Par Dr. Reynald Altéma*
Transmis à AlterPresse le 7 décembre 2021
Il paraît qu’à chaque génération, des images urbi et orbi très troublantes de notre peuple perturbent la conscience. De mémoire, on peut se rappeler les sinistrés de Cayo Lobos, les boat people arrivant sur les plages de la Floride. Mais, annuellement, notre peuple fait face à des images nauséeuses de compatriotes tombés dans les désastres naturels. Le plus récent événement à la une des médias fut la vue d’immigrants, traversant la rivière séparant le Mexique des États-Unis et leur poursuite par des agents fédéraux à cheval utilisant le fouet.
Cette image, qui ressemble à une pratique historique pendant la traite de nos aïeux, a provoqué beaucoup de dégoût dans nos cœurs et a lésé notre fierté.
Voici le récit d’un des nôtres, qui avait fait le parcours de Santiago au Chili jusqu’au Mexique.
Il m’a confié son expérience, sous couvert d’anonymat pour une raison évidente. Ce n’est qu’un reportage et non une analyse de la genèse du mouvement migratoire de nos concitoyens, une activité, qui dure depuis le début du siècle passé.
J’ai laissé Port-au-Prince, ma ville natale, à l’âge de 35 ans, en 2018. Je n’avais pas d’emploi et je vivais aux crochets des autres. Ce style de vie d’expédients subit une rude secousse, lorsqu’un bon ami, qui émigra aux États-Unis, me dit de façon claire et nette que tout a une limite et, quelle que fût son affection pour moi, il ne pourra pas continuer à m’envoyer de l’argent de temps à autre. Il me conseilla de quitter le pays par tous les moyens.
Piqué au vif, j’ai pris la décision de suivre ce conseil. J’ai pu obtenir un visa pour le Chili, sachant bien que, sans métier, je ne ferai que des travaux manuels. Cependant, ma santé aidant et ma virilité en jeu, je me suis dit que j’allais travailler dur pour gagner de l’argent et vivre comme un homme indépendant et mûr. C’est ainsi qu’a débuté mon séjour au Chili.
Ce pays fut aussi différent de celui que je connaissais toute ma vie. Ma première surprise fut le dédain cru du citoyen de ce pays pour un individu de peau foncée. Il me prit quatre semaines avant de trouver un emploi, malgré mes démarches quotidiennes pour l’embauchage. J’eus la porte claquée au visage maintes fois. Enfin, j’obtins une position dans une entreprise de lavage de voitures, avec un horaire de 9 heures par jour et 6 jours par semaine sans faille. Le salaire mensuel de 341.000.00 pesos, l’équivalent de US $400.00, était maigre pour subvenir à mes besoins. Cependant, les pourboires irréguliers des patrons firent une grande différence. Je suis resté à ce boulot pendant 2 ans.
Lorsque je l’ai laissé, j’ai établi un négoce de la vente de pommes de terre, au marché aux puces, du mardi au dimanche, cette fois 11 heures par jour et toujours 6 jours par semaine. Le salaire mensuel passa à 400,000.00 pesos, soit US $470.00. Le sentiment d’entrepreneuriat m’animait et je me voyais déjà comme un homme d’affaires, qui aurait une carrière réussie en terre étrangère. La déception, et non le succès, fut le fruit récolté, malgré la bonne semence de ma volonté.
Que puis-je dire de mon bilan dans ce pays ?
En dépit du racisme ambiant, je n’ai pas connu de discrimination dans le logement.
Le Chili attire des immigrants de l’Équateur, de la Colombie, du Pérou et du Venezuela, et la loi chilienne envers les immigrants pauvres est implacable : on n’a pas droit à la résidence permanente et on n’existe qu’en marge de la société, dans l’économie informelle. On ne paie pas d’impôts et on n’a pas de couverture sociale. L’idée de vacances, d’assurance-maladie, de protection contre les accidents du travail ne mijote que dans l’imagination. On ne peut que conclure qu’on travaille comme une bête de somme, sans aucune possibilité d’intégration complète dans la société. Au lieu d’accorder la résidence permanente, on ne fait que renouveler le permis de séjour pour une année à la fois, après beaucoup de rendez-vous annulés, de manière délibérée.
