Par Nancy Roc*
Soumis à AlterPresse le 1er février 2023
En Haïti, « les femmes et les filles souffrent de l’indignité de la violence sexuelle armée dans une société, où la violence est devenue plus courante qu’un repas sain », a écrit Sharma Aurélien de l’organisation féministe Solidarite fanm ayisyèn (Sofa), dans le Miami Herald cette semaine. Avec la multitude de viols et viols collectifs commis en toute impunité par les gangs, les haïtiennes sont traitées comme des morceaux de viande et les mineures n’échappent pas au terrible sort de leurs ainées. Dyela *, 13 ans, kidnappée et survivante de viols collectifs à la Croix-des-Bouquets, s’est confiée à notre consœur Nancy Roc, journaliste indépendante, qui a enquêté pendant deux mois sur ce phénomène devenu systémique dans cet État failli.
« Nous sommes dans une situation catastrophique », a déclaré Elizabeth Richard, coordinatrice de programme à ActionAid Haïti, un groupe à but non lucratif travaillant pour soutenir les victimes de violences sexuelles dans le pays. Avec des vidéos d’attaques de gangs, largement diffusées sur les réseaux sociaux, Richard a souligné qu’un sentiment d’engourdissement et de déshumanisation s’était installé, éclipsant l’ampleur du problème.
Qu’il s’agisse d’enlèvements, de viols ou même de meurtres, la violence des gangs en Haïti n’arrête pas de s’amplifier, impliquant des femmes de tous âges, mais aussi des mineures et des enfants qui resteront à jamais traumatisés. Dyela fait partie de ces milliers de victimes, sur lesquelles la société haïtienne ferme les yeux.
La brebis et les loups
Dans l’après-midi du 7 juillet 2022, Dyela* revenait, comme chaque jour, de son école à la Croix des Bouquets, dans l’Ouest de Port-au-Prince. Elle marchait sur la route pour aller rejoindre sa mère, lorsque, soudainement, une moto, avec trois jeunes hommes, s’arrête près d’elle.« En deux temps trois mouvements, ils m’ont kidnappée et m’ont mise sur la moto », dit-elle. « Je n’ai même pas eu le temps de crier et me suis retrouvée coincée entre eux ».
A 13 ans, Dyele ignore encore qu’elle va vivre le pire cauchemar de sa courte vie. « Ils étaient cagoulés et m’ont bandé les yeux. Je n’ai jamais vu où ils m’ont emmenée », raconte-elle en détournant les yeux. A peine arrivée à destination, les hommes lui arrachent violemment ses habits et la jettent sur un matelas à terre. « Je ne comprenais rien de ce qui m’arrivait et je ne savais même pas ce qu’ils allaient me faire », précise cette jeune vierge, ignorante de tout acte sexuel voire d’un viol.
Ils ligotent ses mains en la maintenant à terre, écartent brutalement ses jambes et la violent, tour à tour. « Je me suis débattue, mais ils étaient trop forts. J’avais beau crier, pleurer et les supplier d’arrêter, je ne crois même pas qu’ils comprenaient ce que je disais. Ils puaient l’alcool et je crois qu’ils étaient drogués ». Car, lorsque dans la violence, son bandeau est tombé, elle a vu les yeux de son premier violeur à travers sa cagoule et « ils étaient très rouges », précise Dyela en tremblant et en serrant ses mains. « Comme je saignais beaucoup, ils m’ont finalement apporté de l’eau sale sans même un savon pour me laver. J’avais tellement mal que je ne pouvais ni parler, ni marcher normalement ». Mais, l’adolescente de 13 ans n’était pas au bout de son calvaire : après avoir été violée par les trois jeunes hommes, ils récidivent le lendemain avec deux autres comparses, soit cinq à la fois !
Dyela est séquestrée dans cette pièce pendant deux semaines, car non contents de leurs forfaits, les criminels exigent aussi une rançon auprès de sa famille pour la libérer : 30,000 dollars haïtiens (environ 1,000 dollars américains) ; une fortune pour sa mère, qui est une simple paysanne. « Elle a dû vendre tout ce qu’elle avait : un cabri (chèvre), un bœuf et une parcelle de terre que nous avions », explique l’adolescente.
