Par Jean-Marie Raymond Noël
Soumis à AlterPresse le 7 novembre 2022
Aujourd’hui dans le pays, il n’y a d’yeux et d’oreilles que pour la question politique. Accords, Raccords, Désaccords, tout se mélange, tout se confond, tout se bouscule dans une sorte de tohu-bohu dont la seule finalité véritable est le contrôle de l’espace du pouvoir. Pouvoir ? Pour faire quoi ? Ni l’éducation des enfants, ni l’asphyxie de l’activité économique, ni la catastrophe annoncée de l’insécurité alimentaire, ni la prise en otage de la population, ni même la remontée spectaculaire du dollar après l’intervention du Régulateur, ne semblent interpeller. Que dire de l’assainissement, ce sujet « sale » ? Ce texte veut à la fois tirer la sonnette d’alarme sur l’évidence des risques sanitaires et appeler à une action immédiate et forte face à l’extension du péril fécal, qui désigne le danger que représentent les excrétas en termes de transmission des maladies infectieuses.
La Journée Mondiale des Toilettes (19 novembre) sera célébrée cette année sous le thème : Eaux souterraines et assainissement . Le thème retenu, en prolongement de celui de la Journée Mondiale de l’Eau 2022 (Eaux souterraines : rendre l’invisible visible) semble rappeler que « Eau et Assainissement » sont deux maillons d’une même chaîne et inviter à porter un regard fort sur le sous-secteur de l’assainissement et de ses équipements.
L’inexistence et l’inadaptation des systèmes d’assainissement impactent négativement la qualité des eaux souterraines et sont à la base de la contamination des sources, des rivières, des nappes phréatiques par des bactéries fécales. Malheureusement, l’attention suffisante n’est pas toujours accordée à ce phénomène parce qu’invisible et touchant davantage les populations les plus reculées et/ou les plus pauvres.
L’infrastructure sanitaire, quelle que soit l’appellation qu’elle prend selon les contextes (Toilette, Latrine, WC, le petit coin, Aux cabinets, Watè, Madan Viktò,..) est utile - tel que défini dans l’économie du bien-être -, car contribuant au bien-être et à la satisfaction des besoins des usagers. Malheureusement, elle paraît ne prendre de la valeur que pour sa capacité à servir cette fin qui lui est extérieure. Pourtant, d’autres vertus lui sont associées depuis l’Antiquité quand les latrines multi-sièges constituaient un lieu commun où s’entretenaient conversation, échange de nouvelles et d’augures. L’espace physique se révèle aussi un lieu d’inspiration pour les artistes et parmi les plus grands. « C’est aux toilettes que j’ai composé mes meilleures chansons », a dit Paul Mc Cartney. Henry Miller (2007) y voit un lieu idéal pour la lecture, un endroit calme où l’on ne sera pas dérangé. À la faveur de la campagne de sensibilisation et d’interpellation de la conscience du public sur la problématique de la défécation à l’air libre, le sujet s’invite de plus en plus dans l’art. L’un des premiers romans du finaliste haïtien du Goncourt 2022, Makenzy Orcel, s’intitule “les latrines” (2011). À côté d’autres moyens d’expression, l’art peut aider à parler avec une certaine légèreté d’une problématique sérieuse voire taboue. Il est aujourd’hui indispensable de sortir de la banalisation qui entoure l’espace physique sanitaire et de rechercher la revalorisation du sous-secteur plus large de l’assainissement.
L’analyse du secteur Eau Potable et Assainissement (EPA), dressée en 1996 par le Comité National Interministériel, montre clairement que l’assainissement a pendant longtemps été ignoré des politiques publiques. Dans les plans quinquennaux 1976-1981 et 1981-1986, le volet assainissement était insignifiant avec respectivement 0,01% et 0% du budget global. La période 1986-1994 ne verra pas d’investissement public dans l’Assainissement. Pour la première fois, dans le Programme d’Investissement Public (PIP) 94-95, la construction de latrines, particulièrement en milieu rural, est envisagée. Comme conséquence de ce sous-investissement, la prévalence annuelle des maladies d’origine hydro-fécale (diarrhées, malaria, typhoïde, dengue, choléra) est des plus préoccupantes en 1994, avec notamment 27,6% pour la diarrhée et même 47,7% dans le groupe d’âge de 6 à 11 mois, 38% pour la malaria, 12,5% pour la typhoïde (1993). La situation a différemment évolué depuis, avec une baisse considérable de la prévalence de la malaria chez les enfants de 6-59 mois qui est passée de 5.1% en 2006 à 2.5% en 2012 et 1.1% en 2017, mais ce n’est pas le cas pour la diarrhée avec des taux de 29.5% en 2012 et 21% en 2016-2017.
Comment comprendre ce désintérêt des gouvernements successifs pour l’assainissement ? Il y a certes les pressions exercées, par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale, pour la mise en œuvre en 1982 et 1987 des deux programmes d’ajustement structurels, mais il y a aussi une faible appréhension des enjeux et une gouvernance catastrophique où l’intérêt commun est relégué au second plan, au point que les quelques résultats obtenus l’ont davantage été sous l’impulsion d’initiatives prises sur le plan international. C’est d’ailleurs dans la foulée de la DINEPA notamment que l’État haïtien a engagé une réforme institutionnelle du secteur qui a abouti avec l’adoption et la mise en application de la loi cadre de 2009. Treize ans après, rien qu’à considérer les niveaux de couverture, peut-on dire que les fruits de la réforme ont tenu la promesse des fleurs ?
