P-au-P., 12 déc. 2022 [AlterPresse] --- De nombreuses interrogations surgissent suite à la note de presse du 8 décembre 2022 émanant des organisations patronales, qui lancent une « alliance pour le changement », au lendemain des premières sanctions internationales frappant des hommes d’affaires, relève AlterRadio dans une présentation commentée du communiqué, tôt le 9 décembre.
Les commentaires formulés par le journaliste Gotson Pierre ont cherché à questionner le fond du positionnement des leaders d’associations patronales et d’entreprises.
S’affichant dans une posture d’unité retrouvée, ces derniers se prononcent sur diverses dimensions de la crise qui gangrène la société haïtienne, notamment les aspects politiques, économiques et sociaux.
Prise de conscience ?
Il y a d’abord « un appel urgent » aux acteurs du pays pour qu’ils signent un « accord politique établissant un gouvernement d’unité nationale qui s’efforce d’inclure le plus grand nombre possible d’acteurs avec une feuille de route claire menant à la tenue d’élections honnêtes, transparentes et équitables dans un délai raisonnable ».
Suit, un « engagement solennel de soutenir cet accord politique et d’accompagner la mise en œuvre des réformes établissant de nouvelles règles de conduite de la politique et des affaires en Haiti et des institutions qui seront créées pour atteindre l’objectif visé ».
Cette attitude, exprimée 24 heures après les sanctions du Canada contre trois hommes d’affaires très en vue, résulterait du constat que « l’heure est grave, et (que) la Nation ne peut plus attendre ».
Ainsi, le secteur privé prendrait conscience de l’ampleur des problèmes quotidiens causés par une grave crise sécuritaire, économique et politique sans précédent, poussant le pays au bord du précipice.
Aujourd’hui, note le commentateur, il ne s’agirait plus pour ce secteur de soutenir en catimini certains partis ou acteurs.trices politiques en vue de retombées spécifiques, mais bien un processus unitaire qui se reflèterait à travers un accord « largement large ».
Donnant l’exemple, ils auraient mis « fin aux divisions qui (les) séparaient ».
Sauf que survient, dans la même soirée du 8 décembre, un message de la Société de Rhum Barbancourt S.A (Srb), sonnant comme une note discordante. Mise à l’index de la signature par la présidente de la Chambre de commerce et d’industrie haïtiano-canadienne (Ccihc) sans consultation préalable des membres du Conseil d’administration, ce qui « tranche avec l’engagement en faveur de la démocratie et du pluralisme prôné par les signataires ». Critique également de la tendance à mettre tous les chefs d’entreprises dans le même panier, ceux qui respectent leurs « obligations citoyennes » et « certains hommes d’affaires délinquants ».
« Belle parole » !
En ce qui concerne l’ « alliance pour le changement » annoncée, serait-elle simplement une « belle parole » ou traduirait-elle une volonté réelle pour le secteur privé de contribuer au progrès réel du pays, s’interroge AlterRadio.
De nombreuses critiques sont généralement adressées à ce secteur qui n’afficherait aucun intérêt en faveur de l’avancement de la société haïtienne. Aucune véritable implication dans des efforts de construction d’infrastructures, de mise en place d’hôpitaux modernes, d’écoles, d’universités, de centres culturels, sportifs et autres espaces de loisirs, font partie des reproches formulées.
La perception est que les membres de cette élite tendent à fuir tout processus regroupant les Haïtiens, et ne montrent aucune velléité à favoriser une certaine mixité, contrairement à ce qu’on constate dans les sociétés qui aspirent au progrès. Refermés sur eux-mêmes, ils ne sont pas enclins à encourager la mobilité sociale.
« Mesures concrètes »
Parmi les « mesures concrètes » annoncées, le secteur privé se propose de « lancer un programme immédiat et intensif de réformes des pratiques commerciales internes pour promouvoir la transparence… », développer un « code de conduite public-privé… », « tout en exigeant l’application stricte de la loi pour lutter contre la corruption et l’impunité ».
Qui va mettre en place ces réformes, le secteur privé ou l’État, s’interroge AlterRadio. Faut-il comprendre que les hommes d’affaires compteraient entreprendre la réforme et l’État suivrait ? Les entrepreneurs, sont-ils là pour réformer et faire appliquer la loi ou pour se soumettre à la loi ?
De toute évidence, assumer son rôle citoyen ne devrait pas être assimilé à se substituer à l’État, même s’il s’agirait de « lutter contre la corruption et l’impunité ». Une nécessité dont le secteur privé semble prendre enfin conscience, dans le contexte des sanctions internationales. Jusqu’où les hommes et femmes d’affaires seraient-ils prêts à aller ?
A propos de réformes encore, les entrepreneurs entendent contribuer à et soutenir des changements importants dans les institutions publiques, en vue de la promotion de « la libre entreprise, la concurrence juste et équitable, l’investissement direct, la compétitivité, l’inclusion sociale et la croissance économique ».