Quand ils l’ont relâchée sur la route, « je ne marchais plus de la même façon et j’avais beaucoup de douleurs. Quand je suis enfin arrivée à la maison, ma tante m’a transportée à l’hôpital » C’est là que Dyela reçoit ses premiers soins et des médicaments pour soigner ses blessures.
Quand, des jours plus tard, elle arrive à Oganizasyon Fanm Vanyan an Aksyon – (Organisation femmes vaillantes en action) (Ofava) - une organisation locale à but non lucratif, fondée le 28 mars 2008 et qui travaille avec les femmes et les filles victimes de violences basées sur le genre (Vbg) - Dyela est une enfant complétement traumatisée : « elle était déprimée, pleurait, criait, ne pouvait pas dormir et ne voulait parler à personne », raconte Mme Lamercie Pierre Charles, Directrice et fondatrice de cette institution, reconnue par le ministère des Affaires sociales. Il faudra attendre 4 à 5 jours pour que Dyela accepte de raconter son histoire à une psychologue. Son esprit et son corps sont meurtris : « elle avait des blessures au cou, aux poignets, aux chevilles et aux épaules », dit Mme Pierre Charles, qui précise que l’adolescente a reçu des soins médicaux pendant 3 mois et 5 mois de suivi psychologique. Élevée par sa tante, cette dernière recevra aussi un suivi psychosocial au centre, tellement le trauma de sa nièce a bouleversé sa vie.
Une culture du viol qui a commencé sous Martelly
« Depuis la création d’Ofava en 2008, je n’ai jamais vu autant de victimes de viols et de viols collectifs », dénonce Mme Lamercie Pierre Charles, qui n’hésite pas à dire : « nous faisons face à une culture du viol, qui a commencé avec la montée au pouvoir de Michel Martelly ».
L’équipe d’Ofava travaille avec les victimes et survivantes des quartiers les plus défavorisés et des zones de non-droit, comme Croix-des-Bouquets où règne le redoutable gang 400 Mawozo, Cité Soleil, Canaan, le bas de Delmas et Carrefour Feuilles. « De l’assassinat du président Moise à aujourd’hui, la violence n’a pas cessé d’augmenter et les gangs de se multiplier », dit-elle. Et, aujourd’hui, « les filles et les femmes ne sont plus que des morceaux de viande pour ces gangs et n’ont aucun recours, ni à la police, ni à la justice. La situation est chaotique et catastrophique », déplore la directrice.
Pour preuve, elle avance les chiffres de son institution : de septembre 2022 à date, les crises successives, la violence généralisée des gangs, les conflits et déplacements ont créé « une crise humanitaire où les cas de violence basée sur le genre ont augmenté à 70%, rendant les femmes ,filles, enfants - même les femmes handicapées car elles ne peuvent pas se déplacer - plus vulnérables que jamais », dénonce-t-elle. Du 12 septembre 2022 au 26 novembre 2022, Ofava a enregistré 236 cas de violences, provenant des communes de Tabarre, Croix-des Bouquets, Canaan, Cité Soleil Bel Air. La Saline, Pernier et Delmas. Sur ces 236 cas, 117 étaient des femmes de 18 à 50 ans, 68 des filles de 15 à 17 ans, et 51 filles de 10 à 14 ans ont été répertoriées..
Ofava est également une structure d’hébergement pour femmes et filles en grave situation de vulnérabilité. Sa mission est aussi d’accompagner les victimes, qui sont obligées de quitter leurs domiciles pour échapper aux représailles d’agresseurs. « Rien qu’en décembre 2022, nous avons accueilli 13 mineures, dont 6 étaient enceintes suite à leurs viols », dit Mme Charles Pierre. Des grossesses non désirées et presqu’à terme, lorsque les adolescentes arrivent au centre, car « n’ayant reçu aucune éducation sexuelle, ni à l’école, ni de leurs parents, elles ne comprennent même pas ce qui leur arrive », explique la directrice. Des chiffres qui peuvent paraitre minimes et qui pourtant ne le sont pas, lorsque – comme souligné dans notre deuxième article - en matière de viols en Haïti, « parler d’environ 10 cas signifie qu’il y en a 1,000 non signalés ; parler de 100 signifie qu’il y en a 10,000 », a déclaré Lara Chlela, point focal pour la prévention de l’exploitation et des abus sexuels à l’Unicef.
