Par Glodel Mezilas*
Soumis à AlterPresse le 22 septembre 2021
L’objet de cet article n’est pas de critiquer ni d’évaluer un ou des accords politiques signés entre certains secteurs de la vie politique haïtienne. Ce serait prendre position pour l’un par rapport à un autre. Ce serait ainsi entrer dans une logique partisane qui est contraire à l’esprit scientifique ou philosophique qui nous anime. Cet article est de préférence un exercice de réflexion, un effort de pensée critique, une tentative d’aller au fond du puits pour penser l’impensable et élaborer quelques repères théoriques, conceptuels et méthodologiques sur la relation entre crise et accord politique.
Souvent, les acteurs politiques eux-mêmes peuvent ne pas saisir la complexité, la dangerosité, la difficulté de la notion d’accord politique et de ses liens intrinsèques avec la crise. Ils s’engagent dans une aventure problématique tout en ignorant son indétermination, sa fragilité, sa complexité, sa densité et son explosivité.
Pour nous, essayer de mettre en relation crise et accord politique, c’est mettre en pratique ce proverbe haïtien : dèyè mòn gen mòn (il y a montagne derrière la montagne). Derrière la visibilité il y a invisibilité. Pour mieux saisir la visibilité il faut tenir compte de l’invisibilité. L’accord politique cache conceptuellement beaucoup de réalités que même les acteurs politiques n’arrivent pas comprendre, tant il est dense.
Le terme d’accord politique est en quelque sorte problématique, quand on sait que la politique est par essence conflit, antagonisme, lutte pour le pouvoir. Cela porte à se demander comment plusieurs acteurs politiques en lutte pour la conquête du pouvoir peuvent se mettre d’accord. Pour rappeler Carl Schmidt (1972), la logique politique est une logique d’ami et d’ennemi. Chantal Mouffe (2011, 2009) montre comment ce qui anime la démocratie c’est la logique agonistique, le conflit comme son mode d’opération. Aussi, le champ politique est un champ de force, de lutte pour le prestige, pour l’interprétation publique de la réalité politique. Chaque parti politique, chaque leader politique, chaque groupement politique cherchent à faire passer sa vision des choses, sa représentation de la réalité politique pour gagner en visibilité, en reconnaissance, en légitimité.
L’intervention d’un leader politique dans l’espace politique n’est pas neutre. Elle s’inscrit dans un combat pour l’apparence, pour faire voir la supériorité d’une position sur la réalité politique. Donc le champ politique est un champ de combat, de conflit. Ce qui montre que l’accord politique soulève dans son essence un ensemble de questionnements sur sa nature, sachant que les forces politiques doivent se trouver tôt ou tard dans un face à face pour la conquête du pouvoir. A la différence du champ politique, le champ scientifique, même s’il peut être mû par des conflits, s’efforce de penser la logique et l’intelligibilité de la réalité politique en s’armant de méthode. Emile Durkheim (2007), le sociologue français, souligne que le travail scientifique doit rompre avec les préjugés ou les idoles de Bacon, sortir des sentiers et essayer de capter les faits sociaux dans leur indépendance par rapport aux idées reçues.
De même, penser la relation entre crise et accord politique, c’est accepter de rompre avec les préjugés, les idées reçues sur la réalité politique. Comme nous l’avons dit, l’accord politique pose un problème conceptuel : comment peut-on trouver un accord politique si l’essence de la politique est conflit ? quelle est la nature de cet accord, sa vision de la crise ?
Pour essayer de résoudre ce nœud gordien, disons que l’accord politique est une forme d’hypothèse sur la crise, une réponse provisoire qu’il donne à la crise en essayant de conjurer le danger qui l’accompagne. Tout accord politique fournit un angle de compréhension, d’interprétation de la crise. Aussi l’essence d’un accord politique renvoie à sa compréhension de la complexité, de la nature de la crise. Aucun accord politique ne peut survivre s’il n’offre pas une véritable interprétation de la crise.
Cela veut dire qu’il y a un lien direct entre accord politique et crise. Pour comprendre ce lien intrinsèque, il convient de penser un certain nombre de déterminations de l’accord politique. Ce dernier s’inscrit dans une dynamique temporelle. Un accord politique est traversé par une complexité temporelle. Son temps n’est un univoque. Il y a le temps d’avant l’accord, le temps de l’accord et le temps d’après l’accord. Dans son essence, l’accord politique doit intégrer cette hétérogénéité temporelle dans son essence.
