Par Roromme Chantal*
Soumis à AlterPresse le 18 novembre 2021
Depuis quelques mois, nombreux sont les observateurs qui cherchent à comprendre pourquoi Haïti sombre à nouveau dans un état d’effondrement politique, économique et sécuritaire. Les expressions usuelles d’« État failli » ou d’« État voyou » couramment mobilisées sont toutefois de peu de secours pour décrire la situation kafkaïenne d’Haïti. « Chaos » serait une métaphore plus adéquate si les innombrables cadavres mutilés, les femmes violées au quotidien, la misère abjecte, les malades abandonnés sur les lits d’hôpitaux, ne rendaient compte d’une réalité haïtienne bien plus cruelle encore.
La seule description qui paraît s’en rapprocher est la notion de la philosophe Hannah Arendt de la « banalité du mal ». Autrement dit, le fait pour certaines gens de jouer leurs rôles « appropriés » au sein d’un système, en suivant la conduite prescrite à l’égard de ce système, tout en restant aveugles aux conséquences morales de ce que produit le système ou du moins en feignant d’ignorer ces conséquences.
Un mal systémique
Plusieurs observations au sujet d’Haïti concordent avec celles d’Arendt. Là-bas, la plupart des criminels, dirigeants sanguinaires ou chefs de gangs, ne sont pas forcément des personnes « mauvaises » dans leur vie quotidienne. Dans le contexte de leur travail, ils semblent toutefois épouser un code moral distinct. Dans son livre « Moral Mazes » (1988), le sociologue Robert Jackall parle de « règles fondamentales de la vie d’entreprise ».
Dans la nuit du 6-7 juillet dernier, le président Jovenel Moïse est ainsi assassiné en sa résidence privée à Port-au-Prince par un commando armé, laissant le pays dans un « désert institutionnel ». Qu’aucun membre de son imposante garde rapprochée n’ait été tué, voire blessé, durant l’opération, ne démontre pas seulement que l’apprenti-dictateur haïtien a été « livré ». Ce fait, à lui tout seul, rend bien compte de la banalité d’un mal systémique en Haïti.
Nommé par le président Moïse quelques jours seulement avant son assassinat crapuleux, l’actuel premier ministre Ariel Henry, un prestigieux neurologue, est soupçonné d’implication dans l’assassinat du président. Henry s’empresse de révoquer le commissaire du gouvernement qui l’a cité à comparaître devant la justice, tuant ainsi dans l’œuf l’enquête qui aurait pu mener à son éventuelle inculpation.
Le cas du chef de la Police nationale haïtienne (PNH) révèle une autre pièce du puzzle meurtrier. Léon Charles, a, lui aussi, été dénoncé par la clameur publique. Fin octobre, il quittait ses fonctions. Mais pas pour se mettre à la disposition de la justice haïtienne. Charles vient d’être nommé au prestigieux poste diplomatique de représentant d’Haïti à l’Organisation des États américains (OEA).
Quatre mois plus tard, on reste ainsi sans nouvelle de l’enquête sur l’assassinat du président Moïse. Idem quant à la mort de nombreuses victimes sous la présidence autoritaire de Moïse, comme les plus de 70 victimes du massacre du quartier de La Saline à Port-au-Prince ou du bâtonnier de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, Me Montferrier Dorval, froidement tué fin août 2020 dans la proximité de la résidence de Jovenel Moïse.
L’hyperlien international
Cette « banalité du mal » s’applique aussi aux pays dit « amis d’Haïti ». Par exemple, le président Michel Martelly (2011-2016), soutenu par les États-Unis, la France et le Canada, aimait à dire publiquement que ses partisans étaient des « bandits légaux ». Sous sa présidence, le banditisme était érigé en principe de gouvernement. Parlant de la formation politique de Martelly, l’écrivain haïtien bien connu Lionel Trouillot a fait remarquer que « le PHTK et la communauté internationale enfonçaient Haïti dans un merdier ».
Jovenel Moïse, désigné par Martelly, a, à son tour, achevé de détruire les institutions haïtiennes, et s’est appuyé largement sur les gangs armés comme agents d’exécution. Les États-Unis, la France et le Canada étaient pourtant comptés parmi les rares soutiens du président jusqu’à son assassinat.
