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Haïti : L’intellectuel colonisé

Par Ilionor Louis*

Soumis à AlterPresse le 11 décembre 2022

Le mot est fort : dire d’un intellectuel qu’il est colonisé. Mais il traduit une réalité qui est celle de l’intellectuel formé dans l’ancienne métropole, dans l’Empire ou dans des écoles nationales prolongement du système impérial. Égaré sur la terre natale, l’intellectuel colonisé cherche dans ses faits et gestes notamment dans son discours à ressembler à ses Maîtres. Albert Memmi [1] présentait déjà un double portrait du colonisé : celui du colonisateur et du colonisé. Il examine trois types de colonisateurs. Premièrement, le colonisateur qui débarque avec une prétendue mission civilisatrice. Il est en face d’un nouveau monde qu’il dit avoir découvert niant leur existence à ceux et celles qui y vivaient déjà. Deuxièmement, le colonisateur qui se refuse c’est-à-dire qui n’accepte pas l’esclavage ou la colonisation. On dirait un Las Casas prétendu protecteur des indiens. Troisièmement, le vrai colonialiste c’est-à-dire celui qui s’accepte en tant que tel. Memmi est lui-même un colonisé et juif de surcroit. Il a écrit le livre pour mieux se comprendre lui-même. Il réalise que tous les aspects de sa vie ont été affectés par cette condition [2]. Le colonisé, dans l’optique de Memmi, c’est le Noir, le Pauvre, le Juif, la femme, la personne handicapée, l’étranger. L’intellectuel peut être l’un d’entre eux. Il présente d’autres caractéristiques que j’aborderai avant la fin de ce texte. La question qui s’impose à ce stade est : comment en sommes-nous arrivés là ? En d’autres termes, quel est le processus qui a conduit à la formation ou à l’émergence de l’intellectuel colonisé ?

Sans faire référence à la situation de l’intellectuel colonisé, Frantz Fanon décrit la façon dont le colon, à travers le système d’éducation mis en place, fabrique celui ou celle qui va être l’intellectuel de l’ancienne colonie. Prenant le cas des Antilles, il dénonce le processus de formation du jeune Noir à l’école. Les jeunes noirs répètent : « nos pères les Gaulois ». On leur apprend à s’identifier à l’explorateur, au prétendu civilisateur, au Blanc qui apporte la vérité aux sauvages [3]. Ce processus d’identification signifie la construction de la conscience du petit Noir en Blanc. Dans ce cas, l’attitude et l’habitude de penser de l’Antillais vont être essentiellement blanches. Les jeunes colonisés, à l’école, lisent des histoires de sauvages, dans des manuels blancs ou d’inspiration blanche. Les chansons apprises sont écrites par des Blancs. La langue autochtone ou la première langue de l’enfant noir, à l’école, n’est pas considérée comme une langue d’expression. En Haïti, par exemple, jusqu’à Duvalier, le Créole n’était pas considéré comme une langue d’expression à l’école. À l’enfant qui parlait Créole en classe, le maître ou la maîtresse lui disait : exprimez-vous. Et celui ou celle qui ne pouvait pas le faire était puni. La finalité du système est de construire des individus déconnectés de leur réalité, des individus qui « subjectivement, intellectuellement (…) se comportent comme un Blanc. Or, ce ne sont que des nègres. [4]