Le temps d’avant l’accord est le temps du désaccord, de la crise, des tensions, des brouilles. C’est ce temps qui conduit à la recherche de l’accord. Une véritable compréhension du temps d’avant l’accord est essentielle, car sa survie en dépend. Il est nécessaire d’avoir une véritable saisie en profondeur des tensions de la réalité pour mieux dégager un accord politique. Ensuite, il y a le temps de l’accord politique ; c’est le moment de sa signature. Ce temps est d’une grande importance car il met en relation le passé immédiat et le présent. Ce qui oblige à se demander si le présent tient compte de ce passé récent. Il faut se demander s’il n’y a pas déviation par rapport au passé récent. Enfin, il y a le temps d’après l’accord politique. Un accord politique doit penser à son avenir, immédiat, sachant que le temps d’avant l’accord peut revenir. Ce serait le retour du refoulé : des contradictions, des conflits, des luttes, des antagonismes. La complexité temporelle de l’accord politique saute aux yeux.
Un autre élément à prendre en considération dans tout accord politique, ce sont les acteurs politiques. Il faut s’interroger sur leur quantité, leur qualité et leur légitimité. Il ne suffit de dire que l’on trouve un accord politique par rapport à une crise donnée. La prise en compte des acteurs est d’une grande importance. L’accord politique réunit-il suffisamment d’acteurs pour être accepté, sachant que tout accord politique doit nécessairement exclure ? Tous les acteurs de la scène politique ne seront pas d’accord pour un accord politique. Ils compliquent l’idée d’accord politique. Un accord politique peut aussi décider d’exclure délibérément certains acteurs politiques et hypothéquer son avenir. La pluralité d’acteurs signifie pluralité de conceptions du bien public.
L’accord politique doit aussi tenir compte de la qualité des acteurs, en se demandant avec qui il faut signer un accord politique. Il y a acteur et acteur. Cela porte à prendre en considération la capacité d’un acteur à influencer le cours des choses. Disons maintenant qu’un acteur se définit par sa capacité à mobiliser des ressources, des stratégies dans le contexte des tensions sociales. La qualité de l’acteur est fondamentale pour donner viabilité à l’accord politique.
Cela nous amène enfin à nous interroger sur la légitimité des acteurs. Il est d’une grande importance de savoir si les acteurs sont reconnus et acceptés dans la société, s’ils peuvent exercer une certaine influence sur le cours de la réalité. En Haïti, les acteurs politiques sont nombreux voire trop nombreux. Il importe de s’interroger sur leur acceptation dans la société. Laënnec Hurbon (2014) a coordonné un ouvrage sur les partis politiques dans la construction de la démocratie en Haïti et souligne un grave problème : celui de leur manque d’institutionnalisation. Les partis politiques manquent d’ancrage social, de représentation, de reconnaissance sociale.
Par ailleurs, un accord politique doit porter sur des objets liés à la nature de la crise politique. Il convient de s’interroger sur la nature de la crise : son objet central. Une crise politique se déploie toujours dans une conjoncture qui est le moment de la concentration, de la densification, de l’explosion de la corrélation des forces politiques. Le moment de la crise est celui où les divers paliers de la réalité sociale se fusionnent : le politique, l’économique, le culturel, le sociale s’intensifient, s’interagissent. Le champ politique semble concentrer dans son sein toutes les contradictions de l’ordre social. Tout revêt une dimension politique. Mais pourtant, la nature véritable de la crise peut ne pas être politique. Donc, il s’avère nécessaire d’avoir une claire compréhension de la crise pour mieux dégager l’objet central de l’accord politique. Cela nous conduit à essayer de conceptualiser la notion de crise pour voir s’il peut y avoir une relation profonde entre crise et accord politique.
L’analyse de la crise est nécessaire pour mieux dégager les fondamentaux de l’accord politique, qui est censé être une hypothèse, une certaine manière de lire, de comprendre, d’interpréter la crise. Mais cette compréhension de la crise n’est pas du tout aisée, car dans son essence la crise est complexe, indéterminée, ouverte, contradictoire. Elle fait émerger une variété de forces sociales et politiques dans une conjoncture déterminée. Voilà le maitre mot de la crise : la conjoncture. Toute crise apparait dans une conjoncture, qui est un moment de concentration, de coagulation des forces politiques et sociales. La conjoncture est le temps court, le temps de la tension complexe, des flux contradictoires. C’est aussi le moment où une pluralité de possibilités émerge, ce qui met les acteurs politiques dans une situation difficile au moment d’agir.
