Par Jean-Léon Ambroise
Soumis à AlterPresse le 17 octobre 2022
Nous ne savons pas ce qui s’est passé réellement dans la nuit du 6 au 7 octobre 2022. Tout ce qui nous est parvenu est le bruit assez fort de la démission du docteur Ariel Henry, Premier ministre de facto en Haïti et protégé des États-Unis d’Amérique. Était-ce vrai que Monsieur avait démissionné ? Ou du moins, s’agissait-il d’une rumeur qui avait marché très fort ? Ou les deux à la fois, au sens où Monsieur Henry a vraiment démissionné, mais contraint de rester, sa démission nous est rendue sur la base d’une rumeur que la machine de communication gouvernementale s’est efforcée à nous faire croire. De ce que nous ne savons pas, nous vivons tout au moins le fait que dès le lendemain, il a été exprimé dans un premier temps par une adresse à la nation de Monsieur Henri, la demande d’une intervention militaire de forces étrangères en Haïti, et plus tard, une demande formelle à l’Organisation des Nations Unies. Ce qui est donc repris par les Organisations Internationales et tout particulièrement par le Secrétaire général de l’ONU, Monsieur Antonio Gutteres. Nous pouvons constater que dans le traitement des faits, aucune relation n’est établie entre la démission ou rumeur de démission du Premier ministre de facto et la demande d’intervention militaire qu’il a faite. Était-ce une parade pour nous occuper l’esprit en attendant la demande ? ou l’intervention militaire est-elle un gage donné par l’International à Monsieur Henri pour rentrer sa lettre de démission ? Le traitement qui en est fait tend surtout à bousculer la réalité du 6-7 octobre pour ne nous occuper qu’avec celle de la demande d’intervention militaire, autant que sont bousculés une série de faits se constituant en réseau. S’agit-il d’une même demande qui est adressée à l’ONU et à l’Administration étatsunienne ? Ou s’agit-il de deux démarches distinctes : l’une s’inscrivant dans un cadre multilatéral et l’autre dans un cadre bilatéral ? Et si telle devait être la seconde option, que peut-elle nous révéler en termes de politique intérieure du gouvernement haïtien, de politique étrangère étatsunienne à l’égard de (ou contre) Haïti, ou de géopolitique (dans le cadre d’un ordre mondial chauffé à blanc) au regard de la visite du Secrétaire d’État Adjoint étatsunien Brian Nichols en Haïti, ses diverses rencontres et la présence des navires de Garde-Côtes étatsuniennes dans les eaux haïtiennes [1] ?
Une chose est sûre au moins. Depuis la demande d’intervention formelle et la présence étatsunienne par ses navires de guerre et son émissaire, la question de l’intervention militaire est vite médiée par le « discours sur le consensus entre haïtien-ne-s » faisant jonction aux différentes rencontres avec les représentant-e-s du gouvernement haïtien de facto, les représentant-e-s de l’Accord Montana, les Présidents et Premier ministres choisis dans le cadre de cet accord, Messieurs Fritz Jean et Steven Benoit. Cette situation pourrait se résumer ainsi : « -si vous ne voulez pas une intervention militaire, entendez-vous avec Monsieur Ariel Henri qui en a lui-même fait la demande ». Comme si « toute posture d’auto-détermination devrait passer par une reconsidération de Monsieur Ariel Henri et sa bande ». En fin de compte, il ne peut exister aucune situation d’auto-détermination. Comme si les vrais responsables d’une intervention militaire déjà en cours seraient finalement non pas ceux et celles qui l’ont demandée, mais de préférence ceux et celles qui n’ont pas su l’éviter en s’entendant avec ceux-celles-là qui l’ont demandée. En ce sens, le gage de « nationalisme » (mot fourre-tout en ce moment que l’on fait aussi englober toute praxis réfutant le dispositif colonial) renvoie à tout faire pour éviter une intervention militaire en faisant exactement ce que souhaite l’« International colonial capitaliste ».
