Par James Darbouze*
Soumis à AlterPresse le 4 juin 2022
L’indépendance n’avait pas seulement pour but, pour les citoyens de ce pays, de se gouverner par leurs propres lois ; mais aussi de créer sur cette terre prodigue une civilisation fertilisée et ennoblie par la liberté. C’était là la pensée de ces hommes généreux et vaillants qui venaient de combattre en vrais héros pour nous donner cette patrie.
Demesvar Delorme
Le 1er juin 2022 fait exactement une année depuis le blocage systématique et continu de la sortie Sud de Port-au-Prince alors que la sortie nord est sur le point de suivre la même trajectoire. L’est qui connecte le pays avec la République Dominicaine est sous contrôle permanent. Les groupes armés, opérant en divers points stratégiques, représentent désormais un élément clef du dispositif de contrôle territorial pour le compte d’un projet capitaliste de dépossession de la population haïtienne. Ils sont des ressources instrumentales mobilisées par les acteurs déterminants – notamment l’Internationale communautaire et les couches dirigeantes – pour atteindre des objectifs, unifier des organisations et réactiver un projet d’exclusion de la volonté populaire de participation sur le terrain des luttes sociales et politiques. En guerre dans son propre pays, la population haïtienne est en train de perdre ses principaux repères de mobilisation ainsi que ses référents cognitifs liés à la stabilité. Dans cette réflexion, nous proposons d’analyser la crise actuelle au regard des questions de propriété, de souveraineté, de corps et de territoire. L’hypothèse soutenue touche l’exigence de défense ou la revendication de droits même basiques de la population haïtienne qui requiert une rupture fondamentale avec le paradigme dominant dans les rapports d’Haïti avec l’internationale.
Depuis plus d’une décennie, Haïti et sa population sont à la croisée des chemins. L’espace politique haïtien est saisi par une dynamique politico-mafieuse procédant au démantèlement en règle du processus d’émancipation populaire engagé à la sortie de la dictature des Duvalier en 1986. Mûs par la défense des intérêts de la classe capitaliste transnationale à satisfaire, dans un premier temps (2011-2015), les mafieux ont mis en œuvre une démarche qui a perverti les avancées du projet démocratique de participation populaire contenu dans la constitution de 1987. Par la contestation des principes fondateurs de l’État de droit et la mise à mal des modes réguliers de renouvellement du personnel politicien, ils ont torpillé toutes les institutions nationales. Hostile à l’engagement populaire actif dans les affaires de la République, en dix ans de pouvoir, l’équipe PHTK n’a organisé qu’une seule élection dans des conditions très contestables [1]. Après cinq ans de pouvoir Michel Martelly [2] (2011-2016), le 7 février 2017 M. Jovenel Moïse a été placé au pouvoir dans un contexte économique et social extrêmement difficile, sans légitimité politique réelle.
De manière brutale, l’Etat Phtkiste a permis de consolider l’application des politiques néolibérales dans le pays ; il s’en est suivi : une perte du pouvoir de délégation de la population, une décomposition exacerbée de forces productives haïtiennes ainsi qu’à une misère sans précédent des catégories populaires [3]. A-t-on besoin de rappeler les chiffres témoins de cette situation ? Le régime actuel a plongé le pays dans les limbes, sur le derche. Placé au pouvoir depuis une dizaine d’années par les forces réactionnaires et conservatrices [4], le régime PHTK s’est toujours caractérisé par la négation de l’idéal de transformation porté par les valeurs démocratiques de justice, de bien-être, de participation, de liberté et de transparence.
De 2010 à nos jours, les gens placés au pouvoir se sont attelés, en deux temps, à virer le rêve de liberté, de bien-être, de changement et d’émancipation du peuple haïtien au cauchemar. Alors que le premier temps (2011-2016) voyait la mise en œuvre d’une guerre de basse intensité à l’échelle de la région métropolitaine [5], le second temps (2016-2022) est marqué par la mise en place d’une logique implacable de guerre radicale des forces réactionnaires contre la population. Des groupuscules armés ayant des liens de subordination avec des éléments du pouvoir d’État ou des membres de l’appareil d’État exercent une violence terrifiante qui étouffe la population en général, notamment les catégories sociales intermédiaires. Au service d’un projet économique et politique, ces groupuscules participent de la mise en application d’une politique de terrorisme d’État [décidée par ou avec l’accord tacite des plus hauts échelons du pouvoir] ayant pour cible principale les catégories populaires et « les classes moyennes ». Cette politique de terreur est utilisée pour maintenir un statu quo insoutenable et consolider un ordre social dépassé mis en échec depuis juillet 2018.
