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Société : Des sociologues alertent sur un projet de destruction des espaces de mémoire en Haïti

Par Marlyne Jean

P-au-P, 28 déc. 2021 [AlterPresse] --- Des sociologues et historiens ont exprimé leurs vives inquiétudes face à un éventuel projet de destruction des espaces de mémoire en Haïti, lors d’une conférence-débats organisée le mardi 28 décembre 2021 à Port-au-Prince, et à laquelle a assisté l’agence en ligne AlterPresse.

Les violences des gangs armés s’inscrivent dans une dynamique de destruction de tous les espaces de mémoire dans le pays, souligne le sociologue et professeur d’Université, Antoine Augustin, durant cette rencontre organisée par Radio Télé Kiskeya.

La situation d’insécurité qui prévaut à Martissant (périphérie sud de la capitale, Port-au-Prince) contraint des centaines de familles à abandonner leurs maisons pour échapper à ces violences, rappelle-t-il.

« Des gens naissent et grandissent à Martissant où ils vont à l’école, fondent leurs familles et un beau matin le lien social est cassé, ils sont obligés de déserter le quartier où ils ont grandi et avec toutes les histoires y relatives. »

Cela signifie que « nous sommes dans un projet de destruction de tous lieux, de tous espaces de mémoire, de socialisation, de construction de la vie collective en Haïti », avance Augustin.

Plus de 8, 500 femmes et enfants sont déplacés des quartiers de Martissant et au Bas Delmas pour échapper à la violence des groupes armés, avait indiqué le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef).

C’est un problème majeur pour la société haïtienne, car de plus en plus d’espaces sont difficiles d’accès aux citoyennes et citoyens, déplore le sociologue.

« Nous devrions mesurer, évaluer cette grosse catastrophe qui nous frappe et scruter l’avenir. ».

Les peuples ne peuvent vivre sans récit, sans mémoire collective, argue le professeur d’Université, Antoine Augustin.

La mort du récit

A partir de 1986, depuis que le dictateur Jean Claude Duvalier a déclaré « Mon père a fait la révolution politique, je ferai la révolution économique », le pays est entré, de plus en plus, dans une mondialisation mortelle, relève l’historien Pierre Buteau.

« Depuis ce moment-là, on assiste à la mort du grand récit, la mort du récit tout court ».

« Haïti n’a plus de récit pour se dire, Haïti est incapable de se dire… Le discours politique est livré au gros bon sens, à l’outrance, aux crimes de la cupidité », poursuit-il, tout en rappelant les différentes étapes marquantes du récit de l’indépendance d’Haïti.

Il y a une perte de la spiritualité dans les couches populaires en Haïti où, depuis 10 ans, la crise culturelle s’est aggravée, constate Buteau.

Appropriation des fêtes nationales dans une logique d’effacement de l’histoire

Antoine Augustin signale une « appropriation nationale » des fêtes nationales, par des classes dominantes qui mettent à l’écart le peuple autant que lors des élections.

Cette nouvelle forme de célébration des fêtes nationales en Haïti « s’inscrit dans une logique d’effacement ». Elle viserait, selon lui, à effacer les traces historiques.

Le sociologue estime fondamental de réfléchir sur la célébration de ces fêtes nationales pour la nouvelle génération.

Déconstruire la mentalité coloniale

Il existe, de plus en plus, une tendance chez des Haïtiennes et Haïtiens, consistant à chercher à consulter des « blancs » étrangers sur les questions nationales, critique le sociologue et professeur d’université, Kesler Bien-Aimé.

« Ils sont à l’aise pour aller voir les étrangers et cela est devenu notre marque de fabrique ».

Il appelle les citoyens et citoyennes à déconstruire cette mentalité qui s’inscrit dans une ligne « coloniale ».

Miser sur l’éducation, le respect des droits et des principes

« Pour rester coller aux symbolismes, nous devons miser aujourd’hui sur la promotion de l’éducation pour toutes et pour tous, garantir le droit à la santé, à la sécurité sociale, au logement, au loisir, au travail et à la réforme agraire », préconise le professeur Hancy Pierre.

Il appelle, parallèlement, à préserver les principes fondateurs de liberté, de l’autodétermination du peuple, de souveraineté, d’Etat coopérateur et de participation politique.

« Ces nouvelles perspectives nous permettront de nous centrer sur l’efficacité symbolique quand certains éléments sociaux sont réunis et s’inscrivent dans la dynamique imaginaire, pour nous approprier l’idéal de liberté que nos ancêtres nous ont légué au prix de leur union ».

La conférence-débats du mardi 28 décembre 2021 a été réalisée dans le jardin de la Radiotélévision Kiskeya (centre-ville de Port-au-Prince), dans le cadre de la commémoration du 218e anniversaire de l’indépendance haïtienne (1er Janvier 1804- 1er Janvier 2022).

Y étaient présents l’ancien premier ministre Joseph Jouthe, l’ex-sénateur Patrice Dumont, le directeur général de la radio Ibo, Hérold Jean-François et l’écrivain Lyonel Trouillot, entre autres. [mj emb gp apr 29/12/2021 11:00]