Par Nancy Roc*
Selon l’Organisation mondiale de la santé, une femme sur trois dans le monde a déjà subi, ou subira, des Violences basées sur le genre (Vbg) au cours de sa vie. En Haïti, alors que les viols et viols collectifs se répandent à une vitesse exponentielle, le gouvernement conserve un silence assourdissant sur cette grave pandémie de sévices et crimes commis contre des milliers de femmes, dont de plus en plus de mineures, et les organisations féministes sont désarmées pour venir en aide aux victimes.
A la veille des 16 jours d’activisme la campagne internationale annuelle contre la violence fondée sur le sexe - qui commence le 25 novembre à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes et dure jusqu’au 10 décembre, soit lors de la Journée des droits de la personne – le constat en Haïti est désastreux.
Le dernier rapport de l’Onu, intitulé Violence sexuelle à Port-au-Prince : une arme utilisée par les gangs pour répandre la peur, est sans appel et fait état de l’horreur que subissent les femmes et fillettes en Haïti. « La violence sexuelle utilisée par les gangs armés pour semer la peur (…) augmente de façon alarmante, (…) de jour en jour », peut-on y lire. Le rapport précise aussi que « les témoignages horribles partagés par les victimes soulignent l’impératif d’une action urgente pour mettre fin à ces comportements pervers, veiller à ce que les responsables soient sanctionnés et que les victimes reçoivent un soutien. », Mais cette action urgente existe-t-elle dans le chaos haïtien aujourd’hui ? Et comment agir lorsque se déplacer est une gageure ?
Un président misogyne emballe la machine
Depuis le séisme de 2010 et surtout avec l’avènement au pouvoir du Phtk de Michel Martelly, la violence contre les femmes n’a fait que s’aggraver. En effet, dans une société patriarcale comme celle qui prévaut en Haïti, le passage d’un misogyne comme Michel Martelly au pouvoir a porté un coup de massue aux droits des femmes.
« Durant tout son mandat, Martelly n’a cessé de provoquer des incidents avec des propos sexistes, dénigrants, humiliants et vulgaires envers les femmes, y compris son épouse », constate en entrevue, Yolette Jeanty, coordonnatrice de l’organisation haïtienne pour la promotion et la défense des droits des femmes, Kay Fanm, « Cette attitude est une incitation à la banalisation de la violence de genre et à l’impunité », souligne-t-elle.
En effet, le chanteur - déjà connu pour ses propos et mœurs grivois – devenu président, n’a pas hésité à utiliser des propos des plus outrageux à l’égard du sexe féminin. La célèbre journaliste Liliane Pierre Paul, entre autres, en fera les frais : en 2016 et en 2017 et les attaques odieuses de Martelly contre elle ont suscité un tollé et soulevé l’indignation des organisations féministes. Pour Yolette Jeanty, « dans un contexte où les plaintes des femmes et filles violentées étaient souvent ridiculisées, de telles agressions verbales de la part d’un représentant d’état, du président de la République lui-même, s’apparentaient à de la violence d’État ».
La scatologie de Martelly a semé de mauvaises graines, en particulier dans un pays où le président de la république est supposé représenter l’image paternelle par excellence. De plus, quand ce père se conduisait d’une façon aussi grossière et prenait plaisir à se qualifier de « charogne » et, de surcroit, s’en prétendre fier, cela ne pouvait qu’ouvrir une autre boîte de Pandore dans cette société.
Le cas de la mairesse Nicole Simon, sauvagement battue par son conjoint dans la nuit du 1er au 2 octobre 2018 en est un exemple emblématique. Pour la première fois en Haïti, une personnalité officielle révélait publiquement son agression, photos et interview à l’appui. Elle a aussi porté plainte pour tentative d’assassinat contre ledit conjoint : l’homme d’affaires Yves Léonard, un proche du président Jovenel Moise, dauphin de Martelly. Protégé au plus haut sommet du pouvoir exécutif, l’agresseur ne sera pas arrêté et partira en cavale sans qu’aucune poursuite légale ne vienne l’inquiéter. Or, si cela a pu arriver à une mairesse, que dire du sort des citoyennes lambda et des femmes issues de milieux défavorisées ?