En effet, les 6 et 7 juillet, suite à une tentative, sous diktat international, d’augmenter les prix des produits pétroliers, des centaines de milliers de personnes ont occupé la rue, bloquant tous les accès de la région Métropolitaine pour réclamer le départ de M. Moise. Ce dernier, qui s’était mis à couvert, aurait manifesté son désir de laisser le pouvoir, jusqu’à ce que l’ambassadeur du Canada vienne lui témoigner de son support. A partir du mois d’aout, le mouvement se réoriente et exige le départ de Jovenel Moise pour corruption en raison de son implication dans la dilapidation des Fonds Petrocaribe, alors même qu’il n’était qu’un homme d’affaires [6]. De juillet 2018 à décembre 2019, le mouvement va se radicaliser avec des vagues de démonstration populaire. Élu avec les votes de moins de 20 % de l’électorat, si le peuple n’était pas qu’une fiction théâtrale pour M. Moise et s’il était un démocrate (dans le sens formel du terme), ce dernier aurait tout simplement remis le pouvoir. A contrario, alors même qu’il a passé une grande partie de son temps à se cacher pour ne pas être pris à partie par la population, alors qu’il était censé chercher la meilleure manière de gérer une crise, fort du seul soutien des institutions internationales, M. Moise s’est senti inspiréde changer la Constitution de 1987 [7], sous laquelle il avait été « élu ». On en est arrivé à partir de 2019 à une phase de la crise devenue aujourd’hui irréversible, extrêmement compliquée et la plus chaotique de l’histoire contemporaine haïtienne.
Noam Chomsky explique quelque part qu’un des problèmes des intellectuel.le.s est qu’ils/elles doivent justifier leur existence. Pour cela, ils/elles sont obligé.e.s de compliquer les choses afin de se donner l’air important. Ils/elles prennent ce qui est simple et le font passer pour très compliqué et très profond tout en diluant le message par l’utilisation d’un jargon sophistiqué. Après, il faut re-traduire en langage simple leurs propos pour se rendre compte qu’ils/elles énoncent des truismes, des absurdités ou des propos d’une banalité affligeante.
Mon objectif dans le présent texte est de faire exactement l’inverse de ce que font les intellectuels selon Chomsky. Autrement dit, à partir d’un certain nombre de convictions, j’espère simplifier au maximum la réalité que nous autres Haitien.ne.s vivons dans le but de fournir des clés de compréhension et d’action accessibles au sens commun. C’est un pari risqué certes que j’espère réussir dans le cadre d’une série en trois parties. Il faudra attendre bien entendu la fin de la série pour témoigner si oui ou non le pari a été atteint. La réalité que nous vivons est intolérable pour la majorité de la population. Une écoute adéquate de ce réel devrait augmenter notre capacité à le transformer par le biais d’une conscientisation politique. Dans cette première partie, nous essayons de mettre en relief les catégories fondamentales et élémentaires susceptibles de faciliter cette écoute adéquate du réel, de le rendre intelligible, d’autres diraient lisible, en partant de trois hypothèses.
Hypothèses pour capter les basses d’une destruction
La compétence de gestion des vies, des biens et du territoire, la sécurité des corps est une des compétences originelles de l’État. Elle s’appuie sur une logique déclarée de gestion de l’intérêt général ayant vocation à protéger la catégorie des nationaux, citoyennes et citoyens.Un Etat peut-il consentir à liquider part ou totalité de cette compétence ? Si oui, sous quelles conditions, selon quelle logique et dans quel paradigme ? Cet État peut-il consentir à ce que l’espace public soit déconstruit et les lieux communs devenir des ensembles vides comme nous le constatons actuellement ? Par ailleurs, comment pourrait-il supporter également la déportation, le déplacement forcé de vagues massives de populations dont il a la charge de protection ? Qui oblige les personnes à quitter leur résidence habituelle vers d’autres lieux du territoire ?