On n’en est plus là aujourd’hui, passé le temps des colonies. On trouve des universités, même beaucoup d’universités dans les anciennes colonies. Le système colonial classique, en matière d’éducation, même si on trouve encore quelques vestiges, est dépassé. Cependant, on trouve encore des intellectuels colonisés. La plupart ont étudié dans l’ancienne métropole ou dans des universités de grandes villes de l’Empire. Le problème n’est pas tant s’ils ont étudié ou non dans de grandes écoles ou dans des universités du Nord mais plutôt le type d’intellectuel qui en est sorti. Là n’est pas l’objet de mon propos. Nous vivons en Haïti, aujourd’hui, une situation exceptionnelle, en termes de crise politique, économique, sociale, culturelle, religieuse et écologique. Il ne nous reste presque rien de notre souveraineté de peuple, de notre fierté de première nation de nègres libres du continent américain. Nous sommes devenus la risée du monde. Où sont passés nos intellectuels ? Ça me fait penser à cette affirmation d’Aimé Césaire [5] comme titre de son œuvre : Et les chiens se taisaient [6]. En effet, nos intellectuels de l’académie se taisent devant les ingérences étrangères, la souffrance humaine, la misère sociale, le drame de nos compatriotes en République Dominicaine, le siège de Port-au-Prince par des bandes de délinquants. Je me trompe peut-être : il n’y a plus d’intellectuels. Il n’en reste plus. Ils ont été contraints, ceux qui possèdent un visa pour se rendre au Canada, aux États-Unis ou en France, de partir, de fuir le pays. Certains me demandent pourquoi je reste dans ce merdier ? Qu’est-ce que je fais ? Je leur réponds : tout le monde ne peut pas partir. La tentation de faire comme eux ne m’a pas épargné. Mais j’ai résisté jusque-là. Ça ne fait pas de moi un héros. Je ne suis pas non plus un être exceptionnel. Bien d’autres, comme moi, détenteurs d’un visa, choisissent de rester. Mais ça ne suffit pas de rester. Il y a des événements sur lesquels vous n’avez pas le droit de garder le silence, sinon votre vie commence par s’arrêter.

Je fais l’hypothèse de l’intellectuel colonisé inconscient de son état en référence aux comportements des intellectuels de l’Académie en Haïti. Pour ce, je passe en revue les approches de certains auteurs dont Paul Chamberland (1963), Timol Umar (2020) et Eboussi Boulaga afin de comprendre. Qu’est-ce qu’un intellectuel colonisé ? Quelles sont ses principales caractéristiques.

Vocation de l’intellectuel

Paul Chamberland, dans un article publié au cours des années 1960, indique l’impossibilité d’être un intellectuel si on ne s’identifie pas à la situation de l’homme au quotidien c’est-à-dire le citoyen ou la citoyenne ordinaire dans ses relations avec son environnement physique et social. Ce sont les relations avec d’autres qui donnent naissance à des rapports sociaux, économiques et culturels. C’est à partir de l’existence de l’homme que le monde humain devient possible. S’il perd, dans sa production intellectuelle, ce rapport avec l’homme quotidien, il surgit alors ce qu’il appelle une double aliénation [7] : d’abord, sa propre aliénation puisqu’il est déconnecté de la situation réelle de l’homme en soi ; ce qui fait de lui un intellectuel déraciné ; ensuite, l’aliénation de l’homme réel que l’intellectuel se renvoie à lui-même puisqu’il n’arrive pas à établir sa relation immédiate avec la réalité.

Si l’intellectuel doit s’identifier à l’homme qui est la condition de sa réalisation de soi, il importe de savoir comment s’articule ce processus d’identification. Il y a un premier pas à franchir : il doit s’identifier en cet homme c’est-à-dire se reconnaitre comme cet homme quotidien aliéné. Ainsi, il partage la souffrance de celui-ci, non en termes de sympathie, mais en tant que partie prenante de cette souffrance. Pour se convertir en l’homme réel, l’intellectuel doit ouvrir la voie à la conscience de la communauté qui est la sienne pour entendre sa voix. Dans ce sens, « l’intellectuel authentique, au sein d’une communauté aliénée, ne peut être que révolutionnaire [8]. » Se pose alors la question de l’objectivité. Comment l’intellectuel peut-il être objectif s’il se reconnaît en l’homme aliéné ? Il faut savoir d’abord ce que c’est l’objectivité. « L’objectivité doit être autocritique, au lieu d’être négation stérile de son insertion dans le monde. L’objectivité pure renvoie d’ailleurs à une attitude d’évasion et de refuge, n’échappe donc pas à ce qu’elle veut nier : elle est une forme larvée de partialité. Mieux vaut être partial en toute lucidité ; l’objectivité désigne l’effort d’approfondissement au sein de l’engagement [9] ». En conclusion sur l’objectivité, d’après Paul Chamberland, l’intellectuel ne peut pas être dans l’objectivité absolue.

