressemblance avec celles de Jacques Stephen Alexis et de Richard Brisson, de Jean Dominique et de Brignol Lindor ; les cinéastes ne pouvaient s’empêcher de voir les ressemblances entre la mort de Jacques Roche et les événements du 5 décembre 2003 quand les assassins avaient brisé les 2 jambes du recteur..

Aujourd’hui je prends la parole à nouveau mais à contre cœur. Je ne veux plus prendre la parole, je ne veux plus rien dire.

Je veux des actions afin que cela ne se répète plus. J’en ai assez des mots et des discours fumeux. Assez des vœux. Je veux des nouvelles de plans et d’actions qui m’annoncent que cela ne se répète plus.

Depuis la mort de Jacques, mon sentiment est que tous les mots sont de trop, tous les mots ont perdu encore plus de leur sens.

Depuis la mort de Jacques, tous les gestes deviennent pour moi gesticulation. Toute cérémonie devient dérisoire pantomime.

La mort de Jacques rend compte de la futilité, de l’inanité de tout ce que nous entreprenons dans ce pays depuis le 29 février 2004.

Que faisions-nous depuis l’enlèvement de Jacques ? Je le sais pour ce qui me concerne. Je continuais à vivre ma vie normale. Je continuais de feindre de vivre normalement. Je mangeais, buvais, travaillais, pissais.

Mais il y avait autre chose que j’aurais voulu faire. Je voulais trouver quelqu’un d’autre pour hurler avec moi.

L’avant- veille de sa mort, j’ai parlé avec tous ceux avec qui j’ai pu pour leur dire de crier avec moi haut et fort que nous le voulions vivant, de hurler avec moi. Mes amis m’ont donné de très bonnes raisons pour ne pas hurler.

Il aurait mieux valu l’avoir fait.

Il aurait mieux valu qu’un puissant cri monte de nous tous et arrive jusqu’à Jacques.

Il aurait senti qu’il ne mourrait pas tout seul dans l’indifférence ou l’impuissance de ceux qu’il aimait.

Il aurait entendu nos cris se mêler aux siens quand il a reçu le premier coup de poignard.

Il aurait entendu nos cris se mêler aux siens quand il en a reçu le second.

Il aurait entendu nos cris se mêler aux siens quand ils ont tordu et cassé son premier bras.
Il aurait entendu nos cris quand ils ont cassé son deuxième bras, quand on lui a lacéré et brûlé la chair.

Il aurait su qu’il n’était pas seul car Jacques est mort seul.

Mais sa mort ne doit pas être vaine et se noyer dans l’insignifiance des discours et des mots. Du cérémonial.

Jacques, écorché vif comme tant de poètes, ce que tu as dû souffrir pour essayer de nous réveiller.

Etrangers, qui êtes venus chez nous,

Haïtiens qui ne vous êtes pas encore sauvé de ce pays... écoutez sa voix .

Haïtiens de partout écoutez sa voix.

Depuis la mort de Jacques sa voix ne cesse de résonner partout. ....

A chaque fois que je l’écoute, je me dis que s’il n’avait pas gravé cette voix nous ne l’aurions plus jamais entendue.

Cette voix de Cassandre lucide et d’oracle rageur.

Combien de temps encore l’entendrons- nous ? Et ceux qui n’ont pas gravé leur voix ? Que ferons- nous quand on les enlèvera à leur tour ?

Jacques a laissé sa voix.

Il est mort mais il continue de parler.

On m’a dit qu’à Solino, au Bel-air, à Delmas, à Cité soleil, tout le monde parle de miracle. C’est la première fois qu’un mort parle autant et tient ce langage..

On me rapporte que les assassins en deviennent dingues.

Ils savent l’avoir tué. Ils savent lui avoir brûlé la langue.

Et il continue à parler.

Là où ils se retournent, ils entendent la voix du mort qui ne nasille pas.

Certains ont décidé d’appendre à lire pour comprendre ce qu’il raconte.

On me dit qu’il y a de vifs débats parmi les assassins et leurs admirateurs sur ce que dit le mort.

Certains disent qu’il faut tuer les mots que prononce le mort, que déblatère ce mort.

Quels sont ces mots que dit le mort et qu’ils ne veulent pas écouter ?

Dignité et respect pour tous, paix et amour.

Nous retiendrons de toi Jacques cette ultime leçon de ton martyre : pour que l’espoir revienne dans la boite de Pandore en attendant d’y enfermer tous les démons qui s’en sont échappés, il ne faut pas que nous attendions résignés notre tour- kidnappés, torturés et morts en sursis. Arrêtons la terreur tous ensemble !

Que chacun fasse son devoir !

Arnold Antonin, le 20 juillet 2004


[1Cineaste, Directeur du centre Pétion Bolivar