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Haïti/Mexique/États-Unis : Pleins feux sur la migration haïtienne à Tijuana

La géographie latinoaméricaine de plus en plus « haïtianisée »

« En parcourant Tijuana, on écoute le Créole haïtien (langue majoritaire des Haïtiennes et Haïtiens) dans les bus et dans les rues »…

Des universités basées à Tijuana, dont Colegio de la Frontera Norte (Colef pour son sigle en Espagnol), présentent, avec fierté, les diplômées et diplômés haïtiens, qui faisaient partie de ces flux migratoires haïtiens et qui ont pu boucler, avec succès, leurs études de maîtrise dans leurs différents programmes académiques.

Par Wooldy Edson Louidor

Tijuana (Mexique), 09 mai 2022 [AlterPresse] --- Sont légion les villes ou localités latinoaméricaines [1] , où plus d’un demi-million de migrantes et migrants haïtiens, dont des femmes et des enfants, ayant fui leur pays d’origine suite au tremblement de terre du mardi 12 janvier 2010, ont laissé leurs traces, observe l’agence en ligne AlterPresse.

Faudrait-il citer, entre autres lieux de transit ou d’ancrage temporaires pour ces Haïtiennes et Haïtiens, Tabatinga et Manaus dans l’Amazonie brésilienne, Quito et ses périphéries en Équateur, les deux communes Estación Central et Quilicura à Santiago du Chili, Caracas au Vénézuela, le District Fédéral du Mexique et Tapachula à la frontière Sud du pays aztèque, Necoclí et Darién en Colombie et au Panama.

Plus encore, depuis 2021, suite à la décision de l’actuel gouvernement mexicain de « transférer » les migrantes et migrants haïtiens, depuis Tapachula vers d’autres états ou départements de ce pays, Tijuana se transforme, de plus en plus, en l’une de ces villes latinoaméricaines « haïtianisées », relève AlterPresse sur place.

La géographie latinoaméricaine de plus en plus « haïtianisée »

Du Brésil et du Chili au Mexique, la géographie latinoaméricaine est de plus en plus marquée par la présence haïtienne, au fur et à mesure que la migration haïtienne « post-séïsme » se répand comme une traînée de poudre, non seulement dans des capitales de cette vaste région, mais aussi dans des zones frontalières et d’autres lieux de transit, qui restent encore invisibles.

Les facteurs de cette migration sont multiples et complexes.

Par exemple, ceux-ci sont dus, non seulement à la détérioration des conditions de vie en Haïti, mais aussi à des difficultés relatives à l’intégration socio-économique de ces migrantes et migrants, de plus en plus victimes du racisme structurel et de la xénophobie au Brésil et au Chili, deux pays où des centaines de milliers d’Haïtiennes et d’Haïtiens ont tenté de s’enraciner à partir de 2010.

Depuis 2016, cette migration, ayant paradoxalement oscillé entre la visibilité dans les grandes capitales latinoaméricaines et l’invisibilité aux frontières, s’est progressivement délocalisée de l’Amérique du Sud. Elle se dirige vers l’Amérique du Nord, tout en faisant face à un grand nombre d’obstacles au cours de ce périple.

Tijuana, ville symbolique de la frontière entre le Mexique et les États-Unis

La ville mexicaine de Tijuana est, sans nul doute, l’un des symboles majeurs de la frontière entre le Mexique et les États-Unis d’Amérique. Un symbole à la fois géographique et historique !

Environ 3,150 kilomètres de cette frontière, séparant les deux peuples, sont clôturés par un mur, dressé par les États-Unis d’Amérique, dans le but d’essayer de tout contrôler sur son territoire : les flux migratoires, les échanges économiques et culturels et autre rapports humains et sociaux, mais aussi la nature dans ses éléments les plus variés, dont la mer, les fleuves, le désert.

Cette frontière est historique, puisque créée et tracée depuis le XIXe siècle, sous l’emprise du pays de l’Oncle Sam, qui inaugurait sa domination, non seulement du continent américain, mais aussi du monde entier.

Point n’est besoin de souligner combien cette frontière exhibe encore des zones d’ombre dans l’histoire de ces deux pays voisins.

D’autre part, considéré comme une incarnation géographique de l’hostilité, qui, pourtant, séduit des esprits étasuniens nationalistes, comme l’ex président Donald Trump, ce mur montre, de manière claire et nette, la volonté des États-Unis d’Amérique de se séparer du Mexique, et ce : depuis San Diego, mégapole voisine de Tijuana, jusqu’à Brownsville, ville adjacente de Matamoros.

Comme corollaire de cette obsession identitaire et sécuritaire étasunienne, le tracé de cette frontière recoupe deux Océans, Atlantique et Pacifique, en un point stratégique : Tijuana.

Il en résulte que cette ville mexicaine est donc traversée, de long en large, par ce grand mur, où l’on peut lire, sur les parpaings en couleurs, les noms des personnes, dont des migrantes et migrants, y ayant perdu la vie.

À regarder ces noms, on se rend compte que ce mur n’est pas qu’un monument à la sécurité, mais aussi un éloge, à la fois, de la mémoire migrante et frontalière, des droits humains, de la dignité et de la résistance. Quoique cloîtrée dans ce mur omniprésent, Tijuana est fière de cette contre-histoire, que ses héros d’hier et les migrantes et migrants d’aujourd’hui sont en train d’écrire, souvent en lettres de sang.