Dans la crise actuelle que nous vivons, et particulièrement celle que nous vivons depuis maintenant une dizaine d’années, trois catégories philosophico-politiques nous paraissent fondamentales pour déterminer la nature de la crise, supplanter la doxa qui obscurcit le paradoxe des temps et appréhender le fil conducteur d’une éventuelle issue. Celles-ci (les catégories en question) sont à mettre en perspective avec le cadre géopolitique. En tout premier lieu, il s’agit de la catégorie de propriété et celle de souveraineté. La propriété des vies, des corps, de nos corps, du territoire ainsi que la souveraineté de notre pays, de notre terre et de nous-mêmes.
Pour qui sommes-nous ? A qui appartenons-nous ? Sommes-nous pour-nous-mêmes ou sommes-nous pour autrui ? Appartenons-nous à nous-mêmes ou appartenons-nous à autrui ? Autrement dit, de qui sommes-nous la propriété ? Ce questionnement qui porte sur nous – et qui semble nous concerner au premier chef en tant que subjectivité - s’applique également à notre espace vital, notre territoire. Et ces questions qui pourraient paraitre ailleurs d’une banalité affligeante prennent pour nous en Haïti des allures de questions existentielles [8]. D’abord pour des raisons historiques (nous sommes une population issue de captifs à qui l’on a refusé pendant quatre cent ans jusqu’à la possession de nous-mêmes), ensuite pour des raisons fondamentales d’avenir concernant notre vie ou notre mort. Car, celui ou celle à qui nous appartenons peut disposer de nous, de nos corps, de notre vie tout comme de notre mort.
Sous l’impulsion d’une approche indigène décoloniale, certaines féministes latino américaines ont développé récemment la notion de « corps-territoire [9] »,ancrée dans l’unité ontologique corps et territoire, pour souligner l’interdépendance qui existe entre l’exploitation des terres (le territoire) et la violation des corps et des droits des femmes [10]. De même que le territoire est un espace disputé par les populations et le système hégémonique qui tente de se l’approprier économiquement et politiquement, le corps est un territoire habité dans lequel les conflits s’expriment non seulement à partir de la subjectivité propre mais au travers du processus social de « docilation ». Les combats, passions, angoisses et résistances pour – et autour – du territoire se reflètent également dans le corps. Et la résistance contre-hégémonique se reflète également dans le corps. La cartographie des conflits territoriaux que nous vivons permet de générer une explication territoriale du conflit à travers la subjectivité corporelle. La notion de « corps-territoire » est un outil explicatif mais aussi autoréflexif qui nous invite à nous situer corporellement dans les conflits territoriaux.
Associées à la notion de corps-territoire, les catégories de propriété et de souveraineté nous invitent à réfléchir de l’intérieur sur les enjeux du processus social de dégénérescence que nous vivons. Elles nous confrontent à l’exigence difficile de penser ce que nous vivons. A ce propos, il est important de se rappeler que nous sommes corps, pas seulement pensée. Et qu’en principe, nos corps nous appartiennent. En réalité, ce sont nos corps que nous exposons sur le territoire et lorsque nous sommes confrontés à la violence, la terreur et le mépris social qui nous foutent la honte d’être nous-mêmes, c’est d’abord à travers nos corps que nous vivons et sentons l’impossibilité d’assumer nos corps avec toutes ses parties. De même dans les processus de défense et de revendication du territoire, les conflits ayant pour enjeu la dépossession affectent une perte de souveraineté dans nos propres corps et sur notre territoire.
Tant qu’il nous appartient en propre, tant que nous pouvons en disposer en souverain, le territoire haïtien nous relie avec notre histoire, notre passé, nos ancêtres et notre famille. Autant que nos corps, ce territoire fait donc partie intégrante du conflit de propriété et de souveraineté. Aussi, ne suffit-il plus dans la perspective internationale de déplacer des corps de populations par le biais de mouvements d’émigration massive. Il faut également les éloigner de ce territoire qui représente tant à leurs yeux. Il faut le rendre symboliquement et pratiquement répulsif pour nous, pendant que les étrangers tentent de se l’approprier. Comme nous le verrons par la suite, dans le principe et dans les faits, il ne fait aucun doute que nous faisons face à un processus symbolique de dépossession capitaliste.
