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Haïti-Énergie : Mirage électrique

Le cas de Jacmel au XIXe siècle (suite)

Par Myrtha Gilbert*

Soumis à AlterPresse

Affaire Louis Aboilard

Voilà une tranche d’histoire que tout haïtien devrait connaître, pour comprendre que les maux d’aujourd’hui ont des racines profondes. Que les puissantes forces d’argent étrangères et leurs valets locaux, ne feront jamais, jamais, aucun cadeau à ce peuple.

1-Calisthène Fouchard le nouvel ayant droit

Rappelons que Alcius Charmant, pendant qu’il était député, avait obtenu de l’Etat haïtien en date du 5 novembre 1892 le Contrat d’éclairage de la ville de Jacmel. Contrat ratifié par la chambre, le 7 novembre 1893.

M. Calisthène Fouchard, une fois l’usine fonctionnelle au début de l’année 1896, racheta tous les droits liés au contrat d’éclairage électrique accordé à M. Alcius Charmant.

Nous devons aussi rappeler que M. Calisthène Fouchard fut à deux reprises, ministre des finances de la République. De 1883 à 1888 sous le gouvernement de Lysius Salomon, et de 1894 à mars 1896 sous le gouvernement de Florvil Hyppolite. De sorte que M. Fouchard était encore ministre des Finances de la République, quand il finança à titre privé, la construction de l’Usine’. Par la suite, il racheta [1] les droits liés à l’éclairage de Jacmel, en versant 40 000 dollars à Alcius Charmant. [2] C’était la somme remise par l’État Haïtien à ce dernier, selon contrat dûment signé.

2- Calisthène Fouchard assigne l’État Haïtien

Suite à l’incendie, qui ravagea la ville de Jacmel le 19 septembre 1896, et affecta des accessoires du service d’éclairage (sans endommager l’usine elle-même), le service fut interrompu. L’État Haïtien suspendit dès le mois d’octobre toutes les subventions accordées au projet, selon les termes du contrat, [3] considérant l’interruption de la desserte.

M. Calisthène Fouchard assigna l’État Haïtien le 30 avril 1897 [4] par devant le tribunal civil de Port-au-Prince, après avoir par lettre en date du 4 mars 1897 protesté contre la décision du gouvernement de suspendre la subvention. [5] En effet « Le gouvernement cessa de payer les allocations, dès le mois d’octobre (1896) » [6]

Les demandes liées à l’assignation furent les suivantes :

• 4 258 dollars (quatre mille deux cent cinquante huit) et 33 (trente trois) centimes pour des mensualités échues et en cas d’inexécution des engagements, les sommes de 156. 171 (cent cinquante six mille cent soixante onze) dollars et 1 (un) centime et celles de 1. 403. 702 (un million quatre cent trois mille sept cent deux) dollars et 76 (soixante seize centimes, représentant les gains dont ce dernier s’estimait privés.

Auparavant, le juge de paix de Jacmel avait constaté en date du 15 mars 1897, le licenciement du personnel de l’usine électrique de Jacmel..

En d’autres termes, Calisthène Fouchard exigeait de l’Etat Haïtien la fourniture d’une allocation sans contrepartie - puisque la compagnie ne fournissait plus aucun service depuis l’incendie - augmentée d’un montant substantiel, pour des gains qu’il aurait dû selon lui empocher.

3-Nouvelles demandes de M. Fouchard à l’État Haïtien

M. Fouchard ne poursuivit pas immédiatement les fins de l’assignation. Quinze (15) mois plus tard, soit le 5 août 1898, il écrivit, conjointement avec M. Charles d’Aubigny, un citoyen français, son associé ad hoc, une lettre, adressée au Secrétaire d’État de l’Intérieur et de la police générale, Tancrède Auguste et au Secrétaire d’État des Finances et du Commerce S. Lafontant où ils demandent à l’État Haïtien :
1- le transfert du contrat pour l’éclairage de Jacmel à Port-au-Prince, dans les mêmes conditions, avec augmentation du nombre de bougies et de lampes ;
2- le paiement intégral des deux annuités dues à Jacmel (1896-1897) ;
3- le paiement d’une somme de 60 000 dollars en concept de :
a) dédommagement pour les terrains concédés et achetés à Jacmel ainsi que toutes les constructions qui s’y trouvaient ;
b) démontage à Jacmel et remontage à Port-au-Prince des bâtiments, des machines, des chaudières et tout le matériel ;
c) fret, et frais de transport et assurance du dit matériel de Jacmel à Port-au-Prince et du stock de charbon appartenant à la compagnie.