Il est impossible à l’intellectuel aliéné de s’affranchir tout seul de son aliénation, en prenant position contre l’homme quotidien inséré dans des rapports de domination, d’exploitation, de détresse et de misère sociales. Pour sortir de son aliénation, l’intellectuel doit s’identifier à la communauté aliénée, lui permettant de forger ainsi les instruments de sa libération. Le devoir de l’intellectuel est de s’engager dans une bataille pour la décolonisation de son peuple défini comme un peuple dont l’économie, la politique, la vie sociale et culturelle sont dominées par un autre peuple qui exploite le premier aux dépens des intérêts du second. « Que l’oppression prenne une forme brutale ou larvée, elle est de nature colonialiste dans la mesure où le peuple dominateur entend ruiner par la base l’identité culturelle et la liberté d’expression du peuple qu’il domine. Et pour cela il lui enlève les instruments nécessaires à l’édification et l’épanouissement d’une culture ; avant tout, les pouvoirs économiques et politiques [10] ». Le travail de Paul Chamberland portait spécifiquement sur la position des intellectuels dans un contexte de domination et d’exploitation d’un peuple par un autre. Sa thèse principale est l’engagement intellectuel pour aider à la libération du peuple sinon, il n’y a pas de sortie de l’aliénation dominante. Des années après, à peu près dans un contexte similaire, Eboussi Boulaga en vient à parler de l’intellectuel exotique.

L’intellectuel « exotique » africain

À côté de l’approche de Paul Chamberland, Eboussi Boulaga [11] soutient l’idée que la vraie mission de l’intellectuel consiste à discerner et à comprendre les phénomènes, leur mécanisme, à trouver un moyen de s’y plier, de les amplifier ou de les accélérer. L’intellectuel a au moins pour devoir de faire des élucidations, de dévoiler ce qui se passe, de le conceptualiser, de le systématiser. C’est ainsi qu’une nation pourra compter sur ses intellectuels. Dans cette optique, l’intellectuel se définit :
« comme un membre d‘un groupe socialement déterminé, celui des travailleurs intellectuels qui a sa part de charges et de bénéfices dans la production des biens matériels et immatériels échangés et consommées dans une communauté de science, de travail, de croissance et de compétition. I1 apporte à l’entreprise, à la firme ou à l’administration à laquelle il appartient, les informations et les connaissances, les plans et les stratégies les plus propres à son maintien et à sa croissance. I1 joue également le rôle de conseiller éclairé et rationnel. Sa connaissance (scientifique) de l’être humain lui permet de prescrire des mesures dissuasives ou persuasives, d’offrir les techniques de manipulation des opinions les plus efficaces. Dans les cas de conflit ou dans les situations embrouillées, ils se présentent comme les spécialistes des solutions, les résolveurs de problèmes, au moyen de la science appliquée, de théories mathématiques traduites en termes de constructions ou de destructions matérielles, physiques ou humaines [12] »
Mais l’intellectuel africain semble tout autre. Il tire ses origines d’un cadre régressif, quasi-esclavagiste du travail manuel brut et de l’occupation intellectuelle d’une classe de loisir et de jouissance [13] ». L’auteur présente plusieurs caractéristiques de l’intellectuel africain :
-  Manque de capacité de donner une histoire, une culture, une pensée nationale, une idéologie de construction nationale
-  Un être au caractère livresque, formaliste et magique n’arrivant pas à s’insérer dans le monde
-  Il ne recherche pas la vérité, il ne cherche pas non plus à résoudre des problèmes au moyen de la théorie et de l’action raisonnée
-  Volonté de s’insérer dans les réseaux administratifs et d’entrer dans les circuits ou se redistribuent des biens rares
Ce que Boulaga appelle le pseudo-intellectuel africain se trouve dans une situation ambivalente dans ses rapports avec le modèle dominant et les siens. « Vis-à-vis des autres, c’est la complaisance qui domine, l’absence du sens critique et historique. Avec le zèle des néophytes et des nouveaux riches, il est l’homme des enthousiasmes débordants, de l’étalage du plus mauvais goût de ses trésors, des signes extérieurs les plus criards de son statut. (Mais) vis-à-vis des siens, il se croit une mission de les éclairer, de les refaire comme du dehors, en vertu des connaissances et de l’autorité qu’il a acquises auprès des détenteurs de la modernité. I1 adopte sans les situer tous les discours humanistes de l’universalité et en use comme d‘un instrument de jugement péremptoire [14]. » Pour lui, « l’intellectuel authentique est un marginal [15] ». Mais l’intellectuel incapable de participer à la construction d’une identité nationale et de s’insérer dans le monde est un intellectuel exotique. Quelles sont les caractéristiques de l’intellectuel exotique, au-delà des frontières de l’Afrique ?