La crise apparait dans une conjoncture. Il s’agit de la temporalité conjoncturelle. Derrière se trouve la temporalité structurelle. La crise oscille entre le temps de la structure et le temps de la conjoncture. Cette complexité, cette hétérogénéité temporelle invite à tenir compte de la nature énigmatique de la crise. Ses manifestations phénoménales ne révèlent pas toute sa densité structurelle et sa complexité interne. La théorie de la conjoncture de la crise doit être mise en relation avec le moment structurel pour dégager les connexions, les interactions entre les paliers et les plages temporales de la crise. Dans notre essai sur la théorie de la crise (Mezilas, 2014) nous avons souligné que « l’intensité conjoncturelle de la crise et liée à une sorte de densité temporelle. La crise a une mémoire temporelle plurielle, en ce sen que le moment de la conjoncture sous-tend la dimension structurelle. Ce qui veut dire qu’elle met en relation le temps de la conjoncture et le temps de la structure. Ces deux temps forment un tissu de relations internes qu’il faut dialectiquement pour saisir la nature complexe de la crise. Celle-ci est ouverte, indéfinie, indéterminée, contingente, problématique. Ces caractéristiques de la crise invitent donc à la créativité conceptuelle en vue de capter ses richesses inouïes. Cette inventivité conceptuelle résulte de la captation de la réalité concrète et d’une utopie transformatrice du statu quo. »
L’essence de la crise est d’être dans une complexité temporelle. Son surgissement conjoncturel donne lieu à une pluralité de manifestations phénoménales. Cela peut conduire à son interprétation erronée. Les multiples apparences de la crise cachant sa vraie nature complexe. Ce qui fait que l’accord politique devrait reconnaitre la richesse, la densité, la complexité, l’ouverture de la crise. Un certain contenu de l’accord politique peut ne pas saisir l’essence de la crise. Dans le cas haïtien, l’enjeu est clair. La crise politique renvoie à plusieurs paliers : normatifs, institutionnels, pratiques, etc. L’éclatement conjoncturel de la crise ne fait pas toujours émerger ses dimensions structurelles profondes. C’est pourquoi toute crise est aussi une crise d’interprétation de la crise. Le travail de déchiffrement, de compréhension de la crise est titanesque, puisqu’il s’agit de capter ses ondes internes afin de les traduire dans le texte de l’accord, souvent adossé à la logique superficielle de la conjoncture. Le temps de la crise mérite d’être pensé dans la perspective d’y trouver une véritable solution.
Non seulement le temps de la crise est à penser, il convient aussi de reconnaitre que toute crise charrie une pluralité de possibilités en termes d’alternatives. La crise comme telle est la manifestation d’un immense champ de possibilités pour dépasser ses contradictions internes. Il est donc nécessaire de savoir comment identifier les véritables possibilités qu’elle offre. Ces possibilités peuvent être contrariées par la pluralité de projets politiques des acteurs. L’interprétation de la crise est une certaine lecture idéologique de la crise. Ce qui signifie que la signification de la crise qui transparait dans l’accord politique est souvent liée à un projet, une possibilité parmi d’autres.
L’accord politique peut avoir du mal à capter toute la richesse, la diversité de possibilités de la crise, en raison de la motivation des acteurs appelant à penser et à construire une alternative sur la crise. Si la crise est une offre complexe faite à l’imagination politique, celle-ci peut se trouver dans la difficulté d’élaborer la solution devant conduire au dépassement de la crise. Cette difficulté à capter, à verbaliser l’offre de la crise peut renvoyer au fait que la crise oscille entre le temps de la conjoncture et le temps de la structure. Ce dernier temps renvoie à la longue durée, à un moment ne coïncidant pas avec l’émergence ou l’éclatement de la crise.
Pour cela, un accord politique, pour être une vraie hypothèse sur la crise, doit partir d’une connaissance de sa complexité et de sa densité. Il ne doit pas s’identifier uniquement à la superficie de la crise, comme le moment de sa concentration, de sa densification, de sa coagulation, de son explosivité. La temporalité structurelle est nécessaire comme la connexion logique, interne et complexe de la crise avec les différentes mutations, transformations, évolutions et adaptations de la crise dans son processus historique. En procédant de cette manière, l’accord politique évite d’instrumentaliser la crise à des fins trop partisanes et opportunistes. La mise en relation de la crise et de l’accord politique suppose une intelligibilité critique de la crise, de sa complexité interne et son indétermination essentielle.
Bibliographie
Durkheim, Emile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2007.
Hurbon, Laënnec, Les partis politiques dans la construction de la démocratie en Haïti, Stockholm, IDEA, 2014.
Mezilas, Glodel, Qu’est-ce qu’une crise ? Éléments d’une théorie critique, Paris, L’Harmattan, 2014.
Mouffe, Chantal, En torno a lo político, México, Fondo de Cultura Económica, 2011.
Mouffe, Chantal, El retorno de lo político. Comunidad, ciudadanía, pluralismo y democracia radical, Barcelona, Editorial de España Libros, 2009.
Schmidt, Carl, La notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1972.
* Politologue