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Le « J’accuse » de la Mer d’Haïti

Autour du film « Ainsi Parla la Mer/ Thus Spoke the Sea » d’Arnold Antonin

Par Joëlle Vitiello*

Soumis à AlterPresse le 6 avril 2022

A partir de ce mercredi 6 avril 2022, le documentaire "Ainsi par la Mer", d’Arnod Antonin, est sur la plateforme TV5 Mondeplus et mis à la portée de tous les francophones. Ce film continue à être projeté et à susciter l’intérêt. Le 29 mars dernier c’était pour la seconde fois à l’Université Macalester du Minnesota. La professeure Joelle Vitiello, bien connue des milieux académiques et littéraires d’Haïti, a écrit le texte qui suit.

Au moment où la COP 26 s’achevait, pleine de promesses, bien qu’en-deçà de ce qu’exigent les poumons de notre planète, les rivières, les mers, les îles et leurs habitants, rien de plus pertinent que d’écouter ce que la mer nous dit dans le magnifique film d’Arnold Antonin, Men Sa Lanmè Di, Ainsi parla Mer. Une projection récente du film à un public d’étudiant.e.s américain.e.s, suivie d’une discussion avec le réalisateur, a permis à ces jeunes de prendre conscience à la fois de l’urgence de s’occuper de l’environnement et des océans en particulier et de présenter Haïti sous un jour qui déjoue les idées préconçues.

La qualité du film est multiple. La charge poétique, liée aux paroles de la mer ainsi qu’au rythme et à la voix de l’actrice, souligne avec intensité les revendications environnementales de la mer. Celle-ci nous dévoile d’abord la beauté de ses paysages marins et sous-marins, le bleu légendaire de la mer Caraïbe, les îlets, les fragiles récifs coralliens, les lagons idylliques, les mangroves, avec des images qui forment un contre-discours, une contre-histoire aux images habituelles que la plupart des médias présentent d’Haïti. Ce n’est pas “le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental” que nous raconte le film d’Antonin. Ce sont au contraire ses richesses, menacées aujourd’hui. La mer nous rappelle que nous venons d’elle et que nous ne sommes rien sans elle, douce ou salée, Maman Lavi. Elle nous rappelle qu’elle est la mère de la terre et qu’elle recouvre la planète des trois quarts de sa surface. Paul Wamo Taneisi, poète de la Nouvelle Calédonie, rapporte dans un entretien sa découverte d’une carte où les pays d’Océanie étaient en son centre, revêtant de bleu la majeure partie du globe et l’influence de cette carte sur son regard. Mais la mer n’oublie pas son histoire avec Haïti : la relation idyllique avec les premiers habitants, son abondance, mais aussi les trahisons de l’Histoire.

Car la mer est aussi une carte avec ses routes qui ne guident pas que les pêcheurs. Elles ont amené des voyageurs, des explorateurs, des pirates, et aussi servi la traite transatlantique. Le film souligne l’ambivalence suscitée par la mer : lieu de vie, lieu mortifère, lieu-cimetière, qui a fait s’en éloigner ceux et celles qui fuyaient les plantations vers les montagnes. La mer reçoit aussi des offrandes pour remercier la divinité Agoué et bénéficier de sa protection, pour ouvrir des passages vers d’autres rives ou bien vers d’autres mondes. Elle inspire les poètes, les peintres, les musiciens et les mystères. Mais les maisons dont les murs tournent le dos à la mer — ce que Lanmè déplore — ont particulièrement intrigué le jeune public à qui le réalisateur a expliqué que l’image ambivalente qu’on se fait de la mer avec ses dangers, ses menaces, donne parfois envie de lui tourner le dos. Une façon de ne pas regarder en arrière, de se protéger de l’Histoire, une attitude qu’Arnold Antonin a clairement replacée comme un héritage colonial.

Les images cependant révèlent la biodiversité des espèces marines avec tous ses refuges coralliens, d’herbes marines et de mangroves, toutes magnifiquement photographiées. Ces abris, “bijoux fragiles” nous dit la mer, assurent la pérennité des espèces comme les crabes et autres crustacés. On y découvre même le miel de mangrove, unique.

Mais la mer fait aussi un plaidoyer éloquent pour ces paysages en danger. Elle tance les agriculteurs dont la terre glisse dans ses fonds marins, les dépouillant au quotidien car l’érosion affecte à la fois la terre et la mer. Le bord de mer est aussi devenu le lieu où les habitants qui quittent les villages de l’intérieur s’installent, empiétant sur les ressources naturelles que forment les mangroves par exemple. La mer se plaint de tout le fatras qui la pollue et qui prive le monde de sa belle odeur de brise marine. Le problème est planétaire, et encore colonial. L’enthousiasme de la jeunesse haïtienne et ses actions engagées pour recycler le plastic — et protéger la mer — sont bien saisies dans le film et procurent, malgré tout, un sentiment d’optimisme.

Les doléances de la mer sont longues et s’appuient sur les exemples nombreux d’appauvrissement de la pêche, des pêcheurs et des espèces de poissons. Les spécialistes de l’environnement expliquent dans le film les équilibres fragiles mais nécessaires pour maintenir la biodiversité avec ses changements constants.

La mer crie son “J’accuse” au sujet du changement climatique. Elle lance des avertissements et appelle à l’action face au réchauffement, aux gaz pollueurs et dévastateurs, aux cyclones de plus en plus fréquents qui dévastent les terres agricoles, à la disparition progressive des protections naturelles côtières comme les mangroves. Tout cela la malmène et affecte aussi la vie quotidienne.

Mais le film souligne aussi les opportunités et la nécessité pour les communautés de prendre en charge la responsabilité de l’environnement.

Le réalisateur a répondu avec bienveillance aux questions du jeune public visiblement touché, concernant le montage du film, son message, la richesse à multiples facettes du rapport à la mer en Haïti, ainsi qu’aux questions concernant les défis quotidiens du tournage et ses péripéties pendant une période tumultueuse, les retards dus aux agitations sociales, voire aux dangers de se déplacer parfois. Le titre du film, avec son écho aux textes célèbres de Nietzche et de Jean Price Mars, a aussi été évoqué.

Au-delà de la puissance des images, des informations, et du texte magnifique de Gary Victor interprété par Gessica Généus, qui donne sa voix à la mer, la mélodie de BIC , qui accompagne le film, a séduit le public et dès le lendemain, on pouvait entendre le refrain dans certaines classes et bureaux du collège. Quelques semaines plus tard, il n’est pas rare d’entendre encore chantonner doucement “Lanmé rele, lanmé krie, lanmé bave…” dans les couloirs.

A l’approche d’une part du samedi 26 mars, où l’on célèbre l’heure de la Terre, et des manifestations mondiales qui s’y associent cette semaine-là, et d’autre part du 22 avril, la journée de la Terre, sur le thème “Restaurer notre Terre,” quoi de plus approprié que de revoir ce film qui célèbre, sonne l’alarme, inquiète, rappelle et encourage l’espoir d’une terre et d’une mer pour tout moun, pour tous les terriens et terriennes..

* Docteur ès lettres, professeure de littérature française et francophone, Macalester College, Minnesota USA

Arnold Antonin, « Ainsi Parla la Mer/ Thus Spoke the Sea », 2020