(Un regard de l’extérieur)
Pascale Romain*
Soumis à AlterPresse le 25 septembre 2022
Cette tentative haïtienne de sortie de crise approuvée par des organisations paysannes, syndicales, socio-professionnelles et des partis politiques semble faire peur à une partie de la population haïtienne. Cette peur s’articule autour de raisons différentes.
Citons le secteur des affaires, une fraction de la classe moyenne, les secteurs mafieux et les organisations de gauche radicales [1] qui lui reprochent d’être réformiste et de retarder la mise en place d’un pouvoir révolutionnaire.
Dans sa note de presse du 23 août 2022, le secteur des affaires ne voit dans l’accord du 30 août qu’un rassemblement sans légitimité comme les autres, qui fait des tergiversations. Le projet du 30 août n’est pas analysé dans la note de presse, mais il est clair que ce que cet accord propose ne convient pas aux intérêts immédiats de ce regroupement de patrons, qui veut, comme par le passé, peser de tout son poids, pour qu’à moyen terme les élections aient lieu, sans passer par une transition de rupture et l’organisation de la conférence nationale qui enfanterait d’un nouveau pacte social, lequel pacte qui, sans nul doute, vu la situation de dénuement extrême du peuple haïtien, poserait la question de la répartition et de la redistribution de la richesse économique et sociale. Ce secteur des affaires, qui s’est fait appeler de divers noms à cause de son appétit, sa propension à la voracité et son désinvestissement par rapport à l’intérêt national : « élites répugnantes, brasseurs d’affaires », semble ne pas être prêt à céder une partie de ses privilèges. C’est ce qui expliquerait son pathétique appel à ses propres membres de s’acquitter de leur impôt et d’accepter la concurrence loyale, comme si l’enjeu principal ne se limitait qu’à cela. Ce secteur fait l’impasse sur la nécessité de la conférence nationale et de la transition de rupture, qui créerait les conditions de repenser en profondeur le pays voulu par le peuple haïtien, s’entend ici les plus démunis, de le refonder au plan économique, politique et social dans le sens d’accorder une plus grande place au secteur productif, de réduire la rente, la spéculation et même de faire émerger une nouvelle bourgeoisie d’affaires, plus proche des intérêts nationaux et au moins capable d’assurer une certaine autonomie du pays sur le plan alimentaire. Ceci impliquerait naturellement une nouvelle répartition du crédit et des ressources économiques de l’État, et entrainerait aussi l’intervention de l’État dans le sens d’une plus grande protection de l’économie nationale (donc les politiques néolibérales tous azimuts, qui consistent en le laisser faire du marché ne pourraient perdurer en vue d’une régulation à l’avantage du secteur productif national). La bourgeoisie d’affaire haïtienne qui a historiquement choisi l’import- export qui est devenue depuis l’import- exclusif ne peut accepter ces nouveaux impératifs qu’amèneraient une conférence nationale et une transition de rupture en faveur de l’économie nationale et qui réduiraient ses marges de manœuvre. De plus, Il faut dire aussi que la demande de compte sur la corruption de ces dix dernières années crée un malaise supplémentaire, car il faudra que la nation comprenne les mécanismes de blanchiment d’argent, d’octroi de crédit, dans l’objectif d’assurer un assainissement de l’économie et créer les conditions de concurrence loyale justement.
Les réformes structurelles (et structurantes) et le nouveau pacte social, susceptibles d’advenir d’une transition de rupture et de la conférence nationale, sont à combattre. En ce sens, La position prise par une partie du secteur privé dominicain n’est pas innocente. Il faut y voir un appui au secteur haïtien des affaires, qui favorise son expansion et son quasi-contrôle du marché haïtien.
Une frange de la classe moyenne redoute également l’accord du 30 août, car il est question de refonder l’État. L’État a été, historiquement, un espace d’accumulation de capital pour cette frange (Songeons au procès de la consolidation). Les dernières dix années ont mis davantage à nu cette situation. C’est à travers l’État que se sont formées des fortunes, aux moyens de la corruption, le pillage des deniers publics, le clientélisme. Établir l’ordre, la gestion saine, la transparence, à travers des mécanismes stricts de contrôle et de reddition de comptes, ne convient pas à ses intérêts. Comme classe régnante, elle conçoit mal un État géré et administré par les plus capables au profit du plus grand nombre. Sans compter que le rétablissement des fonctions régaliennes de l’État, même bourgeois, constitue pour cette frange un grand danger. Un pouvoir judiciaire fort et indépendant, un pouvoir législatif sous le contrôle des institutions de lutte contre la corruption, desservirait ses intérêts. Le cercle vertueux, que peut générer une gestion saine de l’État, constitue pour elle des irritants par rapport à l’accord du 30 août. La nouvelle Constitution de Jovenel Moise, qui prévoit l’irresponsabilité du gouvernement et la quittance de gestion presque automatique des hauts fonctionnaires de l’État, nous indique où cette frange de la classe moyenne, attachée à la politique, veut conduire le pays et l’alternative qu’elle propose. Toute réforme de l’État et tout contrôle constituent un talon d’Achille. « Leta se chwal papa nan jaden papa », comme aimait à le dire feu le professeur Lesly Manigat.
