Par Roromme Chantal*
Soumis à AlterPresse
L’enquête du New York Times sur le rôle de l’indemnité imposée par la France à la jeune République d’Haïti en 1825, comme rançon de l’indépendance arrachée héroïquement à l’armée napoléonienne en 1804, alimente un torrent de réactions nationales et internationales, parmi lesquelles un article d’opinion de James B. Foley dans le Miami Herald, et dont une traduction française a été publiée sur le site Internet du quotidien haïtien Le Nouvelliste. Je me suis particulièrement intéressé à ses commentaires car l’ancien ambassadeur américain en Haïti joue clairement avec la vérité historique sur Haïti.
Pour commencer, il est complètement faux d’affirmer, comme le fait Monsieur Foley, que les États-Unis n’ont pas « essayé de renverser le président Jean-Bertrand Aristide en Haïti », et qu’ils n’ont pas « collaboré avec la France pour monter un coup d’État contre le président démocratiquement élu d’Haïti », ou encore que la « politique américaine n’(a) jamais consisté à rechercher ou à soutenir l’éviction d’Aristide » et que les États-Unis l’auraient reconnu comme le dirigeant dûment élu du pays ».
L’histoire déformée
De telles affirmations sont si éloignées de ce que d’innombrables sources concordantes et archives historiques non falsifiées nous enseignent sur cet épisode de l’histoire contemporaine d’Haïti qu’on peut se demander si Monsieur Foley a pris le temps de revoir sa copie diplomatique. Son focus s’est manifestement limité à sa propre mission en Haïti, en remplacement de l’ambassadeur Brian Dean Curran et, parmi les actions internationales subversives contre le régime d’Aristide, il ne mentionne que celles manifestes menées par certaines ambassades influentes comme celles de son pays et de la France. Ce faisant, il passe complètement sous silence le travail occulte, mais combien néfaste dans le contexte haïtien, d’organisations de la société civile américaine travaillant à la solde du gouvernement fédéral américain.
Or, même des diplomates américains familiers avec la question haïtienne -comme le prédécesseur à Port-au-Prince de Monsieur Foley lui-même, Brian Dean Curran- reconnaitraient à quel point les déclarations de Foley sont fausses et biaisées. De fait, un article du même New York Times de janvier 2006 intitulé « Mixed U.S. signals helped tilt Haiti toward chaos ») cite Brian Dean Curran et plusieurs autres sources diplomatiques crédibles dont les témoignages ont permis de jeter une lumière crue sur tout un trafic d’influence orchestré depuis Washington contre Jean-Bertrand Aristide. Cette campagne visait à faire échouer les efforts diplomatiques qui auraient pu mener à un compromis politique entre Jean-Bertrand Aristide et ses opposants.
Les faits d’abord
Rappelons que le président Jean-Bertrand Aristide était accusé d’avoir manipulé les résultats des élections législatives de mai 2000 à l’origine de la crise politique. Même si les journalistes du New York Times n’ont pas nié que le fossé qui existait entre Aristide et ses adversaires aurait été difficile à combler, ils ont conclu que les « signaux mixtes du gouvernement américain ont fait basculer Haïti vers le chaos », faisant en cela écho aux propos mêmes de l’ambassadeur américain Brian Dean Curran.
Ses partisans décrivent souvent Jean-Bertrand Aristide comme un ange. Ses détracteurs rétorquent que sous la soutane du « petit père des pauvres » se cachait des haillons. Ce que l’histoire retiendra du leader du mouvement « Fanmi Lavalas » doit donc être laissé à la subjectivité plus ou moins informée de chacun. Il me paraît néanmoins important de rétablir les faits, non pas pour prendre la défense d’Aristide, qui ne sortirait pas nécessairement grandi de mon propre bilan de ses deux présidences inabouties, mais pour attaquer certaines demi-vérités qui nuisent à la compréhension de cet épisode très important de l’histoire contemporaine d’Haïti. Il y en va, pour ainsi dire, d’une responsabilité morale à dire les choses de manière juste et informée des faits historiques.
Deux vérités essentielles
Deux vérités essentielles ressortent clairement de l’article de 2006 du New York Times qui correspondent assez fidèlement à ce que l’on savait déjà au sujet de la crise haïtienne. Premièrement, on y reconnait que « les États-Unis et leurs alliés (France, Canada, ONU, OEA, etc.) ont conspiré avec une bande de paramilitaires haïtiens impitoyables pour renverser un gouvernement souverain et élu en Haïti, le 29 février 2004 ». Deuxièmement, on souligne que le régime qui a pris le pouvoir après le renversement, « qualifié naïvement par les gouvernements et les médias nationaux des pays qui ont perpétré le coup d’État, de « gouvernement intérimaire », était en fait un régime hors-la-loi et violant les droits de l’homme ». Selon les auteurs de l’article, le « gouvernement intérimaire (…) s’était rapidement mué en un État si anarchique qu’il a stupéfié même ceux qui avaient poussé à la destitution de Monsieur Aristide ».
