Par Pierre-Richard Cajuste*
Soumis à AlterPresse le 28 mars 2022
Pour garantir un environnement politique stable avec un pouvoir légitime en Haïti, seul capable de faciliter les investissements et la création de richesses, il nous faut, dit-on, des élections et c’est un fait. Cependant, tous ceux qui maîtrisent les sciences sociales et politiques et qui sont familiers avec la tumultueuse histoire du pays, tout en faisant preuve d’un minimum de réalisme et de rationalité, sont d’avis qu’aucune compétition électorale digne de ce nom n’est envisageable dans le contexte actuel.
En effet, la question sécuritaire est sans conteste une préoccupation d’importance capitale et, en absence d’un ordre viable et stable, nous ne pouvons espérer d’élections sérieuses dans le pays. D’ailleurs, comment les candidats vont-ils mener campagne auprès de la population dans un contexte de prolifération de gangs armés à la solde de x ou y ? Comment vont-ils pouvoir articuler leur discours de campagne dans un pays où ils risquent d’être kidnappés à l’avenue John Brown, à Martissant en se rendant dans le sud, à la Route 9 en se rendant dans l’Artibonite ou dans le Grand Nord ?
N’importe quel observateur de la situation haïtienne parviendra à cette conclusion : il ne peut y avoir d’élections dans ce climat de violence généralisée, de contestations tous azimuts et d’instabilité permanente, sans oublier cet énorme déficit d’une fraction importante de la classe politique et de la société civile dans la gouvernance actuelle.
De toute évidence, un schéma alarmant se dessine si l’obsession du gouvernement en place et de ses commanditaires est de réaliser les élections dans les prochains mois sans un consensus. Cela risque d’envenimer la situation tout en donnant la possibilité aux seigneurs de la guerre de l’exploiter, profiter de l’émiettement du tissu social haïtien et provoquer de nouvelles scissions politiques ouvrant la voie vers un éclatement social sans précédent.
Cependant, l’obsession d’organiser des élections à tout prix semble être également l’apanage de la communauté internationale, de l’Organisation des Nations Unies et des États-Unis en particulier. La communauté internationale, sous l’égide du Core Group, dont malheureusement Haïti dépend à tous les points de vue, veut des élections à tout prix. Ces partenaires tiennent mordicus à leur calendrier, refusant d’admettre qu’ils se sont trompés sur le cas haïtien. Ils ne sont pas prêts à battre leur coulpe, à faire amende honorable, voire à exprimer leur aveu de s’être fourvoyé sur la question haïtienne. D’où leur entêtement que rien ne semble pouvoir dompter malgré l’échec patent de leurs différentes interventions à l’emporte-pièce.
Si on jette un coup d’œil en arrière : l’on verra que les peuples, peu importe leur degré de développement, ont toujours eu du mal à tirer leçon de leur échec ; c’est même une constance historique. Cet aveuglément, nous l’avons vu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les mouvements de décolonisation se multipliaient de par le monde, les penseurs de l’Occident, (les Américains en particulier avec Robert Dahl, Samuel Huntington, Talcott Parsons, Walt Rostow etc.), voulant appliquer à la lettre la politique d’endiguement du communisme de Harry Truman, pensaient qu’en injectant d’immenses capitaux dans des formations sociales sans institutions solides et viables, le développement allait pouvoir se réaliser comme par enchantement. Ces diverses théories de la modernisation, appliquées aux pays du Tiers-monde, ont piteusement échoué. La réalité de la Guerre Froide leur a infligé un démenti retentissant. Les capitaux de l’Occident ont plutôt engendré la corruption, l’instabilité, les coups d’État et les répressions des mouvements de revendications populaires. Les décideurs étrangers, bien calfeutrés dans leurs officines aseptisées au cœur des grandes métropoles occidentales, se sont ainsi fait complices des dictatures dont les prouesses politiques se résument au maintien de leurs pays respectifs dans le cercle vicieux de la dépendance par rapport aux centres impériaux.
L’obsession de l’international
Depuis les années 1990, le nouveau paradigme de ces décideurs internationaux est la tenue d’élections. Les États-Unis, de concert avec l’Organisation des États Américains (OEA) et l’Organisation des Nations Unies (ONU), ont conceptualisé une sorte de grammaire démocratique à géométrie variable qu’ils imposent aux élites des pays moins avancés.
Mais l’application de cette nouvelle injonction a créé, comme on devrait s’y attendre, des effets pervers. Les leaders de ces pays en développement se sont mis à singer bêtement les institutions de l’Occident, en négligeant leur propre réalité, leur propre culture, leurs idiosyncrasies. Il n’est dès lors guère étonnant que, ce faisant, certains d’entre eux aient entraîné leur pays dans le chaos.
Dans de telles conditions, l’organisation d’élections en Haïti continuera à renforcer la formalisation de l’incertitude. Ces votes au rabais deviennent une sorte de pathologie sociale qui, tel un virus, gangrène le corps démocratique dans la mesure où ils ne reflètent pas la volonté des citoyens. Dans un tel contexte, les élus accusent un déficit de légitimité. Ce n’est pas un hasard s’il y a toujours eu une crise post-électorale aiguë à gérer en Haïti, exception faite des élections du 16 décembre 1990 suivi pourtant d’un coup d’état sanglant réalisé avec violence par les militaires moins d’une année après.
Pour tout observateur avisé, il s’agit bien d’une crise politique sur fond de crise économique majeure. Tout se passe comme si Haïti était regardé par ces pays-donneurs-de-leçons à travers un prisme déformant et absurde qui renvoie une image tronquée du pays volontairement caricaturale suggestionnant l’organisation de joutes électorales frauduleuses, malsaines et ridicules. Une telle démarche ne peut qu’alimenter davantage la polarisation et créer une escalade de crises.
L’alternative
Depuis près de 4 ans, le paysage sécuritaire d’Haïti a été dominé par une résurgence de kidnappings, de conflits entre gangs armés, une multiplication de foyers de tension et de zones de non-droit et de conflits. Il est aussi constaté un délitement de l’autorité de l’État donnant ainsi libre accès à la montée fulgurante de la criminalité en réduisant la population à l’insécurité et à une peur permanente...
Un pacte de gouvernabilité dans une perspective de réingénierie d’un système politique adapté et un cadre légal pour organiser les joutes électorales afin de transcender les clivages politiques paraît comme l’un des seuls moyens de réduire quelque peu les risques d’escalade de la crise haïtienne.
Le scénario, qui semble actuellement probable, est celui d’un accord regroupant tous les accords existants en vue de proposer un cadre normatif bénéficiant d’un consensus minimal entre tous les secteurs sans exception aucune. Une fois ce consensus trouvé, la date des élections devrait être annoncée suivant un calendrier qui prend en compte l’adoption des règlements légaux pour la gouvernance transitoire et les préparatifs administratifs nécessaires.
Parallèlement, il serait opportun que l’international et les donneurs d’ordre revisitent leurs stratégies en offrant une meilleure alternative s’ils veulent réellement aider Haïti à sortir de ce carcan dont ils sont coresponsables. Ces acteurs internationaux pourraient, entre autres, définir pour de bon un outil financier de reconstruction du pays tout en laissant les décideurs haïtiens rechercher de manière consensuelle la voie idéale pour l’avenir démocratique du pays et son relèvement économique.
*Diplomate
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