4-Par ailleurs, Le gouvernement mettra à la disposition du concessionnaire, le terrain nécessaire à Port-au Prince pour la construction des bâtiments et l’installation des usines centrales, des réseaux etc.

5-Les concessionnaires auront le droit de transférer l’entreprise à une autre société.

6-Le réseau de Port-au-Prince étant beaucoup plus étendu que celui de Jacmel et devant donner lieu à des dépenses bien plus considérables, la substitution de la concession de Jacmel à celle de Port-au-Prince est évidemment « loin d’être à notre avantage ».

Suivent les signatures de : Charles d’Aubigny et de Calisthène Fouchard

4- Calisthène Fouchard, accule l’État Haïtien

Le Conseil des Secrétaires d’État, en séance du 9 aout 1898, tout en agréant en principe le transport de l’usine à Port-au-Prince, fit remarquer que la lettre aurait du être signée seulement par C. Fouchard ; M. d’Aubigny n’étant pas concessionnaire. En plus, le transfert n’incluait pas une entreprise étrangère.

Le tribunal civil de Port-au-Prince reconnut Calisthène Fouchard créancier de l’État par jugement en date du 27 février 1899, mais déclara que la situation du trésor ne permettait pas à l’État d’exécuter le contrat tel que prévu. Donc cas de force majeure.

5-Calisthème Fouchard, s’appuie sur l’Ingénieur français Louis Aboilard

M. Louis Aboilard, un ingénieur français, « avait remplacé à la direction de l’usine » [7], un autre ingénieur M. Mouton, rentré en France. Sur demande de Calisthène Fouchard, il se porta créancier de ce dernier et attaqua le jugement. C’est ainsi qu’Il y eut un nouveau verdict en faveur de M. Aboilard. Jugement cassé le 22 janvier1901 par la Cour de Cassation.

Finalement M. Aboilard fit intervenir officieusement la légation française en faisant au Gouvernement Haïtien, les propositions suivantes :

• Le concessionnaire : Abandon de tous les droits du concessionnaire haïtien contre 350 000 (trois cent cinquante mille) dollars représentés par une obligation rapportant 6% d’intérêt l’an, en une affectation spécialement garantie par les excédents de 1 dollar 20cts sur café (emprunt 50 millions, année 1900) à encaisser par la Banque Nationale d’ Haïti à Paris pour compte du concessionnaire (échéance fin décembre 1901 et fin juin successivement).

• L’État Haitien : Concessions exclusives pour la distribution des eaux de Port-au-Prince et de Pétionville et de l’énergie électrique à Port-au Prince, accordées à une société représentée par M. Louis Aboilard pour une durée de trente cinq années à partir du jour de la signature de la présente transaction. Aucune subvention annuelle ne sera accordée par l’État.

Finalement, en date du 26 février 1902, l’État haïtien s’engagea à payer à Louis Aboilard pour Calisthène Fouchard, la somme de 310,000 dollars (trois cent dix mille) en une obligation portant 6% l’an, contre l’abandon de toute procédure judiciaire et de tous les droits liés au contrat d’éclairage électrique. [8]

L’État accepta cependant d’octroyer à l’ingénieur Aboilard, la concession exclusive de la distribution d’eau potable pour une durée de trente ans.

6-L’ingénieur L .Aboilard cherche des associés

Monsieur Aboilard avait un délai de deux ans pour conclure les travaux liés à la desserte en eau. Il sollicita une prorogation de 6 mois, le 17 juillet 1902. N’ayant pas pu honorer ses obligations, M Aboilard sollicita du gouvernement une nouvelle prorogation de 6 mois. Un nouveau délai devant expirer le 2 février 1904.

En quête d’associés et d’investisseurs, il fit venir un certain M Lazare Weiller [9] qui promit d’apporter après enquête sur le projet, une somme de 80 000 francs. Sa réponse définitive devant être donnée le 26 aout 1903.

Entretemps, M. Weiller, La Banque Nationale d’Haïti, M. Henri de Castex, et deux autres compagnies françaises décidèrent de s’associer en date du 20 mars 1903.

