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Billet à Jacques Roche

Toi aussi, confronté à la sauvagerie

Par Michèle Montas-Dominique [1]

Soumis à AlterPresse le 20 juillet 2005

Courage, Jacques,

Te voila aujourd’hui, toi aussi, confronté à la sauvagerie, dans cette descente aux enfers qu’est devenu notre quotidien de peuple, une descente aux enfers pourtant prévisible et évitable, une descente aux enfers, pavée de tant de pierres d’impunité.

Nos collègues journalistes seront aujourd’hui à tes côtés pour dire non à l’inacceptable, comme ils avaient dit non pour Jean Dominique et Brignol Lindor. La différence c’est sans doute qu’à force de crimes impunis, l’inacceptable est devenu la norme.

Parce que tu avais cru, toi aussi Jacques, à des principes, dans une Haïti aujourd’hui sans foi ni loi ; parce que tu étais convaincu, toi aussi, que la parole pouvait changer la vie, on t’a fait taire, toi aussi, une balle dans la gorge, la langue sauvagement coupée. Silence, on tue.

Parce que tu avais osé rêver que des hommes de bonne volonté pouvaient endiguer la violence déferlante, on t’a assassiné, toi aussi.

Aujourd’hui que tu seras inhumé dans une pompe tardive, tu entendras beaucoup de promesses officielles et de nombreuses larmes de crocodiles couleront sur ton corps torturé. Tu entendras des promesses d’enquête. N’y crois pas trop, Jacques. Les tiens exigeront eux aussi, comme nous sans doute, et comme les parents et les collaborateurs de Brignol Lindor, la vérité, mais l’enquête continuellement se poursuivra, parce que trop de gens influents, d’un gouvernement élu à un gouvernement intérimaire - mutatis mutandi - ont intérêt à l’impunité. Le « cas Jacques Roche » - c’est ainsi qu’on parlera de toi - collectionnera des mandats d’arrestation qui ne seront pas exécutés. On retrouvera des témoins morts, comme toi, au coin d’une rue et des juges d’instruction démissionneront par impuissance ou par peur. Tes assassins « présumés » circuleront librement comme les Ti Lou et les Gimmy, accusés du meurtre de Jean Dominique et qui aujourd’hui, hors de prison, dirigent, en toute impunité leurs propres gangs... Et même s’ils sont un jour jugés, tes assassins seront probablement plus tard exonérés par la justice des vainqueurs du moment. Du courage, Jacques, il t’en faudra encore plus alors, que lorsque tu faisais face à tes bourreaux.

On te portera aux nues aujourd’hui pour mieux couvrir l’impotence ou le refus d’agir. Des hommes politiques t’encenseront pour ensuite se hâter de t’oublier, quand le cas Jacques Roche ne leur servira plus. Ne t’étonne pas qu’on arrive même à te cracher dessus, s’il devient opportun de s’asseoir à la même table que tes assassins. Tu sais à quel point la culture de l’oubli est aujourd’hui l’envers confortable de l’impunité, cultivée et nourrie chez nous. Courage Jacques, car il t’en faudra, pour entendre tes « paroles travesties par des gueux pour exciter des sots »...

En attendant, Jacques, quand tu verras Jean, raconte-lui la violence multiforme, la gangrène de la corruption, la perte des repères et la mise au rancart des valeurs et des principes, raconte-lui cette lutte âpre pour un pouvoir dérisoire, et ces élections, planifiées ailleurs, sur mesure. Parle-lui de ce « pays en dehors » exsangue et aujourd’hui abandonné à lui-même. Raconte-lui le Vent de Maribahoux... Mais n’oublie pas de lui dire aussi, Jacques, le courage au quotidien de milliers d’entre nous, face à la sauvagerie, à la bêtise et à la lâcheté, le courage que toi tu as eu. Dis lui la résistance et l’espoir tenace. Dis lui que son combat a plus que jamais un sens et qu’aucun tueur ne peut assassiner le rêve, pas les tiens, pas les siens. Je sais que vous vous comprendrez à demi mots.

Les rêves comme les peuples, bourgeonnent et refleurissent. Et ces assassins qui sont dans la ville n’y peuvent rien. Et viendra le temps, Jacques de ton « rêve » ressuscité

Au revoir, ami.

Nous n’oublierons jamais.

New York, le 21 juillet 2005

Michèle Montas-Dominique


[1Veuve du journaliste Jean Dominique, assassiné à Port-au-Prince le 3 avril 200