En un second lieu, les deux catégories de propriété et de souveraineté peuvent être ramenées à une troisième catégorie, foucaldienne, de gouvernementalité, autrement dit la rationalité du gouvernement de soi, des autres et de la cité dans un contexte donné. Cette dernière est celle qui nous permet de ne pas manquer la dimension politique du phénomène dominant actuellement notre quotidien à savoir la prédominance du crime et des criminels de tous acabits. Avec l’arrivée au pouvoir en 2011 des néo-duvaliéristes [11], violences d’État, insécurité et terreur sont devenues parties intégrantes de la stratégie mise en œuvre à l’échelle locale pour contrôler les territoires, discipliner les conduites urbaines et renforcer le processus de production d’une ville hyper-fragmentée et répulsive pour la majeure partie de la population. Des politiques « agressives [12] » sont constamment menées afin de procéder à l’éviction et au découragement des populations précaires.
Puisque nous savons, au niveau de la conscience, que le hasard n’existe pas, nous formulons l’hypothèse que le pays n’a pas affaire à une logique criminelle ordinaire et hasardeuse. Au premier abord, les enjeux du cycle de violence sans précédent des gangs armés semblent échapper au sens commun et à notre entendement. Pourtant, il nous faut concevoir que derrière cette violence protéiforme qui s’affirme sous la figure d’une présence spectrale indestructible et toute puissante du Nord au Sud de la région Métropolitaine de Port-au-Prince, de l’Est à l’Ouest, il y a une logique qui cache sa vérité [13]. Autant dire qu’il y a une grammaire susceptible de permettre de capter les règles de cette violence qui se déploie depuis quelques années sous nos yeux et dont nous sommes malgré nous parties prenantes. Il y a une logique correspondant à ce que l’on peut appeler une « structure de l’action déplacée », expression d’un schéma cohérent et opérationnel de restauration, de re-valorisation du projet occidental mortifère pour Haïti et pour nous autres. C’est notre première hypothèse !
Deuxième hypothèse : dans ce schéma, le crime est spectralisé pour contrecarrer la volonté populaire de changement autonome, les aspirations à la vie digne et au bien-être [14]. Les gangs coalisés – par la communauté internationale [15] avec la bénédiction de certaines factions des couches dirigeantes – ont un mandat symbolique de contrecarrer le projet alternatif de souveraineté populaire. Si Helen Meagher La Lime, coordonnatrice du BINUH, n’a pas hésité à applaudir la formation du G9 [16], c’est qu’elle a toujours voulu avoir recours à la capacité dissolvante des gangs armés. L’Internationale considère qu’il y a dans la société haïtienne comme dans la plupart des sociétés influencées par l’Occident, des vies regardées comme surnuméraires, comme des non-vies, des vies in-comptées (laissées pour compte). Dans cette démarche de re-structuration de l’espace public voulue par la communauté internationale et ses agents locaux, les vies haïtiennes passent dans la rubrique des dommages collatéraux, des gens sans importance, selon la formule de Dieu.
Notre troisième hypothèse, qui dans une certaine mesure prolonge la deuxième comme sa corolaire, est que la dimension punitive et revancharde domine la politique internationale envers Haïti. Sur la base des réflexes conditionnés d’exclusion, bien ancrés chez eux, les Occidentaux n’ont jamais cessé de voir Haïti que comme une zone historique de bas salaires, en dépit de l’accession du pays à l’indépendance voire à cause de cela. Aussi, dans le cadre de cette stratégie de l’action déplacée, les catégories moyennes traditionnelles et les couches sociales intermédiaires sont prises pour cible par la violence protéiforme.
