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NON au crime de lèse-démocratie du CORE GROUP en Haïti

En correspondance avec Daniel Foote, l’Envoyé spécial en Haïti du Secrétaire d’État américain, en solidarité morale avec ce citoyen américain qui a eu le courage de questionner publiquement la politique des États-Unis, son pays, en Haïti, Franklin Midy, professeur associé à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), interpelle le premier ministre du Canada, dont son ambassadeur à Port-au-Prince fait partie du CORE GROUP, le groupe objet de la verte critique de l’Envoyé spécial de M. Blinken en Haïti.

Par Franklin Midy*

Soumis à AlterPresse le 29 septembre 2021

Le 22 septembre 2021, l’Envoyé spécial en Haïti du Secrétaire d’État américain a remis sa démission à M. Blinken, constatant sur place qu’il était chargé d’une mission impossible.

Dans sa lettre de démission, l’Envoyé spécial, Daniel Foote, se dit indigné, face à l’« hubris » ou l’arrogance sans bornes d’un groupe d’ambassadeurs étrangers, chargés d’appliquer la politique impériale du Big Brother étatsunien en Haïti. Il vise le CORE GROUPE, un lobby de sélectionneurs de présidents illégitimes, qui s’impose comme le Grand électeur choisissant, en dernier lieu, les dirigeants haïtiens (Voir Le Nouvelliste du 23/09/21).

Créé en 2003, le CORE GROUP comprend l’ambassadeur des États-Unis, le chef de file du groupe, et ceux de la France, du Canada, du Brésil, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Union européenne, du Représentant spécial de l’Organisation des États Américains et de la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations-Unies

Ironie provocante, le CORE GROUP se présente sous le voile rose trompeur d’Amis d’Haïti, en mission pour instaurer la démocratie en Haïti. Ah démocratie, « le mot qui tue » en pays sous tutelle étrangère ! Au nom de la démocratie à exporter partout dans le monde (Irak, Afghanistan, Venezuela…), Big Brother étatsunien se donne le droit de sélectionner, pour éducation à la démocratie domestiquée, les « leaders politiques », qu’il destine à l’exercice surveillé du pouvoir d’État [1].

Ainsi le CORE GROUP a imposé en 2011 le chanteur Michel Martelly, dit Sweet Meeky, comme président d’Haïti. A été ainsi choisi, pour le peuple haïtien, au nom du Devoir d’intervention internationale, un clan de dilapidateurs des fonds publics, responsable du gros des détournements des quatre milliards d’aide du Venezuela au développement d’Haïti. Le CORE GROUP a poursuivi son œuvre anti-démocratique, en ouvrant les portes du pouvoir au dit jeune homme d’affaires dynamique, Jovenel Moïse, pupille de Sweet Meeky [2].

Adoubé par le président Donald Trump, qui l’invita chez lui en Floride, le président Jovenel Moïse est revenu chez lui, se croyant tout-puissant sous le parapluie du grand Oncle Sam illuminé. À son tour illuminé par le contact contagieux avec le Superbe Donald Trump, le petit président Moïse, alla jusqu’à se proclamer le pouvoir suprême en Haïti, « Après Dieu ». Son clan politique du PHTK et de la fraction affairiste antipatriotique de l’oligarchie a très mal reçu pareille outrance. Résultat crapuleux de la grogne de son clan vexé, « Après Dieu » a été tout bonnement assassiné chez lui, sans qu’une seule balle n’ait été tirée par sa garde de protection rapprochée.

Questions lancinantes sans réponses : que fait le gouvernement canadien dans ce CORE GROUP anti-démocratique, qui s’impose en missionnaire de démocratie promise ? Pourquoi la participation silencieuse de gouvernements canadiens à cette politique insensée ? Comment expliquer leur soumission à l’hubris du Big Brother étatsunien ? Le Canada a pris le risque d’entrer dans le jeu anti-démocratique du CORE GROUP, alors que les peuples canadien et québécois sont connus pour leur attachement aux valeurs de la vraie démocratie, chez eux et ailleurs dans le monde…

Je me souviens des beaux jours où des premiers ministres canadiens osaient définir une politique distante face aux Etats-Unis ; du Premier Ministre Pierre-Elliot Trudeau, qui osa braver l’embargo américain contre Cuba, pour établir des relations diplomatiques avec ce pays ; également du geste fier de leadership du Premier Ministre Brian Mulroney, qui osa réaffirmer le principe du respect du vote populaire, au contraire du président Georges Bush, quand un putsch militaire violent renversa le président Aristide démocratiquement élu.

Pas question, bien sûr, d’invoquer l’appui de principe du Premier Ministre Mulroney au président démocratiquement élu, dans le but de faire l’impasse sur la conversion ultérieure de l’élu du peuple en tyran potentiel [3]. Conversion déroutante pour le mouvement social des années 1980, qui avait porté au pouvoir le curé charismatique de Saint-Jean Bosco. Pour les alliés politiques démocrates également [4], qui se sont retrouvés perdus dans « l’incer-Titid ». Mouvement venu au grand jour dans les années 1970 avec une Presse indépendante animée par de jeunes journalistes d’espoir et de lumière, dont Gasner Raymond, Jean Dominique et Liliane Pierre-Paul, Compère Philo et Compère Plim, Marcus Garcia et Danny Laferrière. Mouvement social, intellectuellement éclairé et nourri par la Conférence des Religieuses et Religieux haïtiens et le courant latino-américain de la théologie de la libération. Mouvement social pour le changement applaudi par le Pape Jean Paul II, qui visita Haïti en 1983 et lança le fameux « Il faut que quelque chose change ici. » L’Épiscopat haïtien entra alors en résistance ouverte à la dictature Duvaliériste, de même que les Églises épiscopalienne et anglicane [5].

