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Les leçons de la démission de Daniel Foote, ancien envoyé spécial américain en Haïti

Par Pierre-Richard Cajuste*

Soumis à AlterPresse le 22 septembre 2021

La démission subite et tapageuse de l’Envoyé spécial des Etats-Unis en Haïti, M. Daniel Foote, suscitée par les images troublantes des gardes frontaliers maltraitant les réfugiés haïtiens tentant de pénétrer le territoire américain par la frontière du Texas, tombe dans un contexte particulier qui, pour ceux qui connaissent plus ou moins les arcanes de la politique américaine, contient le potentiel de changer, de formater le discours et la pratique politique des décideurs de Washington à partir de nouveaux paradigmes.

Le contenu de la lettre de Foote lève le voile sur des vérités qui montrent, s’il en était besoin, que le « diplomate » nommé par l’Administration de Joe Biden maîtrise non seulement les contours de cette complexe réalité haïtienne, mais aussi intériorise et exprime une certaine sensibilité politique vis-à-vis des catégories sociales défavorisées du pays. M. Foote connait bien les acteurs en présence et sait que le rôle de la société civile et l’inclusion d’une nouvelle classe politique restent incontournables. Dès les premiers jours, il était clair que M. Foote déambulait dans les corridors labyrinthiques de cette réalité comme un poisson dans l’eau.

C’est justement ce qui a toujours manqué aux faiseurs de décisions américains bien confortables dans leurs bureaux aseptisés au bord du Potomac : une bonne compréhension du mécanisme socio-politique haïtien. Cette myopie politique, cette ignorance de la dynamique particulière du pays ont toujours porté les Etats-Unis à s’allier aux secteurs réactionnaires et rétrogrades du pays qui méprisent les masses populaires, se créent des privilèges exclusifs et organisent une certaine gestion de l’Etat au mépris de la création d’emplois, de la croissance, du développement et de la satisfaction des services sociaux de base au profit des populations démunies.

Mais pourquoi tant de myopie de la part des Etats-Unis ? se demande-t-on. Une des explications, peut-être : les politiciens du Département d’Etat et de la Maison-Blanche sont encore prisonnier de ce « réflexe pavlovien de peur de la gauche » qui était nettement « compréhensible » durant les années difficiles de la Guerre froide où les exigences de la politique d’endiguement du communisme soviéto-cubain poussaient les Etats-Unis à sauvegarder ce qu’ils considéraient péjorativement comme leur « arrière-cour. »

Mais les temps ont changé…La menace de guérilla et de révolution socialiste devient une singularité reléguée dans les profondeurs du passé. Une idéalité remarquable par son anachronisme. Mais on dirait que les Etats-Unis, pour des raisons qui méritent des analyses très pointues, ont choisi de continuer de remettre les destinées de leur politique étrangère vis-à-vis d’Haïti aux mêmes acteurs nationaux dont la performance au sommet du pouvoir d’Etat a produit des résultats effrayants : un laboratoire de misères humaines alimenté par la destruction de l’environnement, la misère, les maladies endémiques, l’arriération technique et culturelle, l’abandon des productions, la corruption généralisée, le parasitisme, le trafic de drogue, le banditisme/violence institutionnalisés et l’émigration massive vers l’inconnu.

La route du capital

Les spécialistes américains, principalement les Départements d’anthropologie des grandes universités de la Côte Est, ne manqueront pas de pointer du doigt la symbolique de cet exode massif vers la frontière du pays qui est la quintessence même, le summum du Capital international : les Etats-Unis d’Amérique du Nord. Tout le monde, y compris les autorités américaines de l’Immigration, a été pris de court par ce déploiement subit à la frontière Del Rio, au Texas. On dirait comme une masse d’êtres humains venus du ciel. On croirait les Hébreux qui ont traversé le désert pour emprunter la route conduisant à la Terre promise.