La descente aux enfers
Pour les femmes et les filles de ces quartiers, la vie est une litanie de malheurs et de négation de droits. « De 2018 à 2022, c’est une véritable descente aux enfers qui y a été enregistrée », estime Rosy Auguste, Directrice de Programmes du Réseau national de défense des droits humains (Rnddh). « Les femmes et filles sont constamment violées par les hommes de leur communauté, mais aussi exposées aux viols collectifs et répétés lors des massacres et attaques armées », nous explique-t-elle. « Les gangs utilisent la violence sexuelle pour semer la peur et le nombre de cas augmente malheureusement de jour en jour à mesure que la crise humanitaire et des droits de l’homme en Haïti s’aggrave », a déclaré Nada Al-Nashif, Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme par intérim., dans le dernier rapport de l’ONU, datant du 13 octobre écoulé.
Dans ce contexte, des grossesses non désirées sont recensées ainsi que la propagation des maladies sexuellement transmissibles, dont le VIH, car les prédateurs sexuels ne se protègent jamais. Selon le Rnddh, les femmes et les filles sont violées au vu et au su de tous, par des membres des gangs armés, sans possibilité de recours auprès des autorités étatiques.
« Mais, plus cruelle encore est l’acceptation tacite de leur communauté qui, pour bénéficier d’une certaine forme de protection de ces prédateurs sexuels, leur livre des mineures. Les femmes pour leur part, même lorsqu’elles sont mariées ou en concubinage avec un autre homme, peuvent être réquisitionnées à n’importe quel moment, par les bandits armés, sous peine d’être tuées, si elles refusent » déplore Mme Rosy Auguste. La réalité de ces femmes et mineures est d’autant plus tragique que la justice reste muette face à ces crimes quotidiens et l’impunité demeure la norme en Haïti. « Aucune condamnation contre des bandits armés prédateurs sexuels, n’a été prononcée depuis 2018. L’action publique n’a même pas été mise en mouvement contre eux », dénonce la Responsable de programmes du Rnddh.
Des organisations féministes désarmées et sous-financées
Dans le contexte actuel où la violence de genre a atteint des sommets d’inhumanité et où l’État est totalement absent, le rôle des organisations féministes de la société civile est crucial car elles représentent souvent le seul recours pour les victimes. La principale difficulté que rencontrent ces organisations est le manque de financement disponible et accessible, en particulier pour mener des enquêtes reflétant la réalité subie par les femmes et filles haïtiennes.
Négès Mawon est une association haïtienne à but non lucratif œuvrant dans les domaines de la culture et de l’éducation en faisant, entre autres, de la prévention contre les violences faites aux femmes en Haïti. Depuis mai 2022, elle travaille dans des zones très sensibles et défavorisées (Cité Soleil, La Saline et Saint-Martin) « mais nous recevons des femmes et filles survivantes de violences venant de partout dans le pays à travers le programme MARRAINAGE (accompagnement multidimensionnel : médical, juridique et psychologique) », précise sa coordonnatrice, Pascale Solages.
Selon elle, les organisations locales trouvent difficilement les ressources financières, expertises et autres ressources utiles pour mener des enquêtes de grande envergure en Haïti car les grandes agences et organisations internationales présentes sur le terrain captent la majorité des ressources existantes pour effectuer ce travail. « Elles ont le monopole des fonds pour les enquêtes, les grands rapports, la collecte des données pour la circulation internationale. Ce sont des travaux qui coûtent très cher et les dynamiques de financements internationaux sur Haïti ne permettent pas le plus souvent de financer les organisations locales pour la production de la pensée et ce type de travaux », souligne Pascale Solages.
En fait, depuis le séisme de 2010, la dynamique de la coopération internationale est restée celle, dénoncée à l’époque, comme ayant transformé Haïti en une « république des ONG ». Douze ans plus tard, les organisations locales sont toujours en reste avec des interventions sur le terrain, très utiles certes aux communautés « mais qui n’apportent le plus souvent pas de changement structurel et encore moins dans la gouvernance », explique Pascale Solages, qui prend en exemple que jusqu’à aujourd’hui il n’existe aucune loi contre la violence faite aux femmes en Haïti, donc aucun outil légal pour lutter contre ce fléau.
« Il faut absolument un changement de dynamique dans la coopération internationale envers Haïti, qui a toujours une vision « Tiers-mondiste » quand il s’agit de notre pays », insiste la coordonnatrice de Négès Mawon. En effet, selon elle, les bailleurs de fonds ne financent que des mini ou moyens projets pour les organisations locales qui n’ont souvent pas d’impacts sur les politiques publiques et la population en général. En ce sens, la création de la section Vbg (Violence basée sur le genre) de la Police nationale est une illustration concrète. Selon Pascale Solages, « cette section aujourd’hui n’a plus de fonds, il n’y a aucun suivi et aucune formation continue n’est assurée ».
