Par Jhon Picard Byron*
Soumis à AlterPresse le 27 août 2022
A Zette (Josette Fils) et ses deux filles
Samedi 20 août 2022, 6:15 du matin. Des riverains de Tabarre ont entendu des rafales d’armes automatiques. Un peu plus tard, vers 8:00, on a su ce qui s’était passé. Sur la rive nord de la rivière Grise, à hauteur du pont de Tabarre, une dizaine de personnes ont été sauvagement assassinées par des bandits armés : des pilotes de moto-taxis, ainsi que d’autres usagers de la voie publique. La famille Desanclos a été particulièrement affectée. L’épouse de notre camarade Jean Simson et ses deux filles ont été tuées.
Cette tuerie de trop est une illustration de la situation de terreur généralisée à laquelle est confrontée la population haïtienne depuis quelques temps. Bien naïf serait de croire que l’on est face à ce qu’on a l’habitude d’appeler chez nous l’insécurité. Comment en est-on arrivé là ? Comment peut-on s’en sortir ?
Cette terreur est une des conséquences directes, un des résultats, de l’instrumentalisation de voyous jouant au caïd (bases, gangs, etc.) par certains leaders, mouvements et partis politiques. Même s’il est nécessaire de considérer une toile de fond beaucoup plus complexe dans un contexte de décomposition de l’appareil étatique entre autres, arrêtons-nous pour l’instant sur cette cause qui n’est pas exclusive. En effet, durant les trois dernières décennies, certains politiciens ont traité avec les gangs et les groupes armés dans le cadre de mobilisations politiques, de campagnes et d’opérations électorales, de répressions de mouvements de contestation. Les acteurs politiques, qui n’en ont pas fait usage, ne sont pas légion. On conçoit les rares partis qui ne rentrent pas dans la danse comme des partis qui ne font pas vraiment de “la politique”. La situation s’est amplifiée énormément au cours de cette dernière décennie d’exercice du pouvoir d’État par le Pati haitien tèt kale / Phtk (Michel Martelly, Jovenel Moïse et Ariel Henry).
L’arrivée de Michel Martelly (Sweet Micky) à la présidence, avec l’appui déterminant d’une importante fraction du “secteur des affaires”, n’est pas un événement anodin. Elle n’introduit pas une simple amplification du phénomène d’instrumentalisation des gangs.
Loin d’avoir été un changement d’échelle, elle a complètement changé la donne. En investissant l’appareil étatique, le grand banditisme, le crime organisé, s’est offert le bouclier de la légalité. Les bandits légaux sont devenus les parrains exclusifs des caïds au détriment des politiciens. Toutefois, à l’instigation de leurs nouveaux parrains, ils peuvent toujours fournir leurs services criminels aux politiciens traditionnels, qui ont accepté cet état de fait en rejoignant la caravane. Le basculement aura donc été total. Désormais, la grande criminalité, installée au sommet de l’État, donne le ton, y compris à la classe politique. Même si certains opposants seraient enclins à penser être en mesure d’affronter les “bandits légaux” en faisant usage de leurs modes opératoires. Ce qui témoignerait d’une inconséquence certaine de nombres de politiciens.
Actuellement, une situation de terreur est bien installée dans le pays. La violence aveugle, qui a atteint des proportions inégalées ces derniers mois, résulte, selon toute vraisemblance, des règlements de comptes inter-claniques au sein de la coalition des “bandits légaux”. Si les actions récentes de la Police nationale d’Haïti (Pnh) dans la plaine du Cul-de-sac méritent d’être félicitées, des interrogations demeurent : la Pnh ne serait-elle pas impliquée dans le jeu interne des luttes de clans au sein du pouvoir Phtk ? Pourquoi tarde-t-on à lancer une offensive sur Martissant, pour lever le blocus qui touche les quatre départements de la péninsule méridionale du pays ?
Que faire pour sortir définitivement de cette situation ? La réponse à cette question suppose de longues réflexions. Par-delà l’instrumentalisation de la petite criminalité et de la délinquance par les politiciens, il faudra prendre en compte, dans nos réflexions, d’autres aspects de la question sécuritaire : la privatisation des services de sécurité, la décomposition de l’État, la crise généralisée (politique, institutionnelle et sociale), et le déficit d’alternatives. Une réponse efficace ne pourra être que politique avec une priorité absolue : libérer l’appareil étatique de l’emprise de la grande criminalité. Cela nécessite un large consensus socio-politique, qui implique un engagement clair des acteurs politiques autour de cette priorité. Au secteur des affaires également de ne plus feindre l’ignorance ou l’innocence.
*Enseignant-chercheur, Université d’État d’Haïti