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Haïti-Conjoncture : Quel temps vivons-nous ?

Par Ralph Jean-Baptiste*

Soumis à AlterPresse le 16 août 2021

Introduction

Alors que depuis toujours, des gens provenant de toutes les sociabilités envisageables, personnes parlant sur les réseaux sociaux, des citoyens ne disposant d’aucun titre particulier, observateurs et gens de pensée avisés, et en particulier des chercheurs haïtiens et étrangers, [1] s’entêtent à dire le mal qui nous habite, sa permanence et comment il prend la dimension d’une enveloppe qui enserre notre “être-dans-le-monde”, jamais nous ne serions visiblement depuis 217 ans d’existence en tant que nation qui s’est libérée du joug de l’institution esclavagiste européenne,(blanche) autant préoccupés qu’aujourd’hui par sa troublante présence, s’il en est.

Dans ces circonstances, les interrogations, à coup sûr ne se font pas prier : y a-t-il un mal haïtien qui nous rentre dedans décidément ? Haïti est-elle effectivement un singulier petit pays ? Pourquoi les choses ne changent-elles pas pour nous à l’heure qu’il est ? Sommes-nous résolument incapables de nous diriger ? Pour faire classique un tant soit peu, en sommes-nous encore au point critique du constat du dépérissement de la notabilité sociale traditionnelle et de l’impossible avènement de nos temps modernes [2] ? En dernière instance, faut-il en conclure, pour reprendre Jacky Dahomay, que ce pays ne pourrait produire que du despotisme ? [3]

En termes clairs, le constat est sans appel : le pays va mal, très mal, et tous les indicateurs qui opèrent dans ce genre de situation en font la démonstration, à leur corps défendant.

En même temps que se dessine à l’horizon ce sombre tableau du pays, qu’il se présente donc sous les traits d’une “discorde aux cent voix”, à la façon d’un leitmotiv, ne cesse de tourner dans les têtes et de prendre forme dans les conversations, discours, conférences, et les propros rapportés, l’idée que certaines personnes, voire certaines classes, y sont sont vues comme des apatrides, comme des gens à qui la situation qu’on tente de décrire ici serait profitable après tout.

On s’aventure même à parler de ce qu’ils ont toujours été là, sorte de “cacoïstes bourgeois contre Salnave”, des Anti-nationaux locaux et étrangers, ont toujours eu, malgré les nuances de comportements que pouvaient inspirer les conjonctures, l’heureux privilège de reconfigurer l’ordre, quitte à faire la part belle par moments à des affidés qui conscients ou non font leur jeu et s’empêchent de retourner la veste.

Peut-on faire œuvre d’intelligibilité à propos de ce que nous vivons aujourd’hui ?

En règle générale, on semble volontiers s’accorder pour dire, souvent me semble-t-il avec un air de dépit, qu’Haïti est un singulier petit pays, n’est pas simple ;le pays est complexe, il n’est pas fait pour les amateurs [4]. Plus on vit, plus les choses empirent, et plus les interrogations s’amplifient. Plus ça change donc, plus c’est la même chose dit-on.

Il n’y a qu’à considérer dans cet ordre d’idées, qu’à l’origine des mobilisations citoyennes de ces dernières années, des rencontres entre divers secteurs de la société, voire dans les conversations entre pairs, un souci majeur, difficilement (esquivable) n’en finit de hanter les esprits : que sommes-nous en train de vivre ?

Dans cette même veine, le principal Café Philo de Port-au-Prince [5] a pour sa part et ce, dès la reprise de ses activités , organisé des éditions de débat au sujet de la contemporanéité du temps présent.

Il y a donc qu’aux yeux de plus d’uns, le réel haïtien est résolument actif ; la part du tragique s’accélère chez nous chaque jour à une vitesse tous azimuts jamais perceptible.

A peine cherchions-nous à nous questionner sur ce que nous voyons, à nous ouvrir grand les yeux pour entrevoir sous nos portes cette chorale de sang, à peine commencions-nous à compter et pleurer nos morts, à faire le deuil de nos disparus de Bel-Air, Delmas 32, Cité-Soleil, souvent seuls, à l’ombre du bruit et de la fureur des réseaux sociaux, qu’une nouvelle des plus inattendues frappe à nos portes : la mort, l’assassinat, pour nous mettre au pas du vocabulaire de l’heure, du président en fonction, Jovenel Moïse.

