Par Me Thony Desauguste*
Soumis à AlterPresse le 30 novembre 2021
Après la démission avec fracas en date du 22 septembre 2021 de l’envoyé spécial de Washington en Haïti, l’ambassadeur Daniel Foote, beaucoup de personnalités dans le monde politique haïtien et de la société civile se sont réjouis de la position de l’émissaire du Département d’Etat. Ils en ont profité pour se prononcer sur l’échec américain dans la crise haïtienne. D’autres ont conséquemment plaidé pour une révision de cette politique d’ostracisme. Difficile de savoir, pour l’instant, si monsieur Foote est sincère dans ses déclarations. Mais parler de l’échec américain en Haïti est une conclusion pour le moins hâtive. Il en résulte que la question de la politique américaine vis-à-vis d’Haïti est un sujet d’étude qu’il faut appréhender de manière sereine et méthodique afin d’éviter de se faire tourner en dérision par l’establishment de la Première Puissance mondiale.
Au fait, l’échec est défini comme étant un résultat négatif d’une tentative, une défaite ou une situation dans laquelle on n’a pas obtenu ce qu’on avait espéré. Cette notion, en effet, est très subjective dans le sens qu’elle pourrait donc être perçue de différentes manières. Ainsi, pour bien évaluer un résultat obtenu par un individu ou un groupe d’individus, il faut absolument se renseigner sur les objectifs visés. Il s’ensuit que la plupart du temps, les objectifs ne sont pas clairement définis. C’est pourquoi, les critères de référence constituent le fondement de toute évaluation objective et rigoureuse avant de pouvoir émettre une opinion sur un sujet de grande importance.
Pour la compréhension du jeu américain et la grande supercherie des occidentaux, il nous est donc utile de faire appel à trois personnalités qui ont marqué l’histoire de la politique contemporaine. Il s’agit de Nicolas Machiavel, Charles de Gaulle et Noam Chomsky. Si on lit Le Prince avec attention, on verra que Machiavel, en se fondant sur des considérations de sécurité, et surtout de puissance militaire, incite le prince à créer les conditions pour avoir un royaume fort.
Ainsi, Machiavel recommande que la ruse et la force soient combinées pour se maintenir au pouvoir. Dissimuler, tromper, voire tuer si les circonstances l’exigent : telle est l’enseignement, bien que controversé, de Machiavel. Le Général de Gaulle, pour sa part, rappelle que se sont les intérêts qui priment dans les relations entre les Etats. Il a déclaré sans détour « Les états n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts ». Par ailleurs, l’histoire retiendra la contribution apportée par l’éminent professeur Noam Chomsky dans la compréhension de ce jeu de dupe. Le professeur analyse avec brio les voies et moyens utilisés par la plupart des leaders mondiaux pour arriver à leur fin. Noam Chomsky a subtilement énuméré dix (10) principales stratégies de la manipulation de masse. Nous en retenons deux (2).
Primo, la distraction. C’est la stratégie de la diversion qui consiste essentiellement à diriger l’attention du public vers des sujets non pertinents ou banals. A travers cette stratégie, les élites politiques et économiques détournent le public des problèmes fondamentaux et des mutations décidées grâce à un déluge continuel de distractions et d’informations insignifiantes. Cette manœuvre est aussi indispensable pour empêcher le public de s’intéresser aux connaissances essentielles, dans les domaines de la science, de l’économie, etc. L’objectif principal est de garder l’attention du public distraite, loin des véritables problèmes sociaux.
Secundo, problème-réaction-solution. Il s’agit de la stratégie visant à prendre des décisions impopulaires voire génocidaires. Tout d’abord, ils créent un problème ou présentent une situation comme étant un problème grave afin de susciter une certaine réaction. Ensuite, ils proposent eux-mêmes la solution. Par exemple : armer les gens vulnérables dans les quartiers défavorisés, laisser se développer la violence, entretenir une situation délétère pendant longtemps, attendre la réaction du public afin de lui imposer des mesures improductives en apparence viables.