Aussi, le nœud de notre analyse considère ce qui est en train de se passer actuellement dans le pays comme lié au besoin de retour « hégémonique [17] » d’une approche discriminatoire, contraire à la philosophie sociale spécifiquement haïtienne pour laquelle "Tout moun se moun, pagenmounpasemoun". Le devenir hégémonique de cette approche discriminatoire signifie qu’elle tente d’orienter par la corruption, sur le terrain en Haïti, l’ensemble des pensées et actions des agents tant locaux qu’internationaux avec le retour aux affaires des néo-duvaliéristes du PHTK. La réactivation de la terreur –en tant que stratégie de gestion du pouvoir ou mode de gouvernement tout simplement– participe d’un dispositif guerrier d’imposition de cette logique de discrimination à l’égard de la majeure partie de la population. Cela dit, à travers la constitution de ces nouveaux intermédiaires que sont les gangs, c’est toujours la même vieille histoire qui nous est servie, celle du capitalisme mondial. Le capitalisme mondial, nous rappelle SlavojZizek, est une totalité, à savoir l’unité dialectique de lui-même et de son autre, l’unité de lui-même et des forces qui lui résistent sur le plan idéologique [18].
Ici, on ne peut manquer de mentionner comment les agences internationales ne manquent pas d’aise pour proposer à leur personnel local habitant ce qu’elles appellent « les zones rouges » de nouveaux concepts et plans de déménagement. Par ailleurs, afin de continuer leur routine comme si de rien n’était, les différentes agences intermédiaires du capitalisme transnational se sont vite adaptées à la nouvelle normalité. Plutôt que de forcer l’État haïtien – ainsi que leurs ambassades – à assumer ses responsabilités dans le pourrissement de la situation, elles contournent les difficultés de circulation à l’intérieur du pays voyageant en avions ou hélicoptère.
La figure suivante « Gangs in the Port-au-Prince Metropolitan Area », tirée d’une étude menée en octobre 2021, montre l’occupation territoriale de la région Métropolitaine par les gangs armés, du nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, au moment de l’étude. D’octobre 2021 à aujourd’hui, la situation s’est aggravée. Des zones originellement considérées comme vertes Tabarre, Torcelle, Pernier, Route de Frères etc… sont désormais identifiées zones rouges. Idem de la sortie nord de Port-au-Prince sur tout l’axe Damien/Bon-Repos/Canaan.
- Déploiement des gangs à Port-au-Prince, InSight Crime Fiel Resesearch, Octobre 2021
Précision conceptuelle
Avant de rentrer dans l’explication proprement dite, faisons une petite précision autour de ce qu’est une catégorie et ce qu’elle permet de faire du point de vue de la pensée ainsi que dans l’action. Pour rappel, une catégorie regroupe un ensemble – de personnes ou de choses – de même nature. Généralement, elle renvoie à un ordre, une classe dans laquelle on range plusieurs objets ou plusieurs personnes d’une nature semblable. Pour nous autres philosophes, deux références sont majeures – une ancienne et une moderne – pour qui veut traiter du sens des catégories. Aristote, le premier philosophe qui a inventé des catégories où, selon le mot de Chateaubriand « les idées viennent se ranger de force, quelle que soit leur classe ou leur nature » et Kant, chez qui, la catégorie est un concept pur de l’entendement, un concept primitif de l’entendement qui s’applique a priori à toutes les données provenant de notre intuition.
Chez Aristote, une catégorie – ou prédicament – correspond à une qualité attribuée à un objet, à une situation permettant de les comprendre, de les rapporter à quelque chose de semblable afin de leur faire prendre sens. Ici, le sens n’est pas donné arbitrairement, il est pris en référence au semblable ou au dissemblable. Dès lors, la catégorie a une double fonction désignative et classificatoire, elle permet de désigner, de nommer, d’identifier et de rapprocher, de classer selon des espèces déterminées.
S’agissant de Kant, un auteur rappelle que, dans la Critique de la Raison Pure, sans être elle-même un concept, la catégorie se retrouve au principe même des concepts. En effet écrit-il : « La catégorie n’est sans doute pas en elle-même un concept réel. Mais elle est le principe de la synthèse conceptuelle, c’est-à-dire du mode d’unité que représente le concept [19] ». Georges Pascal, dans son ouvrage Pour connaitre la pensée de Kant, précise que, pour le chinois de Königsberg, les catégories « sont (...) les conditions sans lesquelles nous ne pourrions connaître un objet, c’est-à-dire qu’elles se rapportent nécessairement et à priori à des objets d’expérience puisque ce n’est que par elles qu’un objet d’expérience peut être pensé [20] ».