Sans minimiser le besoin de réformes au niveau des lois, mais est-ce à ce niveau que se situent les véritables freins qui affectent la volonté d’entreprendre ? N’est ce pas dans les pratiques irrégulières qui dominent les activités économiques et commerciales, faisant, par exemple, le lit de la concurrence déloyale ? Telles sont quelques questions soulevées dans les commentaires de Gotson Pierre sur AlterRadio.
Le secteur privé promet sa coopération pleine et entière pour la mise en oeuvre d’une éventuelle transition. « Élaborer et présenter une feuille de route politique, humanitaire et économique vers une nouvelle Haiti ». Élaborer « un Plan stratégique de développement économique et social (PSDES) pour attirer les investissements directs étrangers et nationaux… ».
Tout un programme pour une transition, qui durera combien de temps, questionne le journaliste. Certes, les problèmes à résoudre sont nombreux et les uns plus pressants que les autres. Mais, sérieusement, la transition n’est-elle pas le moment de poser les jalons, pour régler des questions qui ne pourront pas être traitées à-la-va-vite « kou l cho l kwit » ?
« Assistance sécuritaire extérieure »
L’autre pan de la déclaration des associations patronales, appuyée par divers entrepreneurs, concerne le rapport à la communauté internationale dans le contexte de crise multidimensionnelle qui bouleverse la société haïtienne.
« Nous appelons (…) la communauté internationale à établir un nouveau partenariat « gagnant-gagnant » à long terme avec les institutions publiques et privées haïtiennes (…) et fournir des ressources dans un nouveau paradigme de coopération au développement durable ».
Qu’est ce qui est reproché à l’actuelle coopération internationale, laquelle, apparemment, n’a pas semblé affecter les élites économiques ?
Le terme « développement durable » employé ici, est-ce pour être à la mode ou pour véritablement embrasser un processus de développement qui mettrait au premier plan la préservation de la nature et la biodiversité, en commençant par la vie des Humains, se demande AlterRadio.
Donc, l’ultime but ne serait pas le profit « et rien de plus », comme le dit le film du cinéaste haïtien Raoul Peck. Si oui, cela devrait soulager les habitants des Cayes (Sud), par exemple, qui ne cessent de dénoncer le pullulement d’usines de vétiver dans de nombreux endroits non appropriés de la région, sans tenir compte des méfaits sur les communautés locales.
Face à « la violence qui tient actuellement en otage notre économie et nos communautés », le secteur privé appelle « la communauté internationale à agir maintenant » (tout comme le gouvernement de facto).
Entre intervention militaire étrangère directe, comme demandée par l’équipe au pouvoir, et une assistance technique à la police, le patronat n’exprime pas explicitement son choix. Il constate seulement que « le moment est venu de faire preuve de réalisme patriotique », sans qu’on sache à quoi renvoie ce « réalisme patriotique », relève AlterRadio.
De toutes façons, pour le secteur privé, la « souveraineté nationale » va de pair avec un ensemble de conditions économiques et sociales inexistantes en Haïti aujourd’hui. « Les Haitiens ont besoin d’une transition politique urgente, d’une nouvelle vision économique et de la sécurité pour permettre les deux ».
D’où la nécessité d’un « recours à l’assistance sécuritaire extérieure », qui doit être, aux yeux du secteur privé, « le dernier de notre histoire, pour faire rupture (rupture !?) avec le passé et marquer le début d’une ère nouvelle et plus radieuse ».
En mémoire, l’épisode de 2004
Le régime de sanctions imposées par le Canada et les États-Unis aurait-il favorisé la réflexion du secteur des affaires sur des changements à opérer dans son comportement par rapport au pays ? Il aurait, tout au moins, résolu les problèmes de division qui le rongeraient, selon la note du 8 décembre.
Les mesures américaines et canadiennes ont déjà ciblé des personnalités politiques, dont l’ex-président Michel Martelly, et trois hommes d’affaires, Gilbert Bigio, Reynol Deeb et Sherif Abdallah, pour financement de gangs et blanchiment d’argent. Les tout derniers sanctionnés sont Romel Bell, ancien directeur général de l’Administration générale des douanes et Rony Célestin, sénateur, le vendredi 9 décembre 2022, par les États-Unis, pour « corruption considérable ».
La note du secteur privé remet en mémoire l’épisode de 2004, lorsque ce dernier prônait un nouveau contrat social, au moment de la mobilisation pour forcer l’ancien président Jean-Bertrand Aristide à laisser le pouvoir. Ce nouveau contrat social était porteur d’idées de changements substantiels au niveau des rapports sociaux.
Sur AlterRadio, Gotson Pierre a rappelé qu’à la chute d’Aristide, toutes ces idées se sont évanouies, laissant place uniquement aux avantages personnels et intérêts particuliers, loin de « l’intérêt public » évoqué dans la récente déclaration, encore moins de l’intérêt commun ! Faisant place nette aussi à une méfiance régénérée vis-à-vis du secteur privé, objet de critiques acerbes dans l’espace public. [apr 12/12/2022 00:30]
Photo : Des représentants du secteur privé prennent part à une rencontre avec Ariel Henry en décembre 2021 - Officiel
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