Une telle vision de la situation actuelle en Haïti ne se limite pas aux seuls citoyens haïtiens comme Trouillot, mais est de plus en plus populaire parmi les fonctionnaires internationaux mêmes. Par exemple, fin septembre, l’envoyé spécial américain Daniel Foote démissionnait de ses fonctions pour dénoncer l’ingérence chronique des États-Unis dans la politique haïtienne et le refus de son pays d’appuyer les secteurs démocratiques haïtiens.
Foote faisait en particulier référence à la décision du « Core Group », qui réunit notamment les ambassadeurs des États-Unis, de la France et du Canada, d’installer unilatéralement l’impopulaire Ariel Henry comme premier ministre, en remplacement de Jovenel Moïse.
Un sublime devoir
À l’effondrement consécutif de ce qu’il y restait encore d’autorité gouvernementale en Haïti s’est substitué l’hyper-activisme de gangs rivaux lourdement armés qui exercent le quasi-monopole de la violence physique légitime, kidnappant allègrement gens ordinaires et illustres personnalités, les rançonnant et/ou les tuant.
Plus de 40 % des 11 millions d’habitants d’Haïti a besoin d’une aide alimentaire, otages des gangs criminels qui ont paralysé les livraisons de carburant, provoquant l’arrêt de l’essentiel de l’activité d’une économie déjà moribonde. Un puissant chef de gang, Jimmy Chérisier, proche du président assassiné Jovenel Moïse, justifie le blocus sur les produits pétroliers par la nécessité de contraindre Henry à la démission et de rendre justice au président Moïse.
Lorsqu’il a décidé de fédérer neuf gangs armés et des alliés opérant dans la région métropolitaine de Port-au-Prince, la capitale, son initiative a été saluée par le Bureau des Nations unies en Haïti (BINUH). Fondé sur un dispositif de perversion de la dimension même de la loi, la banalité du mal fait ainsi apparaître des criminels sans culpabilité, dont l’absence de vertu et de sens moral s’exprime comme jusqu’au-boutisme meurtrier.
En Haïti, il est fréquent que ces criminels (à l’instar de Jimmy Chérisier dit « Barbecue »), pour s’en glorifier, vont jusqu’à revendiquer leur criminalité extrême comme un sublime devoir.
La banalité des jugements
Mais, même si de telles informations sont disponibles et accessibles, les écrits populaires et journalistiques sur Haïti, dont la descente vertigineuse aux enfers attire une large attention en Occident, sont encore souvent déformés par ce que, à la suite d’Arendt, on peut appeler aussi la « banalité des préjugés » des observateurs.
Haïti continue ainsi d’être, aux yeux de beaucoup d’analystes, ce pays exotique où, comme le disait Emmanuel Kant au sujet de la Chine, « le concept de vertu et de moralité n’est jamais entré dans la tête de ses dirigeants ». Et même s’ils n’ignorent pas les cicatrices et les méfaits laissés par de précédentes interventions étrangères, certains observateurs estiment, à l’instar du Washington Post, que c’est une chimère d’imaginer qu’Haïti « peut se ressaisir sans une nouvelle intervention extérieure ».
Ces vues romancées ou racistes d’Haïti dans certains des meilleurs médias occidentaux doivent être considérées comme des sources sérieuses du « Mal » historique et contemporain du pays. Elles en disent long sur la prévalence de la mentalité néocoloniale dont ne se sont jamais émancipé la coopération internationale et les politiques en Haïti de pays comme les États-Unis, la France et le Canada.
Il est donc très important de favoriser un récit équilibré, non déformé et holistique de la « gangstérisation » d’Haïti qui apporte toute la complexité du problème aux lecteurs. Cela faciliterait des politiques plus sensées et mieux informées à l’égard d’Haïti de la part des gouvernements occidentaux et contribuerait également positivement aux discours critiques et progressistes à l’intérieur et à l’extérieur d’Haïti.
* Roromme Chantal est originaire d’Haïti et professeur de science politique à l’École des hautes études publiques (HEP) de l’Université de Moncton.