Par Alain Saint-Victor*
Soumis à AlterPresse le 06 juin 2022
Le professeur Franklin Midy (1939-2022) est décédé le vendredi 13 mai 2022, au terme d’un long combat contre la maladie.
Sociologue, il a enseigné sa discipline pendant de nombreuses années à l’Université du Québec à Montréal (Uqam). Franklin Midy fut, depuis les années 1970, doublement engagé sur la scène politique et sociale : d’abord, dans la communauté haïtienne de Montréal, il contribua à la fondation du Bureau de la Communauté Chrétienne des Haïtiens de Montréal (Bcchm), organisme connu pour avoir joué un rôle de premier plan dans les différentes luttes communautaires au cours de cette période ; il participa au programme d’alphabétisation du Sant Na Rive, programme pour lequel il rédigea un livre en Créole, conçu pour l’alphabétisation utilisant la langue maternelle. Par la suite, après la chute de la dictature en 1986, il s’est impliqué dans la Mission Alpha en Haïti, où il fit plusieurs voyages et développa des liens étroits avec des organisations paysannes.
C’est là un résumé bien succinct de ses activités : homme humble, affable, discret, d’une grande simplicité, seuls ses amis proches connaissaient, avaient une idée de toute l’ampleur de son engagement militant. Peu de gens aussi connaissent sa contribution intellectuelle dans le domaine de la sociologie. Et aujourd’hui, pour lui rendre hommage, il est important, me semble-t-il, de revenir sur un thème, dont il a pris soin d’expliciter le concept : celui de l’esclavage colonial.
Ce type d’esclavage, qui a constitué, formé les colonies des Amériques, se différencie des autres esclavages sur des points essentiels, qui, pour Midy, sont fondamentaux à comprendre. Compréhension non point centrée uniquement sur une réflexion sociologique, qui portera un nouvel éclairage sur l’esclavage en tant que tel, mais surtout compréhension qui permet de saisir la singularité de l’esclavage colonial et, de là, d’appréhender par la rationalité sociologique, certes, mais aussi économique, les structures sociales qui se sont reproduites tout au long de l’histoire. En ce sens, Haïti est un cas exemplaire.
Pour rendre compte de l’esclavage colonial, Midy analyse, en premier lieu, ce qu’il appelle la « double relation interreliée » [1], soit la relation sociale « liant l’esclave à son maître », et la relation militaire et politique « liant la colonie à esclaves à sa métropole. » Cette double relation structure, au départ, les relations de production esclavagistes : l’esclave est « lié » à un maître, à qui il doit obéissance et soumission. La relation s’établit dans une reconnaissance mutuelle, qui attribue à l’un le pouvoir absolu et enlève à l’autre son humanité. Ici, la violence joue un rôle constitutif : au regard du maître, l’esclave est, par définition, un non-être, ou plutôt, pour emprunter un concept sartrien, un être-pour-l’esclavage.
Pour arriver à ce point, la violence exercée par le maître doit être totale, c’est-à-dire qu’elle doit soumettre le corps et l’esprit de l’esclave. Cette relation maître-esclave est liée, soutient Midy, par une autre relation, qui lui donne sa légitimité : celle de la colonie en tant qu’entité administrative et la métropole. Ces deux relations sont interdépendantes, on ne peut comprendre l’une sans faire référence à l’autre, et cela malgré un apparent paradoxe existant entre la réalité brutale de la colonie et une certaine évolution sociale dans la métropole, surtout au XVIIIe siècle.
Et justement, parce que l’esclavage colonial se passe hors du territoire métropolitain, où il est interdit, sa pratique relève d’une vision juridique et morale particulière. C’est cette particularité, explique Midy, qui constitue le deuxième aspect de l’esclavage colonial : l’esclavage « est exporté outre-frontières nationales, dans une zone d’étrangers-ennemis, dans une région de non-droit, où il peut sévir sans trouble de conscience, sans état d’âme ».