Les secteurs mafieux, cette nébuleuse qui regroupe, en son sein, des hommes d’affaires, des éléments de la classe politique, du Phtk et du peuple, spécialisés dans le trafic de drogue, d’armes, d’êtres humains, etc., n’ont aucun avantage à une remise en ordre global du pays, comme le prône l’accord du 30 août. Les affaires ne sont jamais plus florissantes que dans le chaos, qui doit être entretenu. Ce secteur est largement favorable à un État délabré et faible, incapable de contrôler sa population, son territoire, et d’éviter une balkanisation des villes, comme cela se produit actuellement sous le contrôle de ses hommes de main. Pour ce secteur, ayant des ramifications politiques locales et internationales, il est clair que l’accord du 30 août constitue un problème, par sa volonté de rétablir l’autorité de l’État, de combattre l’insécurité, en attaquant cette plaie dans ses profondeurs.
Il conviendrait aussi de comprendre les obstacles, que dresse la communauté internationale à la mise en application de cet accord. Certains analystes ont parlé des immenses richesses minières du sous-sol haïtien. Ceci justifierait, selon eux et elles, un appui jamais démenti à ceux et celles, qui offrent des marges de manœuvres illimitées au capital étranger dans le pays, et la reconduction désirée du Phtk. Car, selon ces analystes, ces derniers ne se soucieront guère de s’assurer des retours d’une quelconque exploitation de nos richesses pour l’économie nationale, pour l’environnement et la vaste population de travailleurs et travailleuses haïtiens. En ce sens, barrer la route à la transition de rupture et à la conférence nationale serait une mesure conservatoire contre la refondation de l’État dans le sens de la défense de l’intérêt national.
De plus, notre proche voisin, la République dominicaine, est devenu, depuis ces dernières années, un pays ouvert au capital étranger, au point ou un professeur dominicain faisait remarquer que le peuple dominicain ne contrôlait plus son économie. Les investissements américains, canadiens, espagnols, français, UE constituent le socle de ce que nous appelons, en Haïti, le miracle dominicain. Ces derniers n’investissent pas en Haïti, mais en République dominicaine (Il est vrai aussi les Dominicains ont, au tournant des années 1960-1970, développé des entreprises de substitution aux importations, qui leur garantissent une certaine autonomie alimentaire). La bourgeoisie internationale a accordé à Haïti une place dans la division internationale du travail par rapport à la République Dominicaine : fournir de la main d’œuvre bon marché et absorber sa production. La refondation de l’État serait susceptible de remettre en question ce rôle de périphérie de la République dominicaine, assigné à Haïti.
Un autre aspect mérite aussi d’être signalé en ce qui concerne la communauté internationale et plus particulièrement les États- Unis d’Amérique, l’accord du 30 août, dit accord de Montana, a explicitement parlé de la nécessité pour le pays de recouvrer sa souveraineté nationale. Bien que le contenu de cette souveraineté ne soit pas détaillé, cela suppose au moins une souveraineté politique : droit de se choisir des dirigeants et des alliés internationaux et de définir ses choix politiques. Ce qui est consenti pour les autres pays de la Caraïbe et de l’Amérique latine est perçu comme un danger dans le cas d’Haïti. Et là, se situe le caractère raciste du capitalisme racial étasunien. Haïti doit demeurer une nation subalternisée. La mémoire de son leadership passé dans le monde doit être détruite. Haïti doit être le modèle négatif du monde, pour avoir osé défier les théories racialistes et le capitalisme moderne dans sa phase d’accumulation basée sur l’esclavagisation de l’homme par l’homme. Et ce n’est pas de la paranoïa de le dire. Les peuples noirs du monde regardent encore vers Haïti, malgré l’état de pourrissement avancé du pays. Ils espèrent encore le miracle de la réhabilitation de ces Nègres, comme nous nous nommons. Pour le capitalisme racial, il ne faut pas que ce miracle advienne, car, comme par le passé, il pourrait faire boule de neige.