Comme il demeure entendu que l’intérêt est le mobile de toute action humaine, il est donc inconcevable pour les Haïtiens d’épiloguer sur la direction dans laquelle les Etats-Unis d’Amérique mettent le cap dans sa politique vis-à-vis d’Haïti, au point de se focaliser sur un soi-disant échec américain et souhaiter incessamment une révision. La Première Puissance mondiale n’a pas échoué dans sa politique en Haïti. Au contraire, elle marche de succès en succès dans le dossier haïtien. Du choix des dirigeants corrompus, jusqu’à la fédération des gangs armés, sous les applaudissements de l’américaine Helen La Lime, l’Aigle garde fièrement et victorieusement ses plumes et aussi jalousement ses intérêts. Donc, il n’y a pas lieu de parler d’échec.
Si la plupart de nos compatriotes se fourvoient dans leur appréciation du chaos dans lequel notre pays s’enlise, il est temps qu’ils se ressaisissent et s’arrêtent enfin de mesurer le bilan américain en Haïti à l’aune de la situation délétère qui prévaut dans le pays. Il n’y a aucun doute que nos interprétations frivoles et puériles à vouloir assimiler le résultat de l’Oncle Sam en Haïti a un échec provoquent virtuellement un éclat de rire dans les grandes universités américaines. Il faut donc souligner que les élections frauduleuses, les décisions abracadabrantes prises par les dirigeants incompétents et malveillants, la prolifération des gangs, l’insécurité galopante ne sont pas en inadéquation avec les intérêts de l’establishment américain. En revanche, ceux-ci renforcent la dépendance haïtienne, augmentent les chiffres d’affaires des exportateurs américains, contraignent les jeunes Haïtiens à quitter le pays et appauvrissent davantage le pays au profit des Etats-Unis d’Amérique.
Enfin, que personne n’interprète les interventions répétées sans résultat de l’ONU ou des Etats-Unis d’Amérique en Haïti comme échec. L’écrivain Frantz Jean Baptiste décrit ce scenario auquel nous assistons à une « stratégie du chaos contrôlé ». De même que la dissidence de Daniel Foote, si dissidence il y en a, ne doit et ne saurait véritablement intéresser les acteurs haïtiens. L’intérêt de l’establishment américain sera et restera toujours au centre de ses décisions même quand il y aurait une position dissidente. D’ailleurs, rien ne dit que la position de monsieur Foote ne s’inscrit dans un plan bien ficelé. Une stratégie magistrale de manipulation. Une sorte de politique “Mòde soufle” pour justifier une nouvelle intervention militaire sous le label d’une velléité bienfaisante (le bon samaritain) de vouloir apporter une correction pour les erreurs commises dans le passé.
Au demeurant, loin de considérer l’Oncle Sam comme un ami, la Première République noire doit plutôt, si faire se peut, le voir comme un allié. Un allié quand les intérêts se coïncident et un adversaire dans les situations contraires. Il n’y a pas de cadeau en relation internationale. Les Etats-Unis d’Amérique empruntent l’autoroute de son choix qui n’est autre que le sentier de son intérêt. Haïti ne doit pas le suivre. D’ailleurs, s’il faut prendre la même direction, la formule serait de marcher cote à cote mais non l’un dernière l’autre. Si on veut assimiler la crise haïtienne à un échec pour les Américains, il faudrait d’abord démontrer en quoi la situation chaotique d’Haïti affecte les États-Unis d’Amérique.
Il est un fait incontestable que les États-Unis d’Amérique se portent de mieux en mieux à un moment où tous les indicateurs sont au rouge en Haïti. Alors, s’il faut réviser une politique en Haïti ce n’est nullement la politique américaine qu’il faut souhaiter réviser. Car le plan américain suit son cours normal. Il faut au contraire s’en prendre à notre perception médiocre de la relation existant entre les États du monde qui est regie par la loi des intérêts. Quant à nous, notre politique d’insouciance, de “manfouben – pouryanis” et de laisser-aller constitue le véritable blocage de notre mère patrie.
*Avocat
Professeur à l’Université d’Etat d’Haïti
Conact : dthonyfile@yahoo.fr