7-M. Henri de Castex fait pression sur le gouvernement

M de Castex s’empressa de venir à Port-au-Prince aux fins d’enquête disait-il. Et demanda au ministre de l’Intérieur par lettre en date du 15 avril 1903, de donner son consentement pour le transfert de la concession à un groupe financier français. Le ministre exigea de voir toutes les pièces de ce groupe financier, le montant du capital et les documents attestant qu’il est le délégué officiel du dit groupe, soulignant la nécessité de l’approbation de toute concession par les chambres législatives.

En réponse, M. Henri de Castex signe avec M. Aboilard une note de protestation, communiquée au Chargé d’Affaires de France.

L’Etat Haïtien, sous le gouvernement de Nord Alexis, refusa d’honorer la transaction antérieurement conclue, considérée comme violatoire des lois de la République et de la Constitution.

Le 22 août 1903, M. Néré Numa secrétaire d’État des travaux publics, demanda à Aboilard de préparer la remise de tout le matériel qui était à sa disposition. Celui-ci fulmina. Le représentant de M. Aboilard, fit la sourde oreille et alla jusqu’à hisser le drapeau français sur les édifices mis à disposition de l’entreprise. La Légation Française multiplia démarches et menaces.

Finalement, l’affaire fut portée devant un comité d’arbitrage.

8-Le Comité d’arbitrage reçoit le Mémoire présenté par l’ingénieur Aboilard

Un comité d’arbitrage siégeant à Paris et composé de trois membres fut constitué. Le gouvernement haïtien désigna Solon Ménos, comme arbitre, le gouvernement français L. Renault, Le troisième arbitre fut choisi par les deux premiers d’un commun accord, M. Henry Vignaud, un français. [10]

L’ingénieur Louis Aboilard présenta un mémoire au Comité d’Arbitrage le 15 juin 1904. Il formula une demande d’indemnités, exigeant de l’État Haïtien le versement d’un montant de 1. 346. 218 dollars (un million trois cent quarante six mille deux cent dix-huit). Somme qui devrait lui être remise en un seul montant, exécutée en bloc et en monnaie américaine, vu le caractère volatile du pouvoir politique en Haïti selon lui. [11]

9-Verdict du Comité d’arbitrage

Le comité d’arbitrage étudia le dossier après avoir reçu également tous les éléments constituant l’argumentaire de l’État Haïtien. Le gouvernement du président Nord Alexis avait argumenté la nullité du contrat conclu avec M. Aboilard le 2 février 1902, alléguant la non ratification de ce document par le parlement, selon les vœux de la Constitution haïtienne.

Les débats du Comité d’arbitrage et les clarifications circonstanciées durèrent environ un an. Finalement, le jury prononça son verdict le 2 juillet 1905. Cette sentence ne donna pas pleine et entière satisfaction à M. Aboilard. Cependant, le verdict condamna l’État Haïtien à payer au demandeur, la somme de 225 000 francs (français) soit environ 42 187 dollars américains et 50cts. A verser en deux temps et produisant des intérêts de 6% l’an. [12]

29 avril 2022

* Écrivaine, chercheure


[1Alcius Charmant avait besoin d’un complément de financement pour mener à terme le projet. Complément qi lui fut apporté par Calisthène fouchard.

[2Myrtha Gilbert, Mirage électrique, le cas de Jacmel, mai 2021

[3Dr Rodolphe Charmant, op cit

[4Nous sommes sous le gouvernement du président Tirésias Simon Sam.

[5Myrtha Gibert article cité

[6Dr Rodolphe Charmant, La vie incroyable d’Alcius Charmant, Collection du Bicentenaire ;1804-2004

[7Dr Rodolphe Charmant,
La vie incroyable d’Alcius Charmant, Collection du Bi-centenaire. Haïti 1804-2004

[8Recueil des sentences arbitrales. Affaire Aboilard (France-Haïti) ; 26 juillet 1905- Volume XI pp 71-82

[9Lazare Weiller était un industriel et homme politique français (wikipédia)

[10Recueil des sentences arbitrales… Doc cit.

[11Mémoire pour M. Louis Aboilard, présenté à la Commission d’arbitrage en date du 15 juin 1904. Editeur (s) : Paris Lahure 1905

[12Recueil des sentences arbitrales ; doc cit