Les négociations de l’accord du 30 août, dit accord de Montana, avec Ariel Henry n’ont pas achoppé, comme on aurait tendance à le croire, sur la volonté de rétablir un pouvoir bicéphale, selon l’architecture décrite par la Constitution. C’est faute d’avoir évalué les forces en présence et compris qu’ Ariel Henry n’est pas seul, qu’il représente des intérêts puissants et qu’il y a un bloc au pouvoir, qui refuse de partager, de le partager autour d’un projet de rupture et de refondation. C’est ce projet, qui ne doit pas se réaliser et qui ne doit pas avoir d’avenir. L’organisation des élections pour le bloc au pouvoir : le secteur des affaires, le secteur mafieux, pour une frange de la classe moyenne et pour la communauté internationale, les États-Unis en tête, constitue le plus sûr moyen de reporter la crise. Et c’est un truisme de dire qu’il va s’y atteler et ceci même si des forces militaires étrangères doivent entrer dans le pays. Ces différents secteurs préfèrent se liguer et jouer le rôle de pompiers-pyromanes, encore et toujours, quand le peuple incendiera à nouveau les villes, faute de voir se vider, une fois pour toutes, le contentieux séculaire de sa séquestration, de son exclusion et de sa déshumanisation à la conférence nationale, en jetant les bases d’un nouvel État, faute d’avoir mis en place les bases d’un État providence, si nécessaire dans le pays, capable d’assurer un B. A. Ba de justice sociale.
Depuis le quatorze août (2022), la conjoncture s’accélère, le peuple est dans les rues et réclame la démission d’Ariel Henry et un contrôle de la spéculation du secteur des affaires, de l’insécurité et une nouvelle indépendance. L’accord du 30 août, qui, jusqu’à présent a un ancrage populaire incertain, doit, de toute urgence, allier le travail de négociation à l’ organisation de la lutte et élargir ses bases populaires, en ouvrant le débat et en diffusant le contenu de l’accord du 30 août (les axes programmatiques) et promouvoir l’idée de la conférence nationale, dans les quartiers, les syndicats, les universités, les organisations paysannes, à travers des conférences, causeries, des petites ou grandes cellules d’études, des rassemblements patriotiques, des émissions de radios régulières, par exemple, pour asseoir les bases du contenu de la transition de rupture dans la population.
De là, surseoir aux discussions avec Ariel Henry et négocier la création d’un BLOC POUR LE CHANGEMENT pour une transition de rupture, qui rallierait les autres partis et organisations engagés dans la lutte pour les réformes, la REFONDATION, la conférence nationale et la souveraineté nationale. Dans la conjoncture actuelle, il faudrait éviter les alliances sans principe sous prétexte de tèt ansanm. C’est faux ce que dit la communauté internationale que « nous ne pouvons pas nous entendre. » C’est plus vrai que nous avons une trop longue tradition de KASE FEY KOUVRI SA à cause de l’anthropologie familiale et « amicale » du pays.
Dégager un nouveau leadership collectif, à partir des organisations ralliées, pour orienter et coordonner la lutte, qui se mène dans les rues, et proposer l’alternative à l’actuel pouvoir.
Éviter de vider l’accord du 30 août 2021 de son essence, sous prétexte de trouver « une solution politique », en abandonnant la conférence nationale et les axes programmatiques, qui ne sont pas parfaits, mais suffisants pour une transition de rupture de deux années et qui entamerait les corrections au plan étatique.
ADDENDUM
On est le 24 septembre 2022, une alternative au pouvoir en place semble difficile à trouver. Cela fait trois semaines que le pays attend. Il ressort, de manière évidente, que Montana est débordé sur les ailes et n’a pas les moyens de sa lutte, ce qui confirme que les États-majors sont stériles, quand ils n’ont pas de troupes conscientes et organisées pouvant être mobilisées. La stratégie de négociation montre, chaque jour, ses limites et la mobilisation est arrivée trop tard dans l’agenda de l’accord du 30 août 2021. C’est peut-être le temps de corriger le tir et de mettre en place un canal de communication permanent avec le peuple. Plus que des conférences et notes de presse, plus que des prises de position, commencer une vaste campagne d’information sur les desiderata de l’accord du 30 août 2021. Ceci constituerait le premier pas pour asseoir une conception éclairée de la transition de rupture dans la population et faciliter la suite.
Montréal, 24 septembre 2022
*Citoyenne engagée
[1] Nous entendons par gauche radicale dans le contexte haïtien, cette gauche qui refuse toute participation à ce qui ne remet pas en question le capitalisme.