Cette présence étatsunienne matérialisée par les navires de guerre et un émissaire de haut rang, reprend à son compte les réalités coloniales de l’expédition napoléonienne en (1802) pour le rétablissement de l’esclavage et celle du roi Charles X (1825) pour la rançon coloniale. Sauf qu’il ne s’agit pas ici de faire pression sur ceux qui détiennent les clés des institutions, mais de préférence pour éviter de perdre la main dans une situation où ceux et celles qui sont au gouvernement sont à la fois dévoyé-e-s et font preuve des plus grandes lacunes dans l’administration de la vie de la population. Ce qui rejoint le langage du navire anglais Bulldog (1865) bombardant la ville du Cap à la rescousse de Geffrard.
Et depuis, le fait est que le gouvernement Ariel Henri utilise une même grammaire que celle de puissances tutrices quant à exprimer la situation actuelle. Une symbiose parfaite quant aux efforts déployés par les EUA et le Canada, clamés haut et fort par les ambassades, et vivement remerciés par Monsieur Henri et la police nationale d’Haïti (qui, de surcroit, promet d’en faire bon usage) pour des matériels commandés avec l’argent du trésor public haïtien.
Cette demande d’intervention tente d’escamoter tout en étant révélatrice à la fois de ce que monsieur Ariel et son gouvernement d’allié-e-s et de réformé-e-s répond d’une situation d’illégitimité politique non sur la base de discussion-confrontation entre gouvernant-e-s/gouverné-e-s en Haïti, ni de simples jeux de pouvoir entre des oppositions politiques et des autorités en place ; mais surtout qui relève du rejet catégorique en Haïti d’un ordre assumé et performé par la machine PHTK pendant plus de 10 années : à savoir les intérêts et projets néolibéraux de l’International colonial capitaliste. Cette demande d’intervention tente de raturer tout en le dévoilant le fait que le rejet de la « machine PHTK » relève du rejet de l’ordre colonial néolibéral tel qu’il se performe à travers les différents projets économiques antipopulaires passant par les différentes tentatives de reconfiguration sociales et constitutionnelles d’Haïti : le projet financier de privatisation de l’ile de la Gonâve, le Référendum pour remplacer la Constitution de 1987 par une autre, etc.
Pour la première fois depuis l’intervention militaire étatsunienne de 1915 (dont la machine PHTK a silencé le centenaire), s’ouvre devant nous un face-à-face direct entre l’ « International colonial capitaliste » et le peuple haïtien, dans un déficit total des relayeurs locaux d’assumer la médiation ni des bras armés locaux (qu’ils soient l’Institution militaire, des milices ou des gangs armés) d’en assurer la répression pleine et totale. Le chaos et une intervention miliaire de forces étrangères seraient donc la seule possibilité : scénario colonial depuis plus de 5 ans, entretenu et alimenté par une géopolitique des « catastrophes naturelles », des épidémies et des pandémies, et de la présence des gangs (dans leur fonction de bras armés et matérialisant le « désordre » tout à la fois).
Sauf qu’il ne peut être aucunement prétexté qu’une intervention viendra au secours du peuple haïtien, et aucun accord qui parle la langue du dispositif colonial ne peut étouffer les revendications et les aspirations populaires où s’est sédimentée pendant les 12 dernières années ce que le professeur Camille Chalmers appelle une véritable « conscience anti-impérialiste ».
Ce que l’on s’efforce en ce moment d’appeler à bout de souffle la « crise haïtienne », doit être identifiée comme la contradiction portée à son plus haut point entre la volonté de l’International colonial capitaliste de nous imposer à (sous) vivre sous un ordre et la résistance que nous opposons à cet ordre pendant tout le régime de PHTK.
* Politiste, enseignant à l’Université.
[1] Une communication des garde-côtes étatsuniennes fait état de l’intérêt pour les EUA de la sécurité de la mer des Caraibes. Twitter.