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Haïti-Élections : Quelles options pour une stabilité démocratique ?

Par Marie-Frantz Joachim*

Soumis à AlterPresse le 2 mars 2022

Le grand intérêt, manifesté par une pléthore de secteurs sociaux pour participer au processus de désignation d’une personnalité au Conseil électoral provisoire (Cep), interroge plus d’un.e. Cette ardeur observée peut-elle être attribuée à une volonté de participation citoyenne ou encore une façon d’exercer un contrôle et d’influencer le processus dans un sens ou un autre ou enfin une manière de placer une personnalité dans un haut poste avec l’espoir que celle-ci partagera les privilèges liés à sa fonction ? Quelque soit la motivation, les secteurs et les décideur.se.s auraient intérêt à considérer certains paramètres pour éviter de compliquer davantage la crise multidimensionnelle qui ronge le pays.

L’objet de ce texte est de rappeler les dispositions de la Constitution en ce qui concerne les modalités de mise en place du Cep, la mission de cette institution, et de procéder à une analyse comparative des procédures de nomination des membres de structure électorale ainsi que leur mandat dans d’autres pays, en vue de mieux appréhender les enjeux liés à un Organisme de gestion électorale (Oge).

I.- Constitution de 1987

1.1 Modalités de mise en place du Cep

La Constitution de 1987, dans les dispositions transitoires, plus précisément en son article 289, établit les modalités de mise en place du Conseil Électoral Provisoire. Elle propose une structure regroupant à la fois des politiques et des techniques choisis par les pouvoirs exécutif et judiciaire ainsi que d’autres secteurs religieux et sociaux. De fait, cette disposition prévoit le choix d’un.e représentant.e de ces neuf corps ou organisations suivantes :i) l’Exécutif, ii) la Conférence Épiscopale ; iii) le Conseil Consultatif ; iv) la Cour de Cassation ; v) les organismes de Défense des Droits Humains vi) le Conseil de l’Université ; vii) l’Association des Journalistes ; viii) les Cultes Réformés ; xi) le Conseil National des Coopératives.

Concernant, le Conseil électoral permanent, l’article 192 privilégie une représentation régionale pour la composition du Conseil. Il revient aux assemblées départementales de choisir les neufs membres. Cette modalité de choix semble répondre à une logique des constituant.e.s qui, depuis le préambule de la Constitution, préconisent la concertation et la participation de la population aux grandes décisions engageant la vie nationale par une décentralisation effective.

L’amendement de la Constitution en 2012 rompt cette dynamique de participation des populations à travers des structures locales et de proximité dans le processus de désignation des membres du Conseil électoral. Les membres du Conseil électoral permanent sont désormais choisis par les trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Ainsi la constitution amendée favorise la démocratie représentative au détriment de la démocratie locale et en quelque sorte privilégie l’option partisane dans la mise en place du Cep.

En dépit de cette réforme constitutionnelle, la mise en place du Conseil électoral permanent est loin d’être à l’ordre du jour. Il en résulte que trente-six (36) années après la transition démocratique, les autorités recourent encore aux dispositions transitoires « modifiées » pour la constitution du Conseil électoral. Depuis plus d’une décennie environ, plusieurs secteurs identifiés à l’origine pour désigner des membres au sein de l’institution électorale ont été remplacés par d ‘autres. C’est dans ce cadre que s’inscrit la désignation d’une représentante du secteur femme au Cep en 2007, suite à une concertation entre les organisations féministes, qui revendiquaient leur place dans une telle structure.

Par ailleurs, ce statut provisoire prolongé sape toute possibilité d’assurer la continuité, la transmission des savoir-faire et la constitution d’une mémoire institutionnelle efficace. Il ne facilite pas non plus les efforts à déployer pour rassurer les citoyen.ne.s.