Le suivi de l’état de la couverture devait être un exercice permanent qui renseignerait constamment sur le niveau d’effort à faire pour l’améliorer. La DINEPA met en place un système interne de gestion des données (https://dinepa.gouv.ht/siepa/), qui n’est pas encore pleinement opérationnel. En attendant, les données utilisées ici sont toutes tirées de la base de données du Joint Monitoring Program (JMP) et des rapports d’EMMUS.
Le tableau est plutôt sombre. En 2020, un peu plus de 4 millions de personnes utilisent un système d’assainissement adéquat, environ 5 millions utilisent des systèmes limités ou non améliorés et 2 millions ne disposent d’aucun système. Le retard du pays en matière de couverture est immense, au regard des niveaux de couverture de la région Amérique Latine et Caraïbe. Haïti traine encore dans les bas-fonds du classement régional en matière d’accès et de niveau de défécation à l’air libre. Alors que 89% de la population de la région utilisent des systèmes sécuritairement gérés ou adéquats, ce pourcentage n’est que de 37% pour Haïti. Dans le même temps, la défécation à l’air libre est pratiquée par 16% de personnes en Haïti contre 2% au niveau de la région.
Les populations éloignées des centres de décisions sont les premières victimes des difficultés budgétaires, parce qu’incapables de faire remonter directement leurs revendications. Le monde rural est couramment laissé en dehors. En dehors du champ de vision des responsables, en dehors de leurs programmations, en dehors de leurs priorités, en dehors des services, même les plus essentiels. Il est livré à lui-même dans une précarité qui frise l’indigence.
S’agissant de l’accès à l’assainissement, la population vivant en milieu rural accuse un retard d’au moins 20 ans par rapport à celle vivant en milieu urbain. Au cours de la période 2000-2020, le taux d’accès à un système d’assainissement adéquat est passé de 11% à 25% en milieu rural contre 28% à 46% en milieu urbain. Dans le même temps, la défécation à l’air libre dans les zones rurales a chuté de 52% à 31%, et de 10% à 8% dans les zones urbaines. Le rythme plus lent constaté en milieu urbain serait lié à la concentration des interventions des ONG en milieu rural d’une part et au phénomène de plus en plus persistant d’intégration de l’espace rural dans l’urbain et/ou vice versa (rurbanisation), en dehors de tout plan d’aménagement.
Selon le rapport 2016 de la Banque mondiale sur la pauvreté et la prospérité partagée, Haïti et l’Afrique du Sud sont les pays les plus inégaux au monde, avec un indice de Gini (degré d’inégalité) dépassant 0,6 en 2013. Cette inégalité en Haïti ne rend pas seulement compte de l’écart de la répartition des revenus mais aussi de l’écart de l’accès aux services. Les plus pauvres se retrouvent obligés de recourir à des modes d’approvisionnement parallèle où carrément à des services non conformes, qui les exposent particulièrement au péril fécal. À l’échelle du pays, seuls 11% des plus pauvres ont accès à des systèmes adéquats contre 56% qui défèquent à l’air libre. Par contre, 65% des plus riches ont accès à des systèmes adéquats et 1% pratique la défécation en plein air.
À moins de 10 ans de l’échéance 2030, des progrès sont certes réalisés mais ils restent très insuffisants.
Considérant la tendance de la courbe d’accès, le pays n’atteindra pas la couverture universelle, ni la fin de la défécation à l’air libre (FDAL). Des taux de couverture de 50% et de défécation à l’air libre de 5% peuvent être raisonnablement ciblés. Mais il faudra pour cela que les pouvoirs publics mettent des bouchées doubles dans le sous-secteur de l’assainissement. Jusqu’ici, ni l’aide étrangère, ni la solidarité internationale, ni même l’acquisition de savoir technique ou scientifique, ni la législation n’ont suffi à induire le changement qualitatif fort souhaité dans la situation sanitaire du pays. Le chaînon manquant est la volonté politique.
Je souhaite que les responsables publics, mais aussi la société, dans ses différentes composantes, ne banalisent pas la question. Dans le contexte actuel, qui s’assure de la protection des sources ? Qui se préoccupe de la rareté d’eau courante ? Qui peut attester du degré de contamination des nappes par les décharges sauvages ? Qui sait où vont les excrétas collectés par les vidangeurs manuels ou mécaniques ? Qui peut rendre compte de la concentration de matières fécales dans l’air ambiant ? Dans le contexte actuel, qui est le pilote à bord ? Le péril fécal est déjà réel et le sera davantage si des dispositions à la hauteur des défis ne sont pas prises.
Les pouvoirs publics doivent impérativement finaliser la stratégie nationale d’assainissement, définir un plan d’action et engager les investissements nécessaires pour efficacement lutter contre ce péril fécal.
* Ingénieur
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