La société chilienne est truffée d’obstacles, mineurs et majeurs, pour un immigrant comme moi. La gastronomie, par exemple, fut l’un d’eux. Sa cuisine se base sur la consommation à outrance du pain, jusqu’à 3 fois par jour. Le pain avec la tomate, sans aucune garniture, semble servir comme menu de base pour tous les repas ; on peut y ajouter le jambon ou l’œuf ou les deux. Cependant, un tel mets, comme choix pour chaque repas, est monotone. Le poulet ou la viande de bœuf se cuit sans les épices. Le riz se mange avec l’œuf. J’ai circonvenu cet obstacle, en cuisinant pour plusieurs jours à la fois, car mon palais n’a pas pu s’habituer aux recettes fades. Le racisme aussi pouvait être toléré socialement, dans la mesure où l’on pouvait établir un réseau avec ses concitoyens et les autres immigrants, surtout les Vénézuéliens qui nous traitaient comme des frères. La culture elle-même, bien que différente, pourrait être attirante avec l’habitude. Une fête nationale, telle la fête du voleur, cumpleaños de ladrón, une idée cocasse au début, mais une célébration avec laquelle on s’habitue. Le processus de l’acculturation est naturel ; tout d’un coup, même en m’exprimant en Créole, je cite des mots et expressions espagnols. L’habitude est une seconde nature, dit-on, et vivre là-bas ne fut pas une exception à la règle.
Cependant, l’obstacle incontournable, c’est le refus de la société de nous permettre de participer comme un citoyen normal, avec tous les avantages offerts aux nationaux. Avec le temps, cet obstacle, qui, au début, paraissait comme un ennui, prenait l’allure d’un mur épais, étanche, inamovible, scellant la partition entre ceux qui ont tous les droits civiques et les immigrants qui n’en ont aucun. Cette déception peine dans le quotidien et cumule pour déborder. Elle représente la raison de ma décision de quitter le Chili. Je ne voyais pas un futur synonyme d’amélioration de ma condition ou de la régularisation de mon statut d’un être vivant dans l’ombre, œuvrant dans un labeur éreintant, que les natifs méprisent, tout en subissant leur hargne.
Prenant tout mon avoir, épargné au bout de trois ans, un total de 1,400.00 dollars américains, mon frère, un ami et moi, nous décidâmes de prendre un autobus pour faire le trajet allant au Nord, en passant par le Pérou, l’Équateur, la Colombie, le Panama, le Costa Rica, Nicaragua, le Salvador, le Guatemala et enfin le Mexique. À partir de l’Amérique Centrale, nous rencontrâmes d’autres compatriotes et d’autres immigrants pour former une caravane de temps à autre. Cette caravane fut composée d’hommes, de femmes et d’enfants, parfois une famille entière. Comme un trio, nous prîmes toutes les mesures nécessaires, pour ne pas nous séparer l’un de l’autre.
Nous portions des masques pour éviter d’attraper le Covid-19, mais, à mi-chemin, nous ne l’utilisions plus, plus concernés par les besoins immédiats. Dans un jeu du chat et de la souris, l’évasion des gardes de l’immigration devint notre préoccupation majeure. Maintes fois, nous dûmes traverser les frontières, à travers les bois. Le plus souvent possible, on passa la nuit dans un hôtel, mais, au fur et à mesure de l’approche du sol américain, mous dormîmes à la belle étoile, dépourvus de confort, étant sur nos gardes, toujours prêts à fuir les bandits qui nous harcelèrent, pillèrent et violèrent nos femmes. À plusieurs reprises, le parcours se fit à pied, sous un soleil de plomb, une chaleur accablante, dans une humidité à crever et avec une soif terrible. Pour le comble, la présence de moustiques voraces ajouta l’horreur au dépit. Plusieurs d’entre nous ont péri, fauchés par la maladie ou l’épuisement. De temps à autre, nous fumes détenus dans des camps, avant de nous permettre d’aller en avant vers le Nord. Le parcours fut un véritable calvaire, de gré, emballé dans l’espoir de gagner un jour meilleur et le droit de vivre plus décemment, car le pays natal n’offrait pas grand-chose.
Arrivés au Mexique, nous croyions innocemment qu’on pourrait y rester, mais ce n’était pas possible. Notre première destination au Mexique, Tapachula, près de la frontière de Guatemala, n’avait de boulots que pour les femmes, dans les clubs de disco, à faire le strip-tease et autres indécences. Tijuana et la ville de Mexico étaient hors d’atteinte, à moins d’être munis d’une résidence permanente, qui ne nous serait pas accordée…
Nous n’avions d’autre choix que de tenter notre chance et de nous diriger vers le Nord, en direction des États-Unis. Notre supplice prit fin avec l’obtention du permis d’entrée.
Maintenant que je vis dans la république étoilée, qui a une autre disposition envers les immigrants, je perçois la différence immédiatement et je garde plus de ressentiment pour une société, qui a besoin de la main-d’œuvre des immigrants, mais ne leur accorde que peu de considération.
* Reynald Altéma, MD
Président du Groupe de réflexion et d’action pour la reconstruction d’Haïti (Grahn-États-Unis)
Photo : Capture d’écran