Antécédents de la crise actuelle
Le 12 janvier 2010, la ville de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti a été globalement détruite. À 16:53, un séisme de magnitude 7 a causé la mort de plus de 250 000 mille personnes (280.000) et provoqué des dégâts matériels s’élevant à des milliards de dollars en Haïti (7,8 milliards selon l’Evaluation Post Désastre des Besoins et Dégâts). Ce désastre, le plus grand que la société haïtienne ait connu de toute son existence, a détruit ou endommagé plus de 300 000 édifices, jeté plus de 1,5 million de personnes à la rue, laissé plusieurs dizaines de milliers d’amputés et des centaines de milliers de traumatisés.
Il est toujours important – lorsque vient le moment de rappeler les antécédents de la crise que nous vivons actuellement – de mettre en exergue le séisme du 12 janvier. Tant au niveau symbolique que réel, le séisme du 12 janvier a introduit une fissure originelle dans notre temps et dans notre espace. Alors que la terre tremblait, que les verrous sautaient, une nouvelle séquence historique a été inaugurée mettant sur le devant de la scène et en pôle position les commanditaires du chaos et leurs artisans locaux [21]. Ils sont nombreux. Sans être exhaustif citons parmi les commanditaires et leurs artisans locaux : Hilary et Bill Clinton, Edmond Mulet, Reginald Boulos, Chery Mills etc… Jean Max Bellerive, Michel J. Martelly, Rosny Desroches, Mirlande H. Manigat, Leopold Berlanger, Gaillot Dorsainvil, Ginette Cherubin, Pierre Louis Opont, etc… Ils imposent une assistance mortelle au pays, des élections bidon dans un contexte improbable, des dirigeants ignares, illégitimes et apatrides à la tête de l’État, qui dilapident – et détournent – des fonds censés servir à la reconstruction du pays et à son développement.
Le 7 février 2017, après six années de mandat Martelly, M. Jovenel Moise a été placé au pouvoir par la volonté de la communauté internationale, des éléments de la classe d’affaires, des bandits légaux et allié.e.s. Arrivé au pouvoir du fait formel d’élections sans pourtant avoir été élu [22], son pouvoir sera caractérisé par une absence de légitimité jusqu’à son assassinat en juillet 2021. Enraison justement de cette absence de légitimité, il va être rapidement confronté à un mouvement populaire sans précédent de contestation. Dès novembre 2017 , la vie politique entre dans une spirale qui, comme au temps des Duvalier, vise à instaurer un régime de crime et d’impunité, de violations systématiques des droits humains, de corruption de l’appareil d’Etat et de criminalisation des contestations sociales, des exigences de changement et de reddition de compte.M. Jovenel Moise fait le choix de la terreur, de la répression en s’appuyant sur la « communauté internationale », le Canada et les Etats Unis en tête.
De 2017 à 2020, les massacres et les kidnappings contre rançon vont constituer les moments forts du pouvoir de M. Moise. En trois années, les divers massacres sanglants enregistrés dans le pays, notamment dans les quartiers populaires de la région métropolitaine de Port-au-Prince, sont venus aggraver la situation lamentable et précaire des populations. Parallèlement, les enlèvements contre rançon sont devenus monnaies courantes et ciblent principalement les catégories sociales intermédiaires. Si, le massacre subi par les habitant.e.s du quartier de La Saline, dans la nuit du 13 novembre 2018, est le plus emblématique, il n’est que le symbole des grandes atrocités et des manœuvres « voyeuristes [23] »déployées par les massacreurs pour sortir la population du terrain politique et mettre hors jeu les revendications populaires. On notera justement à ce propos que la recrudescence de ces pratiques est, depuis 2020, inversement proportionnelle à la mobilisation populaire.
Ces épisodes d’histoire récente replacent la figure du « massacreur [24] » au centre de la politique haïtienne tant par la puissance des images fortes – parfois contredites – mais toujours confirmées par les rapports d’institutions locales et internationales, qui font de ces massacres un tableau désolant de la transition d’Haïti vers la « démocratie ». Dans son sens littéral, le massacreur est la personne qui commet un massacre, celui ou celle qui participe à un massacre. Il a pour synonyme assassin - criminel - meurtrier – tueur. Au sens figuré, le Larousse nous dit que le massacreur [25] est celui qui abime un travail, il détruit, en l’exécutant très mal, une œuvre. Au sens propre comme au sens figuré, depuis quelques années la république d’Haïti est aux prises avec les massacreurs.