Caractéristiques de l’intellectuel colonisé

Dans un article publié récemment, Umar Timol présente plusieurs caractéristiques de ce qu’il appelle l’intellectuel colonisé défini comme quelqu’un en quête de la reconnaissance par le colonisateur de son talent à bien parler et bien écrire la langue du colon. Il surveille ceux et celles qui commettent des fautes en utilisant la langue étrangère pour communiquer. Il s’attend à ce qu’on lui dise : vous parler et écrivez et très bien notre langue. Et, il en est fier.

Il n’apprend pas seulement à bien écrire et parler la langue coloniale, il lit beaucoup et mémorise même de larges extraits des grands philosophes, écrivains et historiens de l’Empire. L’intellectuel colonisé « … est capable de vous citer spontanément de larges extraits provenant des ouvrages classiques de l’Empire. La littérature de l’Empire est sa littérature, l’histoire de l’Empire est son histoire, la philosophie de l’Empire sa philosophie. Il n’hésite pas à se réclamer de tel intellectuel (il est un X-ien ou un Y-ien), qui est aux antipodes de sa culture et de ses origines [16] ». Cet exercice lui permet de garder une certaine distance par rapport au gros peuple. Il lit aussi des intellectuels d’anciennes colonies (les plus brillants). Mais c’est surtout dans le souci du prolongement des savoirs de l’Empire.

Mais il faut distinguer entre l’intellectuel colonisé de Droite et l’intellectuel colonisé de Gauche. Le dernier se situe dans la pensée critique en puisant chez les maitres à penser de la Gauche tels que Marx, Lénine, Bakounine, Trotski, Poulantzas, Althusser, pour ne citer que ceux-là. Ils se trouvent dans une situation ambiguë, même s’il garde une certaine lucidité par rapport aux mécanismes de la domination. Pour comprendre et expliquer les phénomènes sociaux de son pays et d’autres États de la périphérie, « il s’inspire des écrits et des travaux des intellectuels subversifs de l’Empire pour fonder sa pensée [17] ». Les intellectuels de gauche se disputent souvent entre eux pour savoir qui interprète mieux les maitres à penser de gauche, qui a raison, qui a tort, qui est réactionnaire, qui est révisionniste ? Ils s’entendent rarement. Dans ce sens, « l’intellectuel colonisé est un prisonnier. Il tire sa substance de l’esprit mais cet esprit n’est pas son œuvre car il est l’œuvre de l’Empire. Ainsi il ne peut être que dans un rapport, de soumission ou de révolte, à l’Empire. Empire qui, même s’il s’en défend, rend possible son existence [18]. »

Bref, l’intellectuel colonisé, dans la perspective de Timol, présente les caractéristiques suivantes :
-  Une créature de l’Empire
-  Un être de l’esprit à l’intelligence médiocre ou confuse par rapport à l’analyse de ses propres desseins.
-  Un fin lecteur de tous les grands intellectuels de l’Empire
-  Un être qui se plait à paraître cultivé
-  Un être qui aimerait être reconnu par les siens
-  Un assimilé quant aux discours des intellectuels de l’Empire
-  Un prisonnier de l’Empire
Il n’y a pas que des intellectuels colonisés. Au nord et dans certains pays du Sud, on trouve des intellectuels qui se reconnaissent dans les classes opprimées, les populations marginalisées de leur formation sociale. Il y en a qui dénoncent la politique étrangère de leur pays, prenant position pour les États du Sud. Il y en a qui qui se mettent à l’avant-garde des luttes populaires, prenant position pour le progrès social, le bien-être collectif, la justice sociale, dénonçant les effets pervers du capitalisme et du communisme à la chinoise sur le climat.

Au-delà de l’intellectuel « exotique » ou « colonisé ».