On est là, loin d’un mirage. Ce sont de vraies images de milliers d’immigrants empruntant la Route menant vers le Capital (c’est-à-dire menant vers les emplois, vers le mieux-être). Des images qui envoient le message que ces pauvres gens ne bougeraient pas si elles pouvaient mener une vie décente et humaine dans leur pays d’origine. Ils ont fui un milieu désertique, peuplé de démons de la violence et du crime pour chercher (d’après eux) une oasis de paix et de bien-être.

En d’autres termes, si un nouveau paradigme géoéconomique se met en place, si la stabilité politique fait rentrer les investissements directs étrangers dans le pays et l’équilibre politique et l’apaisement social tant souhaités deviennent réalités, il y a fort à parier que les « migrants » emprunteront la route contraire. Vers le pays natal. Bref, le Capital, comme un aimant, reste une force d’attraction irrépressible.

Comme dit l’autre, l’Histoire a plus d’imagination que les hommes : du phénomène des Boat People au cours des années 1970-80, nous sommes passés aujourd’hui à une nouvelle manifestation migratoire, une nouvelle forme d’invasion de peuplement par la frontière.

Et cela menace de continuer…de plus belle.

L’impératif du consensus politique

Daniel Foote, en claquant la porte avec tant de détermination, sans compter les images révoltantes sur toutes les chaînes de télévision du monde entier d’immigrants en train d’être chassés et battus comme on faisait avec les esclaves marrons au 18ème siècle, a piqué la curiosité d’autres acteurs de la politique américaine, dont la Commission des Affaires étrangères du Congrès, qui l’attendent pour témoigner.

Dans sa lettre, Daniel Foote a souligné un point crucial : ce sera aux acteurs haïtiens de trouver la solution aux problèmes du pays. Sans interférence arrogante des acteurs internationaux. Vérité de La Palisse !

Nous croyons effectivement que c’est un impératif que les acteurs s’assoient sur une table de négociation non pas pour partager le pouvoir comme on le fait traditionnellement comme on partage un gâteau, mais pour définir une nouvelle gestion de l’Etat. Il faut dire que tout rassemblement visant un rapprochement des tendances politiques est toujours souhaitable.

Il s’agit de repartir sur de nouvelles bases. Les observateurs de la situation haïtienne parlent des racines historiques et pluridimensionnelles de cette crise qui persiste depuis près de deux siècles. C’est un fait !

Le peuple haïtien paie aujourd’hui les lourdes conséquences d’une instabilité politique chronique doublée d’une mauvaise gestion de l’Etat. Encore une vérité évidente par elle-même !

Donc, la conclusion qu’on peut légitimement tirer de ce chaos est qu’aucun secteur ne peut prétendre, à lui seul, résoudre les problèmes de ce pays. La problématique sociopolitique haïtienne ne peut être résolue que par l’esprit de cohabitation, de dialogue, de négociation et de réconciliation.

Les revendications des masses populaires et des élites doivent être à l’ordre du jour : un sacrifice que les deux secteurs doivent accepter pour parvenir à cet équilibre de compromis, pour trouver un modus vivendi capable de réunir toutes les composantes sociales autour d’un idéal commun : les intérêts supérieurs de la nation qui ne sont, en fait, que la somme des intérêts de tous.

En un mot, cette grande vision stratégique d’impératif de consensus politique se fondera évidemment sur des axes opérationnels pivotant autour de plusieurs grands vecteurs comme : la lutte contre l’extrême pauvreté, la restauration de l’autorité de l’Etat, la promotion et la défense des droits humains, la lutte contre l’impunité, le combat contre la corruption administrative, une nouvelle façon de gérer les ressources de l’État et l’établissement d’un environnement sûr et stable favorable à l’investissement national et étranger.

Il devient impératif que des personnes crédibles, les clercs organiques du pays - pas cette classe politique traditionnelle, corrompue et politicienne, assoiffée de pouvoir en vue du contrôle des ressources du pays - commencent à se pencher sur la problématique de la polarisation afin de trouver des éléments de réponse. Il est impératif d’agir hic et nunc.

Le vrai danger serait de ne rien faire.

Évitons à notre peuple cette descente aux enfers…

* Diplomate