De même la coopération internationale n’appuie presque pas des initiatives pour mener des campagnes de plaidoyer à long terme pouvant permettre des changements réels pour les femmes en Haïti comme la dépénalisation de l’avortement. Ce dernier, interdit en Haïti depuis 1835 par le Code pénal, est toujours considéré comme un crime passible de prison à perpétuité. Depuis l’année 2020 un texte serait à l’étude pour une dépénalisation en cas de viol. (Article 328 du nouveau code de la santé). Toutefois, en l’absence du Parlement haïtien, ce texte n’a pas été ratifié. Or, beaucoup de femmes et jeunes filles violées par les gangs aujourd’hui avortent ou veulent avorter. Elles le font le plus souvent dans la clandestinité et dans des conditions ne leur garantissant pas des services sécurisés. Ce qui met souvent leur vie en grand danger.
Ainsi, enquêter sur la violence faite aux femmes est non seulement devenu dangereux pour celles qui font partie des organisations féministes qui se mettent constamment en danger de devenir elles-mêmes des victimes (puisque la libre circulation dans beaucoup de régions et de zones est paralysée par le contrôle des groupes armés). De plus, « les organisations qui sont habilitées à mener ces enquêtes ne reçoivent pas assez de financement des plus grands bailleurs de fonds car elles continuent de jouer leur rôle de pression et de dénonciation envers les acteurs nationaux et internationaux », conclut Pascale Solages.
La presse haïtienne : entre voyeurisme et désintérêt
Des journalistes haïtiens ont été des victimes à répétition de l’insécurité ambiante en Haïti, et plusieurs en sont morts depuis 2018. Toutefois, au lieu de se tourner vers le social, par exemple, certains choisissent de se concentrer sur la culture ou le domaine de l’environnement. Faire davantage de reportages sur la violence contre les femmes - sujet riche et urgent - ne les intéressent pas et rares sont ceux qui traitent ce thème, voire en faire des enquêtés. « La politique prime sur tous les autres sujets, même sur ceux qui sont bien plus importants que les sujets politiques », déclare Lunie Joseph, ancienne directrice générale de Radio Télé Zénith - un média à forte écoute populaire – et devenue aujourd’hui une journaliste indépendante. Si la violence contre les femmes est à peine mentionnée dans la majorité des médias, « elle ne l’est pas dans les salles de rédaction et encore moins débattue », souligne-t-elle. « Savez-vous que si une personnalité devait décéder, tomber malade, être arrêtée ou quoi que ce soit, on en parlerait davantage qu’une personne victime de violence ? », lance-t-elle. Même constat du côté des organisations féministes : « la violence faite aux femmes n’intéresse pas les journalistes car cela ne va pas créer le buzz », ironise Eleyina Jeanty, intervenante psycho-sociale à Kay Fanm. Par contre, lorsqu’il s’agit de donner son micro aux gangs, bourreaux de femmes et de fillettes, beaucoup de journalistes se sont illustrés avec zèle. D’autres, dans un voyeurisme éhonté, ont interviewé des victimes d’abus sexuels avec un tel voyeurisme quant aux détails des agressions, que les victimes étaient comme violées une seconde fois et en public à travers l’indécence verbale exercée dans leur micro.
A la veille de la campagne mondiale, « 16 jours d’activisme » contre la violence fondée sur le sexe, un adversaire plus redoutable que la politique en matière de couverture médiatique, est venu accaparer toute l’attention des journalistes tant à la télévision, que dans les radios et les médias en ligne : la Coupe du Monde de football 2022 ! Ces 16 jours risquent fort de sombrer dans le silence, comme celui que les victimes de violence sexuelle doivent constamment essayer de briser pour mener à bien le processus de leur reconstruction.
*Nancy Roc est une journaliste canadienne d’origine haïtienne, indépendante depuis plus de 30 ans. A l’occasion de la campagne « 16 jours d’activisme » 2022, elle a mené – sur une base totalement volontaire - une enquête pendant deux mois sur la violence faite aux femmes en Haïti et sur les viols collectifs commis par les gangs. A travers AlterPresse.org, elle a décidé d’offrir gratuitement et à tous les médias écrits ou en ligne, les 4 articles issus de cette enquête qui seront publiés dans les deux prochaines semaines. Ce travail est son hommage aux victimes de violence sexuelle dans son pays d’origine, Haïti ; ainsi qu’aux organisations féministes haïtiennes qui œuvrent dans ce domaine.
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Crédit photo : © IOM Haiti/Monica Chiriac
Début 2022, l’Onu a aidé à réinstaller des personnes déplacées par la violence des gangs à Port-au-Prince, en Haïti (photo d’archives).