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Flashback et perspectives sur une des régions durement frappées par le séisme du 14 aout 2021

Haïti : Pour un vrai plan de développement de la Grande Anse

Par Myrtha Gilbert*

Soumis à AlterPresse le 17 aout 2021

Aujourd’hui, la situation générale du département est suffisamment préoccupante pour que tout programme de saupoudrage soit absolument contre indiqué. Les organisations qui se battent pour un changement véritable doivent forcer les autorités haïtiennes à se colleter aux véritables problèmes de la ville de Jérémie et du département de la Grande Anse dans son ensemble. Le sort de ces deux entités étant irrémédiablement lié.

1-Jérémie et la Grande Anse, hier

Jérémie comme toutes les grandes villes du pays ont connu leurs heures de gloire, leur époque d’épanouissement. Les beaux jours où les « affaires » étaient florissantes, correspondant à une dynamique productive débordante de l’arrière pays.

L’agriculture vivrière bien servie par un climat généreux et une riche couverture végétale prend une belle expansion après l’indépendance. Les habitations caféières des mornes alimenteront pendant plus d’un siècle et demi les caisses de l’État, enrichissant du même coup la bourgeoisie exportatrice de denrées, favorisant dans le même temps, les investissements urbains : routes, ponts, hôpitaux, écoles, aménagement portuaire, électricité etc.

Les zones de Grand Vincent, Moron, Beaumont, Pestel, Marfranc, Chambellan, Macaya, Dame-Marie, Anse-d’Hainault, Roseaux notamment, portaient Jérémie sur leurs épaules.

2- L’importance de la production agricole

La culture du cacao, une autre denrée d’exportation, prend son élan vers 1854, et connaît une belle expansion en 1890, enrichissant maints exportateurs. En 1931-1932, à l’exposition Internationale de Paris, le cacao haïtien de la Grande Anse, par le biais de la maison Brézault a reçu la médaille d’or. Jusqu’au début du vingtième siècle, la plus grande partie de la production cacaoyère était exportée à partir du port de Jérémie. Il en est de même des grandes maisons de commerce de la place pour leur café. Dans les années 50, le district agricole de Jérémie exportait plus de 5000 TM de café. A la fin des années 30, et durant les années quarante, (jusqu’en 1948) 20% des opérations d’exportation de la production bananière s’effectuait au port de Jérémie, soit la commercialisation de 1 million 850 000 régimes de bananes en 1947. Ce sont différentes époques de prospérité de la ville grâce à l’intensité des activités productives de son arrière pays.

Par ailleurs, les communes citées plus haut fournissaient abondamment et à bas prix : arbre véritable, arbre à pain, noix de coco, mangues, citrus, abricot, pois rouge ou noir, maïs, riz, cultivés et récoltés par les agriculteurs. En outre, les pêcheurs nous permettaient de manger du poisson frais, le lambi, les pisquettes à la saison et les éleveurs, les diverses variétés de viande et le lait.

Ce n’est donc pas en ville que l’on produisait le café, le cacao, la figue-banane. Personne ne cultivait ni récoltait les denrées d’exportations ni les vivres alimentaires, les fruits et céréales, à Rochasse, à Bordes, à Jubilé…ou sur la Grand-rue.

3-La déstructuration de l’économie paysanne

Cependant, les profits tirés du café, du cacao, de la figue-banane n’ont pas suffisamment servi à l’amélioration des cultures, à la multiplication des centres de recherches et des fermes pilotes, au relèvement de la condition paysanne. Ceux qui produisaient tout, ne recevaient presque rien. Bien au contraire, les prélèvements agricoles et autres, opérés sur les producteurs, se sont intensifiés au fil du temps, induisant une pauvreté de masse au milieu de cet extraordinaire potentiel.

En plus, de véritables fléaux, sous forme de politiques anti-paysannes, ont causé au fil du temps, de graves dégâts aux producteurs. Comme, le projet SHADA (1941-1951) et sa culture de caoutchouc qui a détruit dans la Grande Anse, des milliers de carreaux de terre plantés en vivres alimentaires et en denrées d’exportation, sans compter l’abattage de milliers d’arbres fruitiers ; les politiques partisanes qui ont ruiné sous le gouvernement du président Estimé, la commercialisation de la figue banane et du même coup, des milliers de petits agriculteurs, en 1948-1950 ; les taxes exorbitantes sur le café, durant les années 60-70 qui ont découragé les producteurs appauvris ; l’abattage des cochons créoles en 1981-1982, qui a asséné l’un des coups les plus terribles a l’économie paysanne, induisant un exode massif vers les grandes villes et ouvrant l’ère des boat people.

Puisque la prospérité de la ville était liée à une relative aisance de l’arrière pays, la décapitalisation de la paysannerie et son appauvrissement continu a donc entraîné comme l’avait prévu Anthony Lespès, [1] l’effondrement de la ville puis son abandon par vagues successives, en commençant par les plus aisés.

4- L’ouverture criminelle du marché haïtien de 1986 à nos jours

Nous avons voulu expliquer de manière concise ce rapport étroit ville-campagne tel qu’il s’est opéré dans la Grande Anse, pour faire comprendre à tous ceux qui sont intéressés au sort de la ville, qu’elle ne peut être prospère et chaque jour plus belle et durablement plus attrayante, qu’en symbiose avec son environnement qui n’est autre que le département dont elle est le chef-lieu : la Grande Anse.