1.2 Mission de l’organisme électoral haïtien

Tous les pays ne disposent pas d’un organe électoral indépendant pour administrer les élections. Par exemple, aux États-Unis, l’administration des élections est assurée par chaque État qui, à son tour délègue l’organisation de fait des élections à des bureaux électoraux locaux. C’est ce que les expert.e.s appellent un modèle gouvernemental. A coté de celui-ci, il existe le modèle hybride qui combine à la fois une structure indépendante et une autre, gouvernementale. Ces cas sont recensés dans des pays comme la France, le Japon ou le Sénégal , où cohabitent deux structures. Une qui s’occupe des politiques, du suivi ou de la supervision des élections, tandis que l’autre, placée sous la direction d’un ministère, assure la mise en œuvre du processus.

La dynamique d’organisme électoral permanent indépendant est développée dans la décade de 1920 en Uruguay . Ce mouvement consistant à remplacer le pouvoir exécutif au niveau de l’administration des élections, s’est répandu au XXe siècle en Amérique latine et dans les Caraïbes. Les Constituant.e.s de 1987 ont aligné le pays sur cette position, ce qui fait qu’aujourd’hui Haïti fait partie des 55 % d’États à être dotés d’un organe indépendant de gestion des élections. Autrement dit, le Cep représente un acquis démocratique à préserver, à renforcer et à moderniser. D’autant que son indépendance et sa crédibilité constituent des éléments essentiels susceptibles de garantir l’intégrité électorale.

Si dans certains pays plusieurs organismes peuvent se partager la responsabilité de différents volets d’une élection , en Haïti, conformément aux articles 191, 191.1 et 197 de la Constitution, l’organisme électoral organise les élections sur tout le territoire de la République jusqu’à la proclamation des résultats du scrutin. Il élabore le Projet de Loi Électorale. Il est le Contentieux de toutes les contestations. Ses prérogatives sont fort importantes. Le Cep assure la conception, l’organisation, la prise de décision, l’exécution, depuis l’inscription sur les listes électorales jusqu’à la proclamation des résultats, en passant par la formation afférente au processus électoral des responsables administratifs, des autorités judiciaires et l’organisation du contentieux électoral, la préparation du budget de fonctionnement et des opérations électorales. En clair, il contrôle, hormis la délivrance de la carte électorale, la totalité du processus, la nomination des membres de bureau de vote, des superviseurs, l’enregistrement des partis politiques, la vérification du matériel électoral, l’accréditation des observateur.trice.s électorales, l’examen des questions liées aux élections, etc.

Il faut souligner que l’Amérique latine se trouve à l’avant garde du processus d’institutionnalisation et de modernisation des Oge. Plusieurs pays de cette région ont tiré des enseignements des élections, particulièrement celles qui ont engendré des crises, pour agir de manière innovante et dynamique. Ainsi, ont-ils mis en place des mécanismes devant leur permettre de renforcer les mesures de transparence, et d’améliorer la qualité des administrateur.trice.s électoraux.ales souvent issus de secteurs éminents de la société civile. Ils tablent sur la professionnalisation du personnel administratif, dans la perspective d’augmenter les normes de rendement. La tendance à la séparation de l’administration électorale de la justice électorale se poursuit. Au fait, autant de dispositions susceptibles de rendre l’Oge prestigieux et crédible, donc d’inspirer confiance. En effet, il a été démontré que la composition non partisane garantit mieux l’indépendance et l’impartialité de l’institution électorale. Il offre la possibilité d’un traitement plus équitable des partis politiques, y compris ceux nouvellement créés, et de meilleurs liens avec la société civile. Les Oge présentant ces caractéristiques, comme au Costa Rica, atteignent des niveaux de confiance élevés qui profitent à la démocratie électorale .