L’intellectuel, selon Gomis Souleymane, est quelqu’un, homme ou femme, dont l’activité est le travail de l’esprit mais qui prend des engagements. Cette personne s’implique dans la sphère publique à travers ses analyses, ses points de vue sur diverses questions. L’intellectuel de Gomis défend des valeurs justes, disposant d’une forme d’autorité. [19]

Abordant le thème de la naissance de l’intellectuel, Gomis la fait remonter à l’affaire Dreyfus [20] en France tout en affirmant que pour certains, l’intellectualité prend naissance en Égypte ou en Grèce Antique. Mais pour lui, « l’intellectuel n’est pas nécessairement un académicien ou une académicienne. Il s’agit de toute personne qui, du fait de sa position sociale, dispose d’une forme d’autorité et la met à profit pour persuader, proposer, débattre, permettre à l’esprit critique de s’émanciper des représentations sociales [21] ». Dans cette perspective, les auteurs suivants peuvent être considérés comme des intellectuels : André Gunder Franck [22] qui a dénoncé Le développement du sous-développement en Amérique Latine », Eduardo Galeano [23]
qui retrace la longue et douloureuse histoire de pillage du continent latinoaméricain par le colonialisme et le système capitaliste dans Les veines ouvertes d’Amérique latine ; Samir Amin [24], dénonçant « le développement inégal et la question nationale » ; Noam Chomsky [25] dénonçant les abus de puissance et le déficit démocratique entretenu notamment par les États-Unis d’Amérique qui exigent de certains pays le respect de certains principes qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes.

Réflexions finales

L’aliénation est politique, économique, culturelle et religieuse. Dans l’optique de Chamberland, l’aliénation politique et économique correspond à l’aliénation religieuse et culturelle, puisque des formes de relations, d’activités et d’institutions dans le travail et les loisirs sont fondés sur des modèles importés. La culture perd ainsi « son contact créateur avec ses sources (….) ce qui a pour conséquence la formation d’une nation déracinée [26] ». On ne peut parler d’aliénation culturelle et religieuse sans des manifestations concrètes de cette aliénation. Dans les pays en développement, particulièrement en Haïti, soit sur le plan culturel, soit sur le plan religieux de nouveaux modèles sont imposés à la population. Cela s’est fait de manière subtile avec ce que Louis Althusser appelle les appareils idéologiques d’État (AIE) [27]. L’école, l’église, les médias, la publicité, le sport, le cinéma, les réseaux sociaux entre autres. Tout est mis au service du capital.

L’organisation des élections dites démocratiques requiert tout un dispositif mis en place par une soi-disant « communauté internationale » pour déterminer qui gagnera ou non les compétions électorales. Le financement de l’organisation même des compétitions électorales est lié à la reconnaissance et la validation des résultats des élections ainsi qu’à la légitimité même des élus. Finalement, le peuple est invité aux joutes mais ce n’est pas lui qui choisit, dans les faits. L’aliénation politique ne va pas sans l’économique fondée sur la libre entreprise, la privatisation des entreprises publiques, le dégraissage de l’État, la réforme fiscale, le fétichisme de la création des richesses entre autres. Les croyances religieuses constituent une base solide des formes d’aliénation culturelle, politique et économique. Les populations croient davantage aux saints, aux journées de jeûne, aux veillées de prière, à la pénitence qu’à l’action sociopolitique libératrice. Les intellectuels haïtiens ne se reconnaissent pas en elles, en conséquence, ne partagent pas leurs souffrances et ne prennent pas position pour elles. Ils sont eux-mêmes comme intellectuels « exotiques » ou « colonisés ».

L’approche de Timol nous livre deux visages de l’intellectuel colonisé. D’une part, l’intellectuel de Droite, libéral, se présentant comme un penseur libéral, un démocrate, un social-libéral, un social-démocrate, sur le plan politique, maitrisant pour la plupart de grandes théories sans pouvoir les articuler avec les réalités nationales. Il y en a qui se vantent d’avoir été à Sorbonne, à Harvard, à McGill, à Oxford à Sciences Po de l’université de Montréal pour ne citer que celles-là. Ils sont fiers de se présenter comme des technocrates mais incapables de construire des relations organiques avec leur communauté pour offrir une alternative, aidé à construire une identité nationale. D’autre part, l’intellectuel de Gauche, adepte des théories marxistes ou marxistes-léninistes, membres de groupements ou d’organisations politiques socialistes ou communistes internationaux, capable de dire des poèmes, de rappeler des citations extraits du Manifeste communiste ou de l’État et la Révolution de Lénine mais incapable de participer à la création d’organisations populaires, de syndicats, de groupements locaux, de comités de quartier en vue de créer des contre-pouvoirs par rapport aux centres de pouvoirs internationaux. La plupart d’entre eux ont été récupérés par des ONG humanitaires ou développementistes ou font le jeu des organisations de défense des droits humains qui dans certaines circonstances constituent une arme à double tranchant. Ils peuvent avoir étudié à Berlin, à Moscou, en Chine, au Venezuela ou à Cuba, mais ils échouent quand il s’agit de participer à l’organisation populaire pour vaincre le capitalisme.