Le phénomène s’étend dans les provinces
Fanm Deside, organisation féministe de défense et de promotion des droits des femmes, basée à Jacmel, dans le Sud-Est d’Haïti, a également déclaré, dans son rapport de fin d’année, qu’elle avait fourni un soutien à 508 victimes de violence en 2022, dont 39 survivantes de viol et cinq survivantes de viol collectif. Dix autres ont été victimes de tentative de viol.
« Le Sud-Est est pris en otage par les bandits et le Parti haïtien tèt kale (Phtk) (le parti de l’ex-président Martelly) fini avèk nou (il nous a achevées) », déclare Marie-Ange Noël, coordonnatrice du groupe. Si la ville de Jacmel, réputée pour son calme et son hospitalité dans le passé, est aussi frappée par le phénomène des viols ; ces derniers s’étendent dans plusieurs autres communes à travers les montagnes : de Côtes-de-Fer à Anse à Pitres, partout les femmes et les filles sont victimes, mais la majorité des viols sont perpétrés à Thiotte, Belle Anse, Marigot. Jacmel et Bainet « tous les endroits où les bandits venus de Port-au-Prince se sont réfugiés », précise Mme Noël. « Nous avons même eu des cas touchant des fillettes de 2, 5 et 7 ans, qui ont été violées par un chauffeur de taxi, à qui les parents faisaient confiance pour les emmener à l’école ».
A ce triste tableau, s’ajoutent les nombreux cas d’inceste dans ces campagnes, ou des mineures de 10 à 17 ans sont violées. La plupart sont victimes de parents proches ou de personnes de leur entourage. « Nous connaissons un père, qui violait régulièrement sa fille de 10 ans ; nous l’avons dénoncé à la police. Mais que faire dans un pays où la justice ne fonctionne pas ? », questionne Mme Noël. A Jacmel, il n’y a pas eu d’assises criminelles, ni d’assistance de jury depuis deux ans
« Le pays est en crise, n’est pas dirigé et la justice est à genoux. Les viols augmentent et les femmes sont toujours les victimes. Tout le monde attend que le Sud-Est soit libéré ». conclut-elle.
Le 10 janvier 2023, lors du sommet des dirigeants nord-américains à Mexico, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a déclaré aux journalistes : « (…) si la situation commence à se détériorer, nous aurons des options ». Commence à se détériorer ? Vraiment Monsieur Trudeau ? Et quelles options ont ces fillettes et ces femmes, sinon celle d’être des morceaux de viande pour leurs bourreaux ?
* Le nom a été changé pour protéger l’identité de la survivante.
*Nancy Roc est une journaliste canadienne d’origine haïtienne, indépendante depuis plus de 30 ans. A l’occasion de la campagne « 16 jours d’activisme » 2022, elle a mené – sur une base totalement volontaire - une enquête pendant deux mois sur la violence faite aux femmes en Haïti et sur les viols collectifs commis par les gangs. A travers AlterPresse.org, elle a décidé d’offrir gratuitement et à tous les médias écrits ou en ligne, les 4 articles issus de cette enquête qui seront publiés dans les deux prochaines semaines. Ce travail est son hommage aux victimes de violence sexuelle dans son pays d’origine, Haïti ; ainsi qu’aux organisations féministes haïtiennes qui œuvrent dans ce domaine.
N.B : Toute reproduction, complète ou partielle de ces articles devra citer le nom de l’auteure. Un reformatage desdits articles doit obtenir la permission de l’auteure.
Crédit photos : couverture – screen shot Zoom : Nancy Roc
Ofava : Unicef
Jacmel : Monique Durand – Gazette des Femmes