Pire que cela, les rebondissements que provoquent cet assassinat depuis maintenant plus d’un mois et le contexte dans lequel se sont tenues les funérailles de ce dernier nous donnent l’impression d’assister à un jeu de ping pong inlassable, tant la création, le partage des informations et leurs falsifications trouvent à point nommé un terrain fertile pour alimenter davantage les fantasmes, s’il en est encore besoin, sur l’insaisissabilité du temps présent au demeurant très agissant de sorte qu’au final, les bras nous en tombent !

Une chose n’est plus sûre en tout état de cause s’agissant de mettre le doigt sur ce que nous vivons : nous sommes comme désemparés devant la permanence de nos malheurs.

La question soulevée pourtant ici est de toute importance ; elle ne ferait somme toute qu’élargir le registre cynique des provocations qui peuplent notre quotidien si elle n’ouvrait la voie, ne renvoyait donc pas à la construction encore timide pourrait-on dire d’une nouvelle grille de phénoménologisation de notre vécu in situ [6].

Nous prenons ici le parti de montrer que quand bien même une tradition marquée à l’encre forte du champ des sciences sociales haïtiennes nous renvoie souvent, pour comprendre ce que nous vivons, à la plupart de ses récitatifs construits autour de la question de la mise en place et du maintien du système sous l’égide d’une rationalité flibustière de nos élites, il est tentant d’observer que sous nos yeux se donne à voir une société en constante mutation et accélération ,que s’y mettent donc en place des logiques on va dire inédites de rationalité instrumentale, entrainant avec elles, leur nouveau cortège d’objets, de corps et d’identités qui travaillent à dire Haïti à leurs manières.

Pour nuancer, on dira que quand bien même ce que l’on prend pour les contradictions sociales bi-séculaires constitue mutatis mutandis le fond de scène de la question sociale haïtienne [7],le pays offre désormais le spectacle de la publicisation de nouveaux acteurs, formes, liens, et codes sociaux qui gagnent à être compris en tant qu’ils ne sont pas uniquement saisissables en référence à une épistémologie platement dualiste qui s’articule autour de l’idée de l’ancien et du nouveau.

A mes yeux, le texte de Ronald Saint-Jean, intitulé 6/7 février : coup d’état préventif [8], est décisif en ce qu’il offre à peu de choses près, les matériaux nécessaires pour esquisser ne serait-ce que des éléments de réponse suffisamment pertinents on va dire sur la question que nous posons.

D’entrée de jeu, le texte expose le lecteur conditionnellement à un état des lieux glaçant. Interrogeant pour son propre compte la teneur des événements qui ont eu lieu autour du 6/7 février 86, l’auteur nous montre que nous étions en présence de faits et d’actions qui corroborent la thèse de la mise en marche d’une révolution ouvertement populaire : << Si l’on définit une révolution comme un processus selon lequel, les masses recherchent, par leur mobilisation ouverte, à renverser de fond en comble les structures sociales, économiques et politiques d’un pays alors qu’éclate ouvertement une crise profonde au sommet de l’appareil de l’État, que se révèle « l’incapacité des groupes dominants à continuer à gouverner comme avant », alors on peut dire : à Haïti il y a eu, 28 ans déjà, une révolution>>.

La chose semblait suivre son cours normal jusqu’à ce que pourtant se produise un retournement de la situation initiale, au grand bonheur des forces traditionnelles en présence, faisant subir à ladite révolution les contrepoids de sa mise en marche : << Autant, si l’on définit un coup d’État comme le remplacement d’un pouvoir légitime, issu du peuple, par un pouvoir qui ne l’est pas, alors on peut dire : à Haïti, il y a eu, 28 ans déjà, un coup d’État>>.

Plantant ainsi le décor pour une analyse sans concession de la geste de février 86 et de ses avatars, Ronald Saint-Jean nous projette ce faisant dans un arrêt sur image on ne peut plus captivant au sujet du temps que nous vivons.

Au travers d’une analyse qui s’échelonnent sur quatre thématiques essentielles, le contenu du propos de l’auteur est que : « si le soulèvement général du peuple haïtien en 86 a ébranlé le système oppresseur que les États-Unis, aidés en cela par La France, avait mis en place au lendemain de leur intervention militaire en 1915, ils ont pu arriver à pervertir le processus démocratique mis en place, en faisant toutes sortes de concessions nécessaires en vue de faire perdurer le statuquo ».