Cette relation d’extraterritorialité, non seulement dans sa dimension spatiale, mais aussi juridique et éthique, joue un rôle essentiel dans la constitution même de l’esclavage colonial : l’espace colonial revêt des particularités, qui n’ont rien de commun avec celui de la métropole, la distance qui sépare celle-ci de la colonie est incommensurable et la géographie y est radicalement différente. Région de « non-droit » aussi, puisque la colonie est, par définition, un territoire d’exploitation et/ou de peuplement, où la notion du « droit », en particulier du « droit naturel », telle qu’elle a été définie depuis le XVIe siècle dans la tradition européenne, n’y a pas cours. Région également hors de toute considération éthique, puisque l’établissement et la reproduction de l’économie esclavagiste suppose la transformation de l’esclave en « bien-meuble », comme le spécifie le premier Code noir dès 1685.
Il faut, toutefois, un dernier aspect, souligne Midy, pour finaliser l’édifice de l’esclavage colonial : une surveillance constante. Elle prend la forme de l’interdiction, qui est faite à l’esclave, de communiquer avec ses semblables, de se rassembler avec eux. Elle se manifeste aussi dans la discipline, qui lui est imposée, « une discipline de tout instant, pour s’assurer de sa subordination ». Cette constante surveillance s’érige en système et complète les deux premiers aspects : il s’agit d’occuper « [l]’esclave colonial, du matin au soir, à la plantation et la manufacture, pendant que ‘la police des nègres’ est occupée, jour et nuit, à le ‘surveiller et punir’ ».
Ces trois aspects sont, pour Midy, les éléments constitutifs de l’esclavage colonial. Et il est fondamental, insiste-t-il, de distinguer cet esclavage de l’esclavage domestique, de « l’esclavage social dans les systèmes esclavagistes agraires ». Ce sont là des esclavages, qui ont existé tout au long de l’histoire de l’humanité et qui ont pris forme dès l’antiquité.
Pour le sociologue, l’esclavage colonial est une « institution totalitaire », qui prend en compte non seulement la transformation du captif ou prisonnier en esclave, ce qui était le cas également dans l’esclavage arabo-musulman, l’esclavage agraire et domestique, mais également la transformation physique d’un territoire en colonie, ce qui dans beaucoup de cas présuppose le génocide des premières nations, et ce territoire est régi selon des règles particulières non applicables dans la métropole.
Cette dernière caractéristique de l’esclavage colonial le différencie des autres formes d’esclavage : la création du territoire colonial, sa constitution, suppose la transformation de l’espace en vue de l’exploitation sans retenue de la terre et des êtres humains. Un lieu, caractérisé par une géographie, où se côtoient la surproduction, la torture et la mort de milliers d’hommes et de femmes. Dans l’imaginaire collectif européen, cette réalité-là est hors-norme et ne peut se concevoir qu’en dehors de l’Europe.
À bien y regarder, l’analyse du concept d’esclavage colonial, tel que le conçoit Franklin Midy, et du colonialisme, mis en œuvre plus tard en Afrique et en Asie, dans le cadre de la seconde phase de la révolution industrielle à la fin du XIXe siècle, permet aujourd’hui de situer historiquement les racines de l’impérialisme et son corollaire le néocolonialisme, et, bien entendu, l’idéologie de la suprématie blanche, qui les justifie.
Franklin Midy a laissé une œuvre importante, qui mérite d’être mieux connue, surtout actuellement, où l’héritage de notre passé continue de peser lourdement sur notre présent. C’est aussi rendre hommage à sa vie de militant et d’intellectuel engagé.
* Historien
Photo : capture d’écran
[1] Toutes les citations sont tirées du texte de Franklin Midy : « Production de l’esclavage colonial », publié dans l’ouvrage collectif Mémoire de Révolution d’Esclaves à Saint-Domingue, Les Éditions du CIDIHCA, Montréal, 2006. Ouvrage publié sous sa direction.