Par Jacques Roche
Publié par le journal Le Matin le 1er juillet 2005
Repris par AlterPresse le 18 juillet 2005
J’ai lu avec émotion ton mail de jeudi matin où tu me dis des vérités sur la réalité haïtienne et sur moi-même. Quand tu écris « Je te connais trop pour ne pas soupçonner chez toi une pointe d’amertume, de la colère, et même un certain dégoût face à cette situation où tout pourrit au sens le plus banal du terme : les arbres, les hommes, les rues, les fleurs. » « Les cannibales frappent encore dans une quelconque case ». Tu ne crois pas si bien dire.
Je note avec satisfaction que tu as su trouver les mots pour décrire avec exactitude la démesure et l’omniprésence du malheur qui nous frappe. Les chiens ont cessé d’aboyer au passage des cortèges funèbres car la cacophonie du chaos s’alimente aussi des hurlements et des larmes comme un vautour. Même la fuite devient impossible car les sentinelles de l’horreur patrouillent dans les moindres recoins de Port-au-Prince. Le malheur semble la seule issue au malheur.
Je sens aussi que tu soupèses ma détresse dans toute sa lourdeur qui annihile mon enthousiasme, ma volonté. Mon amertume est telle qu’elle désarticule ma parole et hante chacune de mes syllabes. A quoi sert la poésie quand elle ne répercute plus les bruits de la vie partie se terrer dans le silence !
Tu m’écris aussi : « Je me suis dit que ce sacré Jacques est dans un quelconque combat... enfermé dans ses doutes, et dans ses pensées. Il rêve d’un pays où les enfants auront du pain et une chanson ». Mon ami, tu as raison. Je ne peux me résigner à cesser de rêver que les hommes de bonne volonté et de saines intentions fassent reculer la gangrène pestilentielle de notre terre. Effort de consensus sans lâcheté, sans naïveté pour un rêve inachevé de nation. Je ne puis m’empêcher non plus de me battre comme un corps harcelé de vents meurtriers. Et de serrer contre moi d’autres corps démembrés dans le bric à brac du quotidien. Croyant trouver, au hasard des rencontres, dans d’autres désarrois une issue à mon désarroi. Il faut croire que de raconter, de partager le malheur, on l’atténue. De raconter, de partager sa solitude, on arrive à le vaincre. Et poussent alors des chansons aux couplets enguirlandés, aux refrains humectés de rosée pour des enfants devenus des soldats sans tambour ni clairon, ni drapeau, ni gloire.
Tu me demandes « Comment je vis la bêtise quotidienne ? ». Ma réponse est simple : avec une fleur au bout de mes lèvres ! Une fleur insolite, immortelle et rebelle, cueillie et offerte par une de nos filles qui m’a ramassé comme une branche inutile aux abords de la route. Des confettis, des cerfs-volants jaillissent du regard de cette fille qui ressemble à une magicienne.
Tu termines ton message d’amitié avec cette vérité. « Pour ma part, je sens qu’on est en train de payer deux siècles d’imbécillité, de ségrégation, d’exclusion... Et tout saute à la figure comme un grand volcan. Et on ne vit pas impunément deux siècles de sottise. » Le poète en toi a tout compris et refuse de jouer à l’autruche comme une certaine élite, victime de sa mesquinerie et son obstination. Nous regardons les murs, que nous avons dressés pour barrer les prairies ondoyantes aux déshérités de l’Histoire, s’écrouler pierre par pierre sur nos têtes et nous ensevelir jusqu’à l’impuissance.
Et pourtant, mon frère, mon ami, il existe quelque part dans nos mémoires, dans nos utopies un Bel-Air, un Cité Soleil où les hommes marchent vers les mêmes horizons.