Pour en finir, au-delà de toutes ces considérations, je me sens indigné devant le silence de nos intellectuels. Rares sont ceux et celles qui, à l’étranger, se reconnaissent dans l’individu haïtien assiégé à Port-au-Prince par des bandes de jeunes issus des quartiers populaires pour terroriser, séquestrer, rançonner au profit des oligarques ou pour mieux dire de la pègre. Les récentes sanctions prises par le Canada, hélas ! nous renvoient la sale image en pleine face : des banquiers, des grands commerçants, des consuls honoraires, des sénateurs, d’anciens Premiers ministres, des leaders politiques sont les principaux patrons de ces bandes de jeunes convertis en criminels. On le savait déjà : les jeunes des quartiers populaires ne disposent pas de ressources nécessaires pour s’acheter les armes et munitions exhibées sur les réseaux sociaux Au final, on vomit ce qu’on a mangé. C’est une des caractéristiques du système dans lequel nous sommes enfermés. Le néolibéralisme tel qu’il a été pratiqué et tel qu’il est aujourd’hui en Haïti est un avatar du système capitaliste international. Ce n’est pas à Cuba que ça se passe, ce n’est pas au Venezuela (malgré les frappes de ce système à Nicolas Maduro), ce n’est pas non plus en Bolivie, ce n’est même pas au Nicaragua. On m’objectera que ce n’en est pas le cas en République Dominicaine voisine. Je répondrai que le niveau de développement des moyens de production, les rapports de production et les contradictions qui en découlent sont différentes. Mais dans le cas de la Bolivie, du Nicaragua, de Cuba et du Venezuela, ils ont fait un autre choix de régime. Le système capitaliste néolibéral tel que nous sommes en train de l’expérimenter aujourd’hui, est comme une pieuvre aux tentacules diverses selon les réalités socio-économiques des pays et des populations.

Aux collègues de l’Académie, aux artistes, écrivains, poètes, étudiantes et étudiants de différentes écoles techniques, professionnelles, des universités, je vous dis : l’heure est grave. Les populations sont aux abois, menacées de grande famine. Pourtant, le siège de Port-au-Prince reste intact, la République Dominicaine continue de violer le droit international applicable aux immigrants illégaux haïtiens. Les principaux responsables, tout le monde les connaît. Pour les crimes commis, des sanctions financières ne suffisent pas. La justice doit être appliquée. On n’est pas dans une jungle. Les membres des classes dominantes qui dirigent l’État, les professionnels de la politique concernées par ces sanctions devraient avoir honte. J’espère qu’il leur reste encore un peu de scrupule. Ne restons pas dans l’attentisme. Ce ne sont pas les sanctions prises par des acteurs internationaux impliqués jusqu’au coup dans ce qui arrive au peuple haïtien qui vont nous sortir de cette situation. C’est la mobilisation populaire qui les a poussés à réagir, quoique trop lentement. La ménagère ne fait que ramasser des ordures qu’elle a cachées quelque part. Le moment est venu de les ramasser puisqu’elles sont infectes. Cela ne peut pas nous sauver. Le salut du peuple dépend toujours des luttes populaires. Aux intellectuels de se reconnaître dans le diplômé sans emploi, la femme chef de famille monoparentale, l’ouvrière et l’ouvrier des usines de sous-traitance, la personne pauvre et handicapée, les femmes victimes de viol partout dans le pays, notamment dans la zone de Canaan, les familles victimes de déplacement forcé, les enfants incapables de reprendre le chemin de l’école, la personne âgée contrainte de faire la quête pour subsister, le migrant haïtien persécuté et déporté de la république Dominicaine. Je me reconnais dans ces personnes et vous invite à faire autant.

*Sociologue, professeur à l’université d’État d’Haïti, directeur de Centre Égalité, à Port-au-Prince.