Cette description s’avère en effet juste dans la mesure où devant le danger d’une prise en main directe du pouvoir par le peuple, Jean-Claude Duvalier a cru bon d’agir avec doigté. Comme tout le monde le sait, avant son départ, il a activé la logique des deux corps du roi [9], en mettant en place le CNG, qui n’est somme toute qu’un replâtrage du pouvoir duvaliérien. Mise ainsi sous tutelle [10], la démocratie naissante telle que conçue, ne pourra depuis qu’évoluer dans son ombre, en faisant le lit de toutes les aspirations politiques faussement pro-masses et de tous les revers que le pays ne cessera de connaître depuis plus de trente ans.

Depuis, la trame narrative est connue : le reste du travail d’écartement, d’évitement, voire d’écartèlement du peuple, les forces traditionnelles d’opposition s’en chargeront, c’est-à-dire l’armée, la bourgeoisie, le Blan, comme on dit toujours chez nous, classes pourrait-on dire par excellence du pouvoir d’État.

Au bout du compte, si la dynamique d’écartèlement du populaire s’essouffle, s’use un certain temps à force de mater ça et là les révoltes populaires, facilitant dans l’intervalle et grâce à l’animation constante du bitume par les foyers de résistance et les forces populaires organisées le coup du 16 décembre, elle ne tardera pas à revenir à la charge en reprenant en main le contrôle de la situation, du fait des faiblesses et des maladresses du coup qui leur a été porté, indiquant désormais par la même occasion la direction vers laquelle nous devons tourner, ce malgré et avec le 15 octobre.

Nous prenons ici donc pour acquis que pour toutes sortes de raisons, pour le meilleur et/ou pour le pire, comme nous l’avons fait ressortir dans un précédent papier paru dans la revue 360 degrés, [11] 86 constitue un cadre référentiel. Il représente la phase ultime des dernières tentatives, quoi qu’on en disent certains critiques [12], de l’irruption du populaire, donc de la prise en charge directe de la gestion publique des choses par la figuration populaire.

Dans son expression, il symbolise “la quête du politique” qui promeut la répartition des richesses et le démantèlement des structures préposées à la captation par l’Etat haïtien et essayait tant bien que mal de chercher à faire advenir une éthique de la dignité dans l’exercice des responsabilités à assumer au niveau de la sphère publique étatique, bref l’érection d’un agenda national collectif pour le bonheur de chacun et de tous.

86 parle dans la mesure où quitte à supposer qu’elle ne ferait pas véritablement date, elle ne s’institue pas moins comme un moment particulièrement critique de notre vie de peuple qui cristallise au prix fort les contradictions qui n’ont depuis de cesse de travailler même sourdement le tissu social haitien.

C’est un fait : 86 est un concept qui, quand il a commencé à descendre dans les rues trainait déjà derrière lui son lot de maladresses. Pour une assez large part, la politique à gauche, l’expérience de l’exil oblige, crée des spécialistes politiques, désormais désincarnés idéologiquement, et qui se querellent de façon inutile et incertaine pour la prise du pouvoir. Cette situation de déséquilibre fait le jeu des démocrates à la Carter, réactionnaires ou pas. Le discours qui monte désormais s’articule malheureusement autour de la nécessité d’œuvrer pour que la dictature ne revienne pas. Dans ce contexte, être progressiste veut tout simplement dire être contre la dictature, pas plus, pas moins.

D’un autre côté, malgré certaines avancées en pointillé, on dénote l’absence d’une véritable organisation populaire nationale qui rassemble et présente les principales revendications des masses populaires. De plus, ces organisations populaires de base, véritables leviers de lutte ouverte ou clandestine contre l’ordre dictatorial établi sombrent dans la déchéance [13].

A force d’être mobilisées par des appels partisans, dont le but est moins de faire monter la Base [14] que d’assurer le maintien au pouvoir de leaders providentiels, elles finissent par se tuer à petit feu, et c’est dans ce contexte de vacuité organisationnelle que les plus intrigants vont s’octroyer désormais une autre identité, ils deviennent les militants de la terreur.

Telle une suite logique donc, la question : “ou en est la révolution politique haïtienne de 86 ?” soulevée antérieurement dans “Repenser Haïti. Gloire et misères d’un mouvement démocratique” [15], se pose immanquablement pour l’auteur, et il y répond de cette manière 28 ans après : « En effet, contre les accusations de tous bords, il est nécessaire de préciser une chose, la révolution haïtienne vit toujours. Bien que toujours vivante, elle a subi des coups importants (précision à faire sur l’aspect international) ».