Et, autant qu’il est vrai que M. Jovenel Moise a été sauvagement assassiné chez lui dans la nuit du 7 juillet 2021, ces moments de violence répressive politique, de crime de masse continuent de nous interpeller en tant que contemporains – du régime le plus honni de l’histoire récente du pays – tant ceux-ci ont fixé quelques images à l’encre indélébile d’une période sombre de l’histoire du peuple haïtien. Sous Jovenel Moise, les quartiers populaires sont devenus, comme ils l’ont souvent été au cours des moments de reflux des luttes populaires de ces dernières années, le théâtre d’expéditions punitives sanglantes orchestrées par des éléments du pouvoir d’Etat. Non content de cautionner la brutalité policière, l’État phtkiste avec Jovenel Moise à sa tête a installé la terreur paramilitaire comme mécanisme de contrôle des populations dissidentes et revendicatives des quartiers pauvres. C’est ce même projet que poursuit actuellement l’héritier sans testament de M. Moise. Viols, assassinats, kidnappings, massacres de masses sont le lot quotidien de la population.
Fin de la première partie !
*Philosophe, sociologue et aménagiste. Chargé de recherche au Centre Equi, une structure indépendante de recherches sociales et fondamentales. Militant au GR-FPSPA, un think tank progressiste.
[1] Sur ce point, on notera que l’une des caractéristiques du régime instauré depuis 2011 par la communauté internationale est la stratégie de non convocation des élections prévues par la Constitution. Pour la seule tranche Jovenel Moise (2016-2021), sept scrutins de diverses natures – présidentiels, législatifs, d’élus locaux et autres – n’ont été ni convoqués ni organisés. Si tant est que le suffrage universel atteste du principe d’égalité à droit égal au gouvernement de la nation, cette stratégie témoigne en fait de la contestation du principe de participation populaire dans la gestion de la chose publique. Il n’est donc pas étonnant de constater ce grave délitement du processus démocratique.
[2] En mai 2011, Michel Martelly a été intronisé président d’Haïti par la volonté de la communauté internationale – notamment les Etats-Unis – au terme d’un processus antidémocratique de sape de la démarche régulière de désignation de ses dirigeant.e.s par la population. La « communauté internationale », en se substituant à la volonté du peuple haïtien, a enclenché un processus de destruction radicale des procédures et des libertés démocratiques, publiques et privées qui se poursuit aujourd’hui encore.
[3] Depuis 1982, la communauté internationale a imposé des diktats économiques à l’Etat haïtien. Ceux-ci seront systématisés en 1994 avec le retour à l’ordre constitutionnel et consolidés à partir de 2010.
[4] Autrefois on aurait utilisé la notion de forces obscurantistes « fòsfènwa » opposées aux forces de lumières (porteuses de progrès).
[5] Cf. Myrtha Gilbert, La guerre de basse intensité à Cité Soleil, AlterPresse, Octobre 2015.
[6] Détenteur de quatorze (14) comptes bancaires, il est aussi soupçonné de blanchiment d’argent par le rapport de l’Unité Centrale de Renseignements Financiers (UCREF) qui l’a inculpé en 2013.
[7] Comme lors de la première occupation US (1915-1934), le projet de changement de Constitution est un projet du BINUH que M. Moise et son équipe se sont appropriés, espérant y trouver leur compte pour se perpétuer au pouvoir.
[8] Comme nous le verrons par la suite, ces questions prennent un sens fondamental lorsqu’on se rappelle que la culture occidentale, euro-américaine, qui promeut les idées de suprématie blanche, d’eurocentrisme et d’impérialisme étend ses prolongements planétaires.