Références bibliographiques

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Jean-Pierre LE GOFF, Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 16 janvier 2014, 1986 p. (ISBN 978-2-7071-7885-5, lire en ligne [archive])

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[1Memmi Albert (1957). Portrait du colonisateur et du colonisé, édition Corréa, Paris

[2Bordeleau, F. (1991). Albert Memmi : portrait d’un humaniste. Nuit blanche, (45), 52–53.

[3Fanon Frantz (1952) (1971). Peau noire, masques blancs, édition du Seuil, réédition seuil, coll. »points/essais, 1971

[4Fanon Frantz (1952) (1971). Op Cit. P.

[5Césaire Aimé (2000). Et les chiens se taisaient. Tragédie, édition Présence africaine

[6Il s’agit d’une pièce de théâtre qui retrace la vie d’un homme, d’un révolutionnaire, revécue par lui au moment de mourir au milieu d’un grand désastre.

[7Chamberland, P. (1963). « L’intellectuel québécois, intellectuel colonisé ». Liberté,
5(2), P.121

[8Chamberland, P. (1963). Op Cit. P. 122

[9Chamberland, P. (1963). ibidem

[10Chamberland, P. (1963). Op Cit. P. 123

[11F. Eboussi Boulaga ( ). « L’intellectuel exotique » in Politique africaine, texte disponible sur le site http://politique-africaine.com/numeros/pdf/051026.pdf consulté le 23 novembre 2022

[12F. Eboussi Boulaga.Op. cit P.29

[13F. Eboussi Boulaga, ibidem.

[14F. Eboussi Boulaga.Op. cit P.32

[15F. Eboussi Boulaga.Op. cit P.33

[16Timol Umar (2020). « Portrait de l’intellectuel colonisé » in Mediapart, texte disponible sur le sitehttps://blogs.mediapart.fr/umar-timol/blog/220920/portrait-de-l-intellectuel-colonise consulté le 3 décembre 2022

[17Timol Umar (2020). Op Cit. P.2

[18ibidem

[19Gomis Souleymane (. ). Les élites intellectuelles face aux réalités de la démocratie au Sénégal, texte disponible sur le site https://www.kas.de/documents/252038/253252/7_dokument_dok_pdf_16220_3.pdf/cd22d0ba-3630-2aee-a238-dfbab139b8b1?version=1.0&t=1539662456396 consulté le 22 nov. 2022

[20Pour Esther Buitekant, l’affaire Dreyfus est une affaire d’espionnage devenue affaire d’État. Elle a été qualifiée affaire de haute trahison provoquant une véritable crise politique sous la IIIème République et scindant la France en deux : d’un côté les Dreyfusards, de l’autre, les antidreyfusards. Cette histoire sur des années et a connu de nombreux rebondissements (voir Buitekant Esther (2020). « Affaire Dreyfus : une affaire d’espionnage devenue affaire d’État » texte disponible sur le site https://www.geo.fr/histoire/laffaire-dreyfus-une-affaire-despionnage-devenue-affaire-detat-202257 consulté le 1 décembre 2022

[21Gomis Souleymane (. ).Op. cit. P.2

[22Franck André Gunder (1972). Le développement du sous-développement : l’Amérique latine, Éditions Maspéro, 399 pages.

[23Galeano Eduardo (1981). Les veines ouvertes d’Amérique latine, Édition terre humaine, 435 p.

[24Amin Samir (1979). « Le développement inégal et la question nationale » in, Éditions Anthropos, No. 51-54, PP 3-48

[25Chomsky, Noam (2006). Les États manqués. Abus de puissance et déficit démocratique, Édition Fayard, Paris.

[26Chamberland, P. (1963). Op Cit. P. 125

[27Les appareils idéologiques d’État, dans l’optique d’Althusser, regroupent toutes les institutions qui permettent la transmission par les calasses qui dirigent l’État de leur idéologie. Ce sont l’institution scolaire, la religion, la famille, les syndicats, le sport, les médias de masse, (les réseaux sociaux : c’est moi qui l’ajoute). Ces institutions font partie de la superstructure avec le projet psycho-social d’inculquer une vision du monde. Cela contribue à faônner les relations des classes entre elles (Voir Jean-Pierre LE GOFF, Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 16 janvier 2014, 1986 p. (ISBN 978-2-7071-7885-5, lire en ligne [archive]) texte tiré de wikipedia.org à partir de https://fr.wikipedia.org/wiki/Appareil_id%C3%A9ologique_d%27%C3%89tat consulté le 11 décembre 2022