Par ailleurs, à bien des égards, le texte de Ronald Saint-Jean peut être légitimement mis en perspective avec celui de Roger Dorsinvil :”1946 : ou le délire opportuniste” [16]. Même si l’emphase n’est pas toujours incisive, la force qui porte la voix ne s’en trouve pas diminuée. A partir d’une analyse concrète des conditions matérielles et idéologiques qui ont mis sur le devant de la scène les cinq glorieuses, s’arc-boutant sur l’organisation du système plantationnaire domingois, divisé entre la ville et la campagne, Dorsinvil en arrive dès l’entame au constat suivant, à savoir que :<< (…)1946 a manifesté, sur la trame d’un propos revendicatif valable, l’opportunisme d’homme et de groupes définis en vrac « profiteurs urbains ».

En d’autres termes, 46 par son opportunisme a tout mis en œuvre pour étouffer la poussée de la Base, issue de la campagne, et active au moins depuis les agitations observables en Métropole en situation de révolution, alors que celle-ci n’a cessé de constituer ante et/ou post-indépendance la seule force radicale porteuse d’idéaux de changements valables pour notre société.

Au grand dam de Ronald Saint-Jean, nous sommes forcés d’admettre que 86 semble se mettre en retrait, déserte l’horizon du changement des conditions de vie des masses populaires rurales et urbaines, et qu’entretemps, et à cause de cette défaillante promesse, Haïti change. Entre 86 et aujourd’hui, de nouvelles réalités viennent complexifier la tâche de comprendre pourquoi les choses ne changent toujours pas pour le peuple : la démographie, le lotissement du territoire, l’ingérence des étrangers, le fait qu’Haïti est mieux étudiée comme cas d’espèce dans les cabinets étrangers, l’émergence des individualités monstrueuses, autant que des groupuscules délirants dans leurs velléités de changer les choses, un objet de compassion pour le monde, à commencer par nos voisins immédiats qui, en plus de s’occuper de nos ventres, nous font cadeau d’un nouveau centre universitaire , notre basculement incessant dans notre notre “haïtianisation” comme l’explique Juan Bosch dans la préface du livre de Gérard Pierre-Charles, “Radiographie d’une dictature [17] ”, sans parler bien évidemment de l’accélération sans fin de nos mouvements dans l’espace interaméricain, et de ce qu’il en ressort [18].

Entretemps, de l’autre côté de l’horizon, les forces traditionnelles se recomposent, avec ou sans Mister Clean. C’est que depuis un certain temps, ayant appris de leurs erreurs, de leurs faiblesses de style depuis le fameux coup raté de Lafontant, et profitant des vicissitudes de 86, qui devient au final une affaire personnelle de leaders politiques ,elles trouvent la formule adéquate pour réémerger avec d’autres visages.

La société politique

Dans “Nation et nationalisme en Haïti” [19], Laënnec Hurbon fustige le comportement de ce qu’il appelle la classe politique à la chute du coup d’état du 30 septembre qui a renversé le président Aristide. Il nous dit que : « que presque tous les leaders formant cette classe politique prennent le soin d’ajouter le label “national” ou “nationaliste” à leur parti et à chaque position exprimée au gré de la conjoncture. On dirait que sur la question du nationalisme, l’unanimité était chose entendue, comme pour se dédouaner à l’avance de tout soupçon sur leur véritable dessein politique. Or rien ne parait plus flou que ce nationalisme toujours déjà brandi ».

Ce comportement décrit ici est caractéristique des agissements de regroupements organisés qu’on désigne couramment en Haïti sous le nom de société civile. Dans notre pays, peu importe effectivement qui la fonde et la compose, elle est par essence nationale, et son objectif n’est plus ni moins que de recréer les liens en prétendant les fonder dans le peuple, pour qu’à chaque fois ce dernier prenne enfin son envol. La société civile haïtienne prend l’allure d’une « société ouverte contre ses ennemis », et ne commence à exister, non pas comme groupe de pression, que lorsque se produit le nécessaire incident de Sarajevo.

Si ces acteurs, qui trouvent leurs ancêtres dans la filiation des rédacteurs du Manifeste de Praslin, se révèlent toujours incapables de faire partir les dirigeants corrompus, ils excellent par contre dans l’art de créer la société des représentés, soit celle du peuple. Ils en arrivent plus ou moins toujours, et sous couvert de nouveaux visages, à tout reprendre, disent-ils, à partir du début, en proposant un ordre politique forcément transitionnel.