Une question persiste sur les circonstances de l’éviction d’Aristide en février 2004 sous la pression conjuguée de la « communauté internationale » et de la rébellion armée menée par l’ancien officier des anciennes Forces armées d’Haïti, Guy Philippe. Pourquoi l’administration de George W. Bush, qui a fait de la construction de la démocratie une pièce maîtresse de sa politique étrangère en Irak et dans le monde, n’a-t-il pas fait davantage pour la préserver si près de ses propres côtes ?
Une ambiguïté subversive
D’un côté, l’administration Bush déclarait toujours officiellement qu’en dépit des dérives du régime d’Aristide, sa politique était toujours de travailler avec lui en tant que « dirigeant démocratiquement élu d’Haïti ». De l’autre, les actions de cette administration en Haïti n’ont pas toujours été à la hauteur de ses paroles. Des entretiens et un examen des documents gouvernementaux menés par les journalistes du New York Times ont montré qu’un groupe influent, soi-disant dédié à la promotion de la démocratie, proche de la Maison Blanche et financé par les contribuables américains, sapait impunément la politique officielle des États-Unis et les efforts de l’ambassadeur officiellement chargé de la mettre en œuvre.
« En conséquence, expliquent les auteurs de l’article, les États-Unis ont parlé avec deux voix parfois contradictoires dans un pays où leurs paroles ont un poids énorme. » C’est surtout ce message mitigé qui a rendu les efforts pour favoriser la paix politique « infiniment plus difficiles ». Ainsi, sans un accord politique, le gouvernement en place déjà faible a été davantage déstabilisé, le rendant ainsi encore plus vulnérable aux rebelles.
Le double jeu américain en Haïti
Le groupe de promotion de la démocratie proche de la Maison Blanche mis en cause par Curran n’est autre que l’influent Institut républicain international (IRI). Le diplomate américain l’accuse d’avoir « sapé le processus de réconciliation après que les élections sénatoriales contestées de 2000 ont plongé Haïti dans une crise politique violente ». Stanley Lucas, qui était alors le chef de l’IRI en Haïti - un opposant déclaré d’Aristide de l’élite haïtienne - est identifié comme ayant joué un rôle crucial.
Lucas aurait « conseillé à l’opposition de rester ferme et de ne pas travailler avec M. Aristide, afin de paralyser son gouvernement et de le chasser du pouvoir », selon Curran. Or, d’après les journalistes du New York Times, le récit de ce dernier a été soutenu par d’autres diplomates et personnalités de l’opposition.
En Haïti, tout le monde savait que Stanley Lucas travaillait activement au renversement du président Aristide. Colin L. Powell, le secrétaire d’État américain de l’époque, déclarait certes que la politique de son pays en Haïti était ce que Curran croyait qu’elle était, et que les États-Unis ont soutenu Aristide jusqu’aux derniers jours de sa présidence.
Il n’en était rien en réalité. Curran, à l’époque un vétéran du service extérieur depuis 30 ans, avait été nommé par Bill Clinton puis retenu par le président Bush. Il accusa également Monsieur Lucas d’avoir dit à l’opposition que c’était lui, et non l’ambassadeur, qui représentait les véritables intentions de l’administration Bush. Or, les archives consultées par les journalistes du quotidien new yorkais démontrent que Curran avait averti ses patrons à Washington que le comportement de Lucas était contraire à la politique américaine et « risquait de vous valoir d’être accusés de tenter de déstabiliser le gouvernement » en place.
Pourtant, lorsqu’il demanda des contrôles plus stricts sur l’IRI à l’été 2002, Curran se serait heurté à des obstacles posés par de hauts responsables du département d’État et du Conseil de sécurité nationale qui soutenaient le représentant de l’IRI, selon un responsable de l’aide américaine à l’époque.
« Aristide doit partir »
D’autres diplomates de haut rang ayant servi sous Colin Powell ont confirmé qu’un changement de politique au sujet d’Aristide avait eu lieu après l’élection à la Maison Blanche de Bush fils, ainsi que le soupçonnaient Curran et d’autres. Otto J. Reich devint alors le plus haut responsable du département d’État pour l’Amérique latine : « Il y a eu un changement de politique qui n’a peut-être pas été bien perçu par certaines personnes à l’ambassade (à Port-au-Prince) », déclarait-il au New York Times, faisant référence en particulier à Curran.
« Nous voulions changer, donner aux Haïtiens l’occasion de choisir un leader démocratique », expliquait encore Reich, présenté comme l’un des membres d’un groupe de décideurs politiques en émergence qui craignaient la montée des gouvernements de gauche en Amérique latine.
Informé de sa déclaration, Curran cité par le journal américain aurait déclaré : « Que Reich admette qu’une politique différente était à l’œuvre justifie totalement mes soupçons », et « confirme qu’une foule d’amateurs étaient en charge à Washington ».