Les autres pays de l’Amérique Centrale, dont ceux du Triangle du Nord (le Salvador, le Guatemala et le Honduras) sont aussi impliqués dans l’histoire de cette frontière-mémoire, compte tenu de la migration de leurs citoyennes et citoyens en quête du « rêve américain » ou simplement en cavale, ou à la recherche de meilleures conditions de vie, depuis les années soixante et soixante-dix (1960 et 1970), sous la foulée des conflits armés internes entre des guérillas marxistes et des dictatures soutenues par les États-Unis d’Amérique en pleine guerre froide.

En fait, les habitantes et habitants de Tijuana sont habitués à voir des migrantes et migrants centraméricains sillonner leurs quartiers et leurs rues, écouter et lire dans des médias de masse comment celles-ci et ceux-ci défrayent les chroniques et font la une des journaux. Il s’agit, en fait, du quotidien de l’une des principales portes d’entrée de toute la région de l’Amérique Latine aux États-Unis d’Amérique, donc d’une migration Sud-Nord.

Force est de remarquer également l’arrivée, plus ou moins massive (surtout en fin de semaine), des citoyennes et citoyens étasuniens dans cette ville mexicaine, considérée par plus d’un comme un grand bordel frontalier, qui offre des services de toutes sortes (avec ses multiples boîtes de nuit) à ces étrangères et étrangers, tous âges confondus, avides de plaisir.

Cette migration Nord-Sud ne se réduit pas seulement à ces débauches, mais tend à convertir aussi cette frontière en un lieu plein de vie, d’échanges et de créativité par-delà le mur, à travers des allées et venues constantes dans les deux sens, et ce, pour des raisons diverses.

Arrivée d’autres étrangères et étrangers

Le panorama démographique de l’afflux des migrantes et migrants vers cette ville commence à changer, surtout à partir de 2021.

Par exemple, l’aéroport international de Tijuana, le quatrième le plus important du Mexique, offre un grand spectacle multiculturel et multilinguistique, où défilent des citoyennes et citoyens provenant du monde entier.

Outre des Cubaines et Cubains, des Colombiennes et Colombiens, des Équatoriennes et Équatoriens, des Vénézuéliennes et Vénézuéliens, des Brésiliennes et Brésiliens, entre autres, des étrangères et étrangers, venant de l’Afrique et d’Haïti, voire de l’Ukraine, ont débarqué à Tijuana.

La présence haïtienne à Tijuana est considérée comme hors du commun, puisque la majorité des Haïtiennes et Haïtiens, qui ne parlent pas l’Espagnol couramment, arrivent en grand nombre, en si peu de temps.

Ces deux faits n’ont pas manqué d’attirer l’attention des citoyennes et citoyens du commun des mortels et aussi des médias de masse, des autorités et du monde académique en général.

Seulement de juin à août 2021, presque 20,000 Haïtiennes et Haïtiens, dont la majorité provenaient du Brésil et du Chili, ont tenté de traverser la frontière. Et ce, jusqu’en septembre 2021, quand les États-Unis ont pratiquement fermé les différents points frontaliers et sévèrement réprimé ces étrangères et étrangers. Celles et ceux, qui ont fait fi des menaces étasuniennes, ont été rapatriés en masse.

Face à ce durcissement étasunien, les migrantes et migrants haïtiens, dont certaines et certains ont pu obtenir au Mexique des documents de régularisation (dont l’accusé de réception de la demande d’asile au Mexique, la Clave única de registro de población / Curp – numéro d’identification nationale permettant d’avoir accès à des activités et services de base -, le visa humanitaire, le document du programme de Transfert de l’Institut national de la migration / Inm du Mexique, entre autres), sont en train d’explorer la possibilité de rester au Mexique, du moins pour un certain temps.

Tijuana, une ville « haïtianisée »

Face à cette situation, un nombre restreint d’Haïtiennes et d’Haïtiens se sont rendus dans des villes mexicaines voisines de Tijuana, dont Monterrey. Une bonne partie y restent, tout en se livrant à des activités quotidiennes.

Effectivement, en parcourant Tijuana, on écoute le Créole haïtien (langue majoritaire des Haïtiennes et Haïtiens) dans les bus et dans les rues.

On voit également des femmes et hommes haïtiens, circulant dans de nombreux espaces de cette ville mexicaine de plus en plus cosmopolites.

Des restaurants et des studios de beauté, gérés par et pour des Haïtiennes et Haïtiens, sont construits dans des lieux stratégiques de rencontre de cette communauté caribéenne.

Elles et ils sont de plus en plus présents comme vendeuses et vendeurs dans de petits commerces, en tant que concierges et gardiens d’immeubles, de parkings et d’autres infrastructures collectives.

Des universités basées à Tijuana, dont Colegio de la Frontera Norte (Colef pour son sigle en Espagnol), présentent, avec fierté, les diplômées et diplômés haïtiens, qui faisaient partie de ces flux migratoires haïtiens et qui ont pu boucler, avec succès, leurs études de maîtrise dans leurs différents programmes académiques.

La relative adaptation et intégration de cette communauté, déracinée non seulement de leur pays de naissance Haïti, mais aussi de leurs deux pays de résidence ou de transit, le Brésil et le Chili, a vivement suscité l’admiration de beaucoup de citoyennes et citoyens mexicains de Tijuana, qui y voient un modèle d’effort et de succès, en dépit des obstacles.

Cependant, les multiples défis, auxquels ce groupe est confronté dans cette frontière entre deux pays, ne disposant d’aucune politique publique claire et efficace pour répondre à cette migration, convoquent à rester sceptiques, en dépit de cette admiration, et aussi à exiger, sans répit, l’octroi de la protection internationale (sous toutes ses formes) en faveur de ces migrantes et migrants forcés, déracinés et en détresse. [wel rc apr 09/05/2022 16:25]