Sous une forme ou une autre, les déploiements des acteurs de cette société civile de la misère [20], qu’ils soient pour ou contre le pouvoir, sont les mêmes. A la fin de la journée, tout observateur avisé sait que Marriott n’aura été qu’une opportunité pour certaines personnes pour tester, voire s’assurer de leur légitimité de représentants attitrés de tel ou tel secteur.

En un mot, ces acteurs se retrouvent à faire le jeu des classes dominantes, par le saupoudrage, en donnant notamment l’impression que la politique populaire va enfin triompher. Ce genre d’initiatives, à force de se répéter, devient un indicateur visible de la façon dont le peuple est exclu des projets et aspirations des élites alors qu’elles disent faire la politique en son nom. Tout le monde sait que dans ces situations, le délire opportuniste, sous couvert de nationalisme, finit toujours par l’emporter sur les vraies revendications tout en ayant de beaux jours devant lui.

Comme on le sait, le peuple haïtien est devenu méfiant face à la société de la représentativité. Alors que celle-ci dit faire la politique en son nom, que des petits-bourgeois lui prêtent des intentions, que des politiciens disent vouloir changer sa vie, notamment en lui promettant de lui donner à manger et tout ce qui vient avec, il sait par avance qu’il perd, qu’il n’a pas sa place autour de la table, que les accords politiques que les bien pensants signent pour lui, se font dans les hôtels et restaurants de luxe qui se situent dans les hauteurs et non dans les quartiers populaires paumés et les recoins des sections communales puants où il élit domicile.

Le peuple haïtien est introuvable pour la société politique haïtienne, forme actualisée dans le contexte haïtien de la curialisation de nos liens au sens de Norbert Elias [21]. On regrette certaines fois qu’il ne soit pas descendu dans les rues plus souvent pour revendiquer ; on l’accuse d’être passif et de ne pas agir suffisamment pour faire partir des représentants corrompus, en somme on l’accuse de tous les maux. Il y a longtemps qu’on lui a fait comprendre que la représentativité au moyen du suffrage universel direct était son affaire. Dans ce jeu qui force à couper, on en connait les dessous de l’histoire, il a joué et perdu.

Les subalternes peuvent-ils parler ? [22]

La question est éminemment politique : comment le peuple peut-il finalement prendre le pouvoir et l’exercer pour ses propres intérêts ? Comment la Base peut-elle enfin monter ? L’actualité de cette question, à condition qu’on l’étudie très sérieusement pour elle-même, ne fait aucun doute. A l’heure qu’il est, les nantis d’Haïti offrent l’image de groupes emportés par un profond désarroi et une débandade à toute allure. Tous les instruments dont ils disposent sont à l’heure qu’il est épuisés, quand bien même nous ne sommes en présence d’aucune situation révolutionnaire.

D’un côté comme de l’autre, la reconfiguration de l’ordre leur échappe, il est mis à nu en raison du fait que le Président Jovenel Moïse ne s’est pas contenté d’être l’idiot utile de toute la chose. Pour le présent moment ,aucune institution, encore moins aucune structure de la société civile ne peut faire le jeu de l’État privé haïtien Tout est dans ce contexte bloqué étant donné l’impossibilité dans laquelle se retrouve ce dernier de renouveler son traditionnel récit.

Tout le monde le sait maintenant, la Base est broyée, déchiquetée, depuis l’échec du projet de 86. A coup de programmes d’apaisements sociaux, d’incessants coups de matraques de l’ordre policier, de son refoulement dans la nouvelle géographie urbaine et périurbaine du banditisme, de sa transformation accélérée en main d’œuvre transnationale pour les économies montantes en Amérique du Sud et Centrale, par sa partition au sens de Franklin Midi [23], et que sais-je encore, on a fini par la désubstiantialiser autant que faire se peut.

Tout observateur avisé des choses haïtiennes sait par principe qu’aucune passion populaire ne fera changer la perspective de vue des bénéficiaires de l’Etat associé haïtien, pour reprendre les termes de Carlo A. Célius [24], au bénéfice du peuple haïtien, que donc les forces traditionnelles d’opposition ne voudront pas qu’il passe, que les dispositifs relatifs à cette vision des choses ne sont pas à portée de sa vue.

Pire, il sait par avance que celle-ci réduite à ce stade à l’ombre de sa personne, n’a même pas en main une des cartes que Jovenel Moïse avait après tout en main, au-delà de son dessalinisme de pacotille : faire rentrer le peuple dans les avenues du pouvoir en se servant de la caricature que les élites dominantes ont vu en lui.

On peut retourner la question dans tous les sens, soit. Une chose pourtant n’est pas moins évidente : la Base est par défaut la réalité bruyante du temps que nous vivons !