A la difficile situation décrite précédemment, sont venues s’ajouter depuis 1986 les politiques économiques d’ouverture criminelle du marché haïtien sans contrepartie. La baisse scandaleuse des tarifs douaniers, la liquidation des entreprises stratégiques publiques ont conduit à la ruine de l’agriculture et des agriculteurs et au désastre national dont nous continuons à payer le prix fort aujourd’hui. La pauvreté de masse dont pâtissent les grandes majorités du département se répercutent en accélération de l’exode rural, en perte de vies humaines, mais aussi en déboisement des mornes historiquement protégés de la Grande Anse. Ce département est aujourd’hui un grand fournisseur de charbon de bois, à cause des politiques erronées des élites politiques et économiques qui ont grugé sans miséricorde ce monde rural.

Aujourd’hui, la situation générale du département est suffisamment préoccupante pour que tout programme de saupoudrage soit absolument contre indiqué

Les organisations qui se battent pour un changement véritable doivent forcer les autorités haïtiennes à se colleter aux véritables problèmes de la ville de Jérémie et du département de la Grande Anse dans son ensemble. Le sort de ces deux entités étant irrémédiablement lié.

5- Les éléments essentiels d’un plan régional de développement

La nécessité du jour commande la mise en application d’un plan de développement départemental qui doit contempler d’abord et avant tout une vraie relance de la production régionale. Il ne s’agit pas de slogan. Dans ce sens, l’État et le gouvernement haïtien doivent :

5.1 Adopter dans les meilleurs délais un train de politiques agricoles visant
• La valorisation de la production paysanne ;
• La sécurité foncière ;
• Un programme de construction de routes agricoles, quant on sait les pertes énormes encourues par les producteurs fautes de voies d’accès dans les diverses zones de la Grande Anse ;
• Des fermes pilotes et des stations de recherches relatives aux produits les plus cultivés dans le département ;
• Des institutions de crédit agricole avec leurs guichets dans tous les centres de production ;
• Une reconsidération conséquente à la hausse des tarifs douaniers pour les produits agricoles qui subissent une concurrence déloyale ruineuse pour le paysan, comme cela se fait ailleurs. Dépendamment du produit, le tarif pourrait varier entre 50 et 150%.
• L’encadrement effectif des agriculteurs par la multiplication des BAC et des agents agricoles formés.
• Un programme visant l’amélioration du transport des produits et leur conservation. Il est pénible de constater que 65% de la récolte des fruits d’arbre véritable se perdent, faute de moyens de conservation et de transformation, appauvrissant chaque fois plus le paysan producteur.
• Un support effectif sous forme de subvention quand il le faut, et d’achat d’une partie de la production paysanne (céréales, vivres et fruits) au profit des cantines scolaires, des hôpitaux, des centres de santé etc.
• Un programme visant à encourager l’installation et la mise en réseau de petites entreprises de transformation des produits les plus cultivés dans le département. Il est d’absolue nécessité que les programmes envisagés lient production et transformation tant pour les produits agricoles que pour l’élevage et la pêche.
-  Augmentation de la production de la cassave et amélioration du processus de fabrication ;
-  Emphase dans la production de farine de l’arbre véritable et autres produits dérivés de ce fruit ;
-  Valorisation du lait de vache haïtien par la multiplication des laiteries et reconsidération d’un tarif douanier conséquent comme dans les autres pays de la Caraïbe pour protéger le marché haïtien ;
-  Mise sur pied d’ateliers de traitement de peaux et de cordonneries ;
-  Modernisation du processus productif des guildives et diversification de la production etc.

5.3 L’École Nationale des Arts et Métiers, fondée en 1936, devrait être ré ouverte pour la fabrication et la réparation d’outils agricoles divers, en appui aux besoins notamment des paysans et des artisans. L’ouverture d’autres écoles professionnelles pour les métiers de la pêche, les agents agricoles, les agents vétérinaires est tout aussi indispensable.

5.4 Un programme visant la construction d’au moins une école publique dans chaque section communale si elles sont petites et 2 si la superficie ainsi le requiert, devrait aussi être considéré.

5.5 Cette relance de la production devrait être aussi celle de l’élevage et de la pêche. La pêche, une activité au potentiel extraordinaire doit recevoir toute l’attention du gouvernement : Les Irois, Dame-Marie, Anse d’Hainault, Corail, Pestel devraient compter sur un projet à long terme de développement de ce secteur incluant : les bateaux de pêche, le crédit à la production, des écoles de formation aux métiers de la mer, les infrastructures de conservation des fruits de mer etc.

6 Il n’y a pas de développement productif sans services de santé. L’hôpital de Jérémie doit être équipé pour passer au niveau d’hôpital Universitaire. Il faut y ajouter un réseau de petits hôpitaux dans chaque commune, de centres de santé et d’Unités cantonales sur chaque habitation à l’échelle régionale. De même, il faut prévoir à terme l’intégration de la médecine naturelle pour un système de santé haïtien vraiment performant.

7 La question de l’électrification doit concerner d’abord et avant tout le secteur productif. Les grandes zones de production doivent être servies de manière prioritaire. Ce sont les richesses créées dans le secteur productif qui peut et doit garantir la distribution et la durabilité de ce service pour les ménages.

Première version 18 mars 2014

Version actualisée : 24 septembre 2016

*Chercheuse

Article écrit à partir d’informations fournies par des paysans de Dame-Marie, des sections communales de Jérémie, de jeunes agronomes du Départerment de la Grande Anse, et le KATREK (collectif pour le renforcement des capacités).

Photo : Capture d’écran / Réseaux sociaux


[1Anthony Lespès est né aux Cayes le 7 février 1907.Agronome, romancier et journaliste, il participa à la création du Parti Socialiste Populaire avec Etienne Charlier et Max Hudicourt notamment dans les années 40.Militant révolutionnaire infatigable, co-fondateur du journal la Nation, il se réfugia à la Jamaïque en 1960 sous la dictature de François Duvalier. Il revint plus tard au pays. Arrêté en 1975, il meurt en 1978 des suites de son incarcération au Fort-Dimanche.