Le fait est que l’équipe de Bush méprisait Aristide et la décision de Bill Clinton de forcer l’armée haïtienne à accepter le retour du président élu en 1994. « Le crime, a ainsi déclaré Otto Reich, est que l’administration Clinton l’a soutenu aussi longtemps qu’elle l’a fait. »
Powell finira par ouvrir la voie, suivi en cela deux jours plus tard par le président Bush lui-même qui déclarera : « Cette crise qui couve depuis longtemps est en grande partie la responsabilité de Monsieur Aristide ... Ses propres actions ont remis en question son aptitude à continuer à gouverner. »
Sous couvert de l’anonymat, un haut fonctionnaire de l’administration, cité dans une analyse de 2007 du professeur américain William Leogrande, sera même plus lapidaire : « Aristide doit partir ».
La nouvelle dictature d’Haïti
Le départ d’Aristide en 2004 allait ouvrir la voie à l’établissement de ce que l’on peut qualifier sans hésiter d’une « nouvelle dictature internationale » en Haïti. Elle naîtra de l’« Initiative d’Ottawa sur Haïti », supportée par les États-Unis et la France. Les rencontres internationales (à huis clos) sur Haïti qui se sont tenues dans ce cadre, et sans la participation d’aucun représentant officiel du pays, allaient non seulement mener au renversement d’Aristide, mais aussi à la création du « Core Group » - consortium des ambassadeurs de pays dits « amis d’Haïti » et des représentants des principales organisations internationales qui y travaillent. Depuis, ce groupe prive en réalité, les Haïtiennes et les Haïtiens de leur droit légitime à l’autodétermination, en choisissant notamment leurs dirigeants à leur place, comme il vient de le faire avec le premier ministre de facto Ariel Henry.
L’élection présidentielle de la fin de 2010 - année du terrible tremblement de terre en Haïti- exemplifie les modalités de cette « nouvelle dictature d’Haïti », bien documentée par le professeur de l’Université York au Canada, Justin Podur, dans un livre de 2016. Selon les autorités électorales haïtiennes, deux candidats (Myrlande Manigat et Jude Célestin) se qualifiaient clairement pour le second tour. Ce résultat ne plut pas à Washington qui dépêcha alors sur place dans l’urgence une mission de l’Organisation des États américains, véritable « ministère des colonies américaines » en Amérique latine et les Caraïbes.
Au terme du recomptage des voix entrepris dans l’opacité la plus totale, Jude Célestin fut écarté au profit du musicien populaire Michel Martelly qui deviendra, contre toute attente, président d’Haïti. Sa présidence, comme celle de son successeur désigné, Jovenel Moïse assassiné en 2021, feront l’éloge de la bêtise, de la corruption et du banditisme au sommet de l’État haïtien, dans l’indifférence totale du Core Group, sinon dans son intérêt... Rendu au terme de son mandat, Martelly plongea le pays dans une grave crise institutionnelle en n’organisant pas d’élection pour le fonctionnement régulier des institutions.
Des tractations eurent lieu au Parlement haïtien afin d’envisager les contours de la transition lorsque Washington publia un communiqué pour soutenir Martelly. L’ambassadrice américaine à Port-au-Prince ira jusqu’à s’inviter au Parlement sans y être conviée, afin d’influencer les discussions.
En 2021, l’émissaire américain en Haïti démissionna de son poste pour dénoncer la politique migratoire des États-Unis vis-à-vis du pays et « l’ingérence permanente » des États-Unis. La nouvelle produisit alors l’effet d’une bombe. En effet, c’était la première fois qu’un diplomate de haut posait un tel geste. À l’instar de l’ambassadeur Curran, il fera l’objet d’une campagne de discrédit du département d’État.
Les aider à « élire de bons hommes »
L’ingérence américaine en Haïti a des racines profondes. Depuis que le président américain James Monroe a verrouillé l’hémisphère occidental à la colonisation européenne en 1823, la politique américaine ne s’est pas contentée de chercher à empêcher les grandes puissances européennes d’atteindre des positions stratégiques qui compromettraient la sécurité des États-Unis dans la sous-région.
Washington a jugé bon d’intervenir en Amérique latine pour maintenir « l’ordre » et, surtout, sauvegarder les intérêts économiques américains. L’un des principes fondamentaux de la diplomatie américaine dans l’hémisphère a toujours été d’aider les peuples de la région à « élire de bons hommes ». Les faits interdisent à James B. Foley de prendre la posture de professeur de l’histoire sermonnant ses lecteurs.
Il ne fait aucun doute que la France ait souhaité et agi de façon à obtenir le départ du président Jean-Bertrand Aristide. Il en est de même des farouches adversaires d’Aristide dans l’opposition politique haïtienne. La rébellion militaire contre le gouvernement en place pesait également dans la balance. Mais rien de tout cela n’aurait pu aboutir sans la complicité active et passive des Américains dans un pays où ils règnent en seigneurs et maîtres depuis l’occupation de 1915.
*Roromme Chantal est professeur de science politique à l’École des hautes études publiques à l’Université de Moncton au Canada.
Photo : Fondation Aristide pour la démocratie