A défaut de pouvoir rassembler ce qui reste d’elle de miettes, pour tenter ne serait-ce qu’un déviation démocratique [25], étant évidemment entendu que la démocratie n’est pas le terme d’un voyage, mais une manière de voyager, se prendre en charge définitivement aujourd’hui, qui sait s’il ne risque fort de disparaître [26].

* Philosophe


[1Nous retiendrons les titres suivants : 1)Léon Audain, Le mal d’Haïti, ses causes et son traitement : étude sociale,J. Verrollot, 164 pp ;2) Les causes de nos malheurs, Edmond Paul, Les causes de nos malheurs. Appel au peuple, Editions Fardin, 2015(réédition)152 pp, Collection du Bicentenaire ;3) Rose-Nesmy Saint-Louis, « Le vertige haïtien, Editions L’Harmattan, 2011, 334 pp.

[2Lesly François Manigat, La crise haïtienne contemporaine, p 10, Collection du CHUDAC, Imprimerie Media-texte, 2009.

[3Jacky Dahomay,”La tentation tyrannique haïtienne”, Vol 5, No 1, Revue Chemins critiques.

[4Sur cette idée assez répandue chez les chercheurs, nous retiendrons référence :
1) Ricardo Seintenfus, L’échec de l’aide internationale en Haïti, « Haïti n’est pas pour les amateurs ».

[5Intervention du philosophe Edelyn Dorismond pour la reprise des activités de débat à Café Philo, autour du thème “En quel temps vivons-nous ?”, mardi 1 er juin 2021.

[6Référence à une communication que j’ai présentée avec Jenny Williamson Casimir à Café Philo, autour du thème “Les nouvelles intelligibilités du vécu contemporain en Haïti”.

[7Nous pensons par exemple à un trvail critique de Jean-Price Mars sur la question : “Le préjugé de couleur est-il la question sociale haïtienne ?”.
Michel Hector, Mouvements populaires et sortie de crise(XIX è-XXè siècles).

[8Texte paru dans le collectif dirigé par Lucie Carmel Paul Austin, “7 Février 1986, Enjeux, problèmes et enseignements”, C 3 Éditions, 2014.

[9Ernst Kantorowicz, “Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age”, Gallimard, 1957.

[10Pierre-Raymond Dumas, “La démocratie sous tutelle : chronique d’une élection présidentielle contestée(2010-2011)”, Collection Monographies de la transition No 9, 2015.

[11Voir le dernier numéro de cette revue, Ralph Jean-Baptiste, “Etre-pratique en Haiti : variations philosophiques autour d’une nouvelle éthique de soi”.

[12Voir le texte de Fritz Dorvilier, “Le mouvement social haïtien post-86 : logiques et limites sociopolitiques”, cf : 7 février 1986,Enjeux, problèmes et enseignements, (sld) Lucie Carmel Paul Austin.

[13Le travail de Luc Smarth est vivement recommandé ici même si l’idée développée à ce sujet n’est pas la nôtre.

[14Admirable trouvaille conceptuelle de Roger Dorsinville “1946 : ou le délire opportuniste” dans Pouvoir noir. L’explosion de 46, sous la direction de Frantz Voltaire.

[15Emile Ollivier, Claude Moïse, “Repenser Haïti. Gloire et misères du mouvement démocratique haïtien”.

[16Idem, p…

[17Gérard Pierre-Charles, « Radiographie d’une dictature. Haïti et Duvalier », Editions Nouvelle optique, 1973, 205 pp.

[18Voir à ce sujet le texte de Romanovski Zéphirin, “L’émigration-rémigration des haïtiens dans l’espace interaméricain comme fin du modèle societal du “pays en dehors”.repenser le développement”.

[19Laennec Hurbon, Nation et nationalisme en Haïti, Vol 3, No 12, Décembre 1993, Revue Chemins critiques, p 12

[20Andrén Corten, « Société civile de la misère », Vol 4 , No 1, Septembre 1998,pp7-30, réedité en accès libre, format numérique dans « Les classiques des sciences sociales ».

[21Sur ce sujet, voir deux textes de l’auteur, “La civilisation des mœurs”, et “La dynamique de l’occident”.

[22Utilisée dans son sens métaphorique ici, cette interrogation est le titre d’un livre de Gayatri Spivak.

[23Franklin Midy, « Transition démocratique en Haïti !-mais démocratie dans quel état ? », Revue Chemins critiques, Vol 6, No 1, 2017, pp 17-