[9] Cette notion n’est pas sans rappeler la campagne menée par les féministes haïtiennes (Kay Fanm) pendant la période du Coup d’état militaire contre le premier gouvernement Lavalas(1991-1994) et qui s’intitulait « Kòfanmpateritwalagè ». À l’époque, comme souvent dans ces périodes, le viol massif des femmes était utilisé comme arme par les militaires et les groupes paramilitaires pour mater la résistance populaire contre le coup d’état. Ce slogan sera repris en 2021
[10] Sofia Zaragocin& Martina Angela Caretta (2020) : Cuerpo-Territorio : A Decolonial Feminist Geographical Method for the Study of Embodiment, Annals of the American Association of Geographers, DOI : 10.1080/24694452.2020.1812370
[11] Cf.Jeb Sprague, “Michel Martelly, Stealth Duvalierist”, Haiti Liberte, December 15, 2010.
[12] Cf. Roberson Alphonse, « Démolition au centre-ville entre précipitation et passage obligé », Le Nouvelliste, 6 juin 2014.
[13] Vérité qu’il nous faut impérativement dévoiler si nous voulons comprendre de quoi notre avenir sera fait.
[14] On peut rapprocher à ce propos la notion de « Pédagogie de la cruauté » présente chez Segato. Cf. Rita Laura Segato,La escritura en el cuerpo de las mujeresasesinadas en Ciudad Juarez : Territorio, soberanía y crímenes de segundoestado, Éditions Payot &Rivages, Paris, 2021 pour la traduction française.
[15] Le coordonnateur de la Commission nationale désarmement, démobilisation et réinsertion (CNDDR), M. Jean Rebel Dorcenat a reconnu publiquement avoir été à la base de la démarche de coalition des gangs armés dans la région métropolitaine. On notera également que le regroupement formé par ceux-ci, loin d’être considéré comme hors la loi par l’appareil étatique, bénéficie d’une reconnaissance légale au Ministère des Affaires Sociales.
[16] Dans un rapport au Secrétaire Général des Nations Unies en date du 25 septembre 2020, Mme La Lime à applaudir la formation du G9 (fédération de 9 groupes armés) comme un pas positif dans la lutte contre l’insécurité arguant que « les homicides volontaires signalés à la Police ont diminué de 12% entre le premier juin et le 31 aout, et ont fait 328 victimes (dont 24 femmes et 9 enfants) contre 373 (dont 9 femmes et 12 enfants) au cours des trois mois précédents ». cf. Rhinews. Com
[17] Nous faisons ici un usage impropre de la notion d’hégémonie qui suppose, chez Gramsci, la défense des possibilités d’expression offertes par la société démocratique face au fascisme. L’hégémonie repose sur le « consensus organisé », certes fort, mais accepté par le peuple et surtout une vitalité des « organes de l’opinion publique ».
[18] SlavojZizek, Bienvenue dans le désert du réel, p. 84, Éditions Flammarion, 2008.
[19] E. Kant, Critique de la Raison pure, trad. A. TREMESAYGNES, B. PACAUD, Paris, P.U.F., 1967, préf. de Ch. Serrus, p. XV.
[20] G. Pascal, Pour connaître la pensée de Kant, Paris, Bordas, 1966, p. 69.
[21] À ce propos, on lira avec intérêt les ouvrages : Daniel A. Holly, De l’Etat en Haïti, L’harmattan, 2011 ; Jean-Marie Bourjolly, Haïti : un pays à désenvelopper : Des ratés de la commission chargée de coordonner l’aide post-séisme aux convulsions d’une reconstruction politique et institutionnelle infructueuse, Editions JFD, 2021 ; Ricardo Seitenfus, L`échec de l`aide internationale à Haïti : Dilemmes et égarements, Editions de l’UEH, 2015.
[22] En régime démocratique, en principe, les élections visent à promouvoir une participation populaire active. Celui qui gagne les élections, l’élu, est supposé avoir reçu l’adhésion de la majorité. D’où, il tire sa légitimité. Le fait d’élection tel que nous le concevons est une perversion du régime démocratique. A contrario du principe d’adhésion de la majorité, il promeut le modèle politique d’homme fort et la fétichisation du pouvoir et de l’Etat. Celle-ci désigne, selon Dussel, le processus par lequel ces derniers – le pouvoir et l’État - deviennent autoréférentiels. La participation populaire est mise hors jeu.
[23] Cf. Derechef la notion de « Pédagogie de la cruauté », Rita Laura Segato, nous revient en mémoire.
[24] La figure la plus récurrente est celle des Tonton macoutes dans l’histoire haïtienne récente.