II.- Processus de nomination des membres d’un Oge, conditions requises pour être membre et mandat

2.1 Processus de nomination

La recension des écrits montre une diversité de mécanismes mis en œuvre dans le processus de nomination des membres d’un Oge. Nous avons recensé deux types d’approches dans la formation d’un Oge. Les membres peuvent être soit des représentant.e.s de partis politiques, ou des personnalités de la société civile ou encore les deux. Que l’approche retenue soit partisane (multipartiste) ou non (expert.e, société civile), l’autorité de nomination est conférée au pouvoir exécutif ou législatif, et rarement au judiciaire (Costa Rica). En général, la nomination est faite exclusivement par le Président de la République ou le Parlement, ou bien en association avec d’autres structures du gouvernement ou de l’État, des partis politiques et de la société civile. En Corée du Sud, par exemple, le Président de la République nomme les membres de l’institution électorale, mais tous les pouvoirs sont impliqués dans le processus. L’exécutif (Président de la République) nomme trois membres, le législatif (le Président de l’assemblée) en élit trois et le judiciaire (Président de la Cour Suprême) désigne les trois membres restants. Au Brésil, le Président de la République sélectionne deux personnalités sur une liste de six noms présentée par la Cour Suprême fédérale. En revanche, dans plusieurs pays d’Afrique, les partis politiques au pouvoir, ceux de l’opposition et la société civile se répartissent les sièges au Conseil électoral. Cela peut se faire à travers les institutions telles l’exécutif et le parlement ou par l’intermédiaire des partis. Au Bénin, les membres de la Commission Électorale sont nommés par le Président de la République, sur proposition du Gouvernement, du Parlement et de la société civile. Au Burkina Faso, ils sont proposés par le pouvoir, les partis politiques de l’opposition et des organisations de la société civile. Dans le cas du Québec, de Guinée Bissau et de Togo, le Parlement procède à la nomination du/des membres.

2.2 Conditions requises pour être membre d’un Oge

De manière générale, les conditions requises pour être membre d’un Oge font référence à des qualités telles : intégrité, probité, moralité, neutralité et impartialité. Toutefois, dans des pays comme le Costa Rica et le Guatemala, où cette tache est confiée aux juges, les critères de compétence sont pris en compte. Les critères de compétence sont aussi exigés pour les membres de l’Oge dans des pays comme le Niger, la Guinée Bissau, le Ghana ou encore le Mexique. Dans ce dernier cas, on parle même d’expert.e.s en matière électorale.

2.3 Mandat des membres d’un Oge

Les membres des Oge ont un mandat qui varie selon le pays. Certains ont une existence intermittente . Ils sont mis sur pied à la veille des élections et disparaissent aussitôt après, pour réapparaitre aux prochaines échéances électorales (Benin, Mali, Niger). D’autres (Sénégal, Guinée Bissau, Burkina Faso) réduisent leur effectif à trois (3) ou (4) qui peuvent rester en fonction durant une période allant de cinq (5) à six (6) ans ou jusqu’à l’âge de la retraite. D’autres enfin ont un mandat variant entre (4) et dix (10) ans. Les membres de l’Oge de la République Dominicaine, du Honduras et de la Tunisie ont respectivement un mandat de quatre (4) ans et de six (6) ans. Alors qu’au Québec et au Mexique la durée du mandat est de sept (7) ans, il est de dix (10) ans au Botswana.

Selon les expert.e.s dans le domaine, qui font largement consensus sur la question, il vaut mieux privilégier la continuité parce qu’elle permet une perspective de planification à long terme. Les dirigeants des Oge doivent être en fonction pendant au moins deux cycles électoraux, ce qui signifie normalement des mandats de huit à dix ans.

III.- La confiance, un facteur clé

De ce qui précède, il y a lieu de conclure que la confiance est un facteur clé dans le domaine électoral. En Haïti, depuis le début des années 2000, on assiste à un décrochage citoyen, notamment au niveau de la participation électorale. Plusieurs facteurs d’ordre sociologique et politique, comme le manque d’accès de la population à des services sociaux de base, son insatisfaction du régime démocratique en construction durant plus de trois décennies de transition peuvent expliquer le phénomène. Mais aussi, il est admis que les garanties de liberté et de sécurité ainsi qu’une institution solide qui accomplit efficacement ses tâches en toute transparence et qui est affranchie de tout soupçon de corruption peuvent produire des résultats intéressants en matière de participation électorale. En ce sens, il est du devoir des dirigeant.e.s, des acteur-trice.s politiques et de la société civile d’œuvrer en amont à rétablir cette confiance tant indispensable à la légitimité de la démocratie. Un consensus suffisant devra être trouvé simultanément entre les acteur.trice.s politiques et les secteurs de la société civile impliqués dans la désignation des personnalités au Cep pour s’assurer de l’impartialité, du professionnalisme et de l’intégrité des membres du prochain Conseil. Les secteurs, incluant celui des femmes, doivent impérativement choisir des personnalités qui seront à même d’exécuter leur tâche dans un cadre qui rassure aussi bien les acteur.trice.s politiques que les citoyen.ne.s ordinaires. Ceci est d’autant plus important que les réseaux sociaux constituant un vecteur de fausses informations et des théories de complot, peuvent générer une forte incertitude susceptible d’affecter les processus électoraux.