Guère prévu alors, le rêve du mouvement social pour le changement en Haïti a viré au cauchemar. Le mouvement se vida de son énergie motrice et de sa lumière d’avenir, faisant place à la vieille tendance à la gouvernance autoritaire, voire à la tyrannie. À noter que Haïti a été le premier pays, où un mouvement social puissant, surgi contre des dictatures régressives incrustées au pouvoir, a fini par tourner court. On a vu, plus tard, un pareil retournement/détournement d’un mouvement social porteur de démocratie, qui se referma sur la nuit des dictatures, tel le Printemps Arabe en Tunisie, Égypte, Syrie…

Je regrette que le Premier Ministre canadien d’aujourd’hui n’ait pas suivi les exemples de ses prédécesseurs leaders, semblant plutôt se réfugier sous un leadership incertain, derrière les politiques impériales du Big Brother étatsunien en Haïti.

Je crie mon indignation devant une politique si dénuée d’humanité envers le peuple haïtien. Peuple souffrant, traqué de toutes parts, devenant chaque jour plus, à l’étranger et dans son propre pays, un PEUPLE DE RÉFUGIÉS. N’est-on pas, dans ce cas, en face d’un crime de lèse-démocratie ? Contre un peuple terrorisé par des gangs armés, qui sèment la mort et la terreur [6]. Un peuple traqué chez lui et à l’étranger. J’ai vu dernièrement cette traque aux frontières USA-Texas/Mexico, à Del Rio, sous l’œil des caméras du monde entier… et suis resté scandalisé, comme les femmes et les hommes de cœur de la Planète Humanité.

Je souhaite que le Premier Ministre Justin Trudeau ose retirer, sans craindre de déplaire à USA Big Brother, son ambassadeur de ce CORE GROUP "« touting » fake democracy" – pour reprendre le verbe employé par Daniel Foote – autrement dit, un lobby vendeur-raccoleur de démocratie truquée, sous le label de mission pour la démocratie en Haïti !

* Professeur associé, UQÀM


[1Cf. K. Ross, « Démocratie à vendre » dans G. Agamben et al., Démocratie dans quel État ?, La Fabrique, Paris 2009 ; P. Hallward, Damming the flood : Haiti, Arisride, and the politics of containment, Verso, Londres, New York 2007 ; J. N. Pallmeyer, « Le conflit de basse intensité des Etats-Unis : cibler Haïti », dans ONG, groupes de base et démocratie en Haïti, AQOCI, Montréal 1992 ; F. Midy, « Dictature, appel de mémoire, demande de justice », dans B. Cénatus et al., Haïti. De la dictature à la démocratie ?, Mémoire d’encrier, Montréal 2016 ; R. I. Perusse, Haitian Democracy Restored (1991-1995), University of America, Washington D.C. 1995 ; I. P. Stotsky, Silencing the guns in Haiti : the promise of deliberative democracy, University Press of Chicago, Chicago 1997.

[2Cf. K. Ross, « Démocratie à vendre » dans G. Agamben et al., Démocratie dans quel État ?, La Fabrique, Paris 2009 ; P. Hallward, Damming the flood : Haiti, Arisride, and the politics of containment, Verso, Londres, New York 2007 ; J. N. Pallmeyer, « Le conflit de basse intensité des Etats-Unis : cibler Haïti », dans ONG, groupes de base et démocratie en Haïti, AQOCI, Montréal 1992 ; F. Midy, « Dictature, appel de mémoire, demande de justice », dans B. Cénatus et al., Haïti. De la dictature à la démocratie ?, Mémoire d’encrier, Montréal 2016 ; R. I. Perusse, Haitian Democracy Restored (1991-1995), University of America, Washington D.C. 1995 ; I. P. Stotsky, Silencing the guns in Haiti : the promise of deliberative democracy, University Press of Chicago, Chicago 1997.

[3F. Midy, « Le pouvoir : Volonté de puissance et d’humiliation », Chemins critiques, La tentation de la tyrannie, Vol. 5, No 1, Éditions du CIDIHCA, Montréal 2001.

[4Cf. R. Malval, L’année de toutes les duperies, Éditions Regain, Port-au-Prince 1996.

[5Cf. F. Midy : « Il faut que ça change ! L’imaginaire en liberté », dans C. Hector et H. Jadotte (dir) Haïti et l’après-Duvalier : Continuités et ruptures, Éditions Deschamps/CIDIHCA, Port-au-Prince 1991 ; et « Réconciliation, impunité, justice : la question des droits humains en Haïti », dans Collectif, Essais sur les droits de la personne et le développement démocratique. Campagne contre l’impunité, Centre international des droits de la personne et du développement démocratique, Montréal 1997.

[6Voir Le Nouvelliste du 27/09/21, Des kidnappeurs tuent et écument Port-au-Prince en toute impunité. Et plus tôt, J. Sprague, Paramilitarisim and the assault on democracy in Haiti, Monthly Review Press, New York 2012.