De plus, ce Conseil aura pour attributions également d’initier et de coordonner la réforme électorale. En d’autres mots, il devra s’engager dans le débat que suscite la problématique des élections à l’heure actuelle et prendre des décisions sur des points critiques tels : renforcer la démocratie représentative ou l’ouvrir à un modèle participatif, et dans ce cas par quels mécanismes ; déterminer si les difficultés de la démocratie proviennent du manque de représentativité ou de la gouvernance ; arbitrer la participation requise au moule républicain avec un accent sur le devoir, l’engagement et l’obligation ou l’aborder comme un droit ou une conception libérale ; transférer le registre civil au Conseil électoral ou le maintenir dans une structure de l’exécutif ; prolonger les droits dans une logique universelle ou dans une logique d’action positive ; renforcer et soutenir les partis politiques existants ou offrir des opportunités pour les nouveaux arrivants et même pour les candidat.e.s independant.e.s ; réserver le dernier mot au Conseil électoral ou à la justice électorale ou encore aux tribunaux et aux Cours du système judiciaire ; élargir les pouvoirs du Conseil électoral pour prévoir son intervention dans la vie des Partis, dans les campagnes électorales avec des instruments de sanctions, ou les limiter pour préserver l’autonomie du jeu partisan, arbitrer entre liberté et équité dans le financement de la politique, l’accès aux médias et dans les campagnes.

Naturellement, un accord consensuel entre les acteurs et actrices sur ces fondamentaux ne peut que contribuer à résoudre le problème de l’absence de stabilité démocratique qui constitue un obstacle au progrès de la société et au bien-être de la population.

*Linguiste, militante féministe
Ex. secrétaire générale Cep 2016-2020.

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Références :

I- Thad E. Hall : 2016. Guide information sur le système électoral des États-Unis. Foundation for Electoral system (IFES).

II- Alan Wall, Andrew Ellis et al. : 2006. Concevoir la gestion électorale : le manuel d’IDEA international

III- Jaramillo, Juan Fernando (2007). “Los órganos electorales supremos” en Nohlen, Dieter ; Zovatto, Daniel, Orozco, Jesús ; Thompson, Joseph (compiladores). Tratado de derecho electoral comparado de América Latina. México : Fondo de Cultura Económica.

IV- Miriam Atabi : 2018 Les organismes de gestion électorale francophones : un survol comparatif

V- Au Pérou, trois organismes se partagent la responsabilité des différents volets d’une élection : le Registre National d’Identification et de l’État Civil qui met à jour la liste électorale ; le Jury National des Élections proclame les résultats et règle les différends, entre autres choses ; et le Bureau Décentralisé des Processus Électoraux forme le personnel des bureaux de vote, vérifie les signatures d’enregistrement des partis politiques et mène entre autres fonctions, la journée électorale. https://openelectiondata.net/fr/guide/key-categories/emb-administration

VI- Hartlyn, Jonathan ; McCoy, Jennifer ; Mustillo, Thomas : 2009. “La importancia de la gobernanza electoral y la calidad de las elecciones en la América Latina contemporánea” en América Latina Hoy.

VII- M. Mathias HOUNKPE, Ismaila Madior FALL : 2011. Les Commissions Electorales en Afrique de l’Ouest, Analyse Comparée. Edition revue et actualisée.

VIII- Salvador Romero Ballivian : 2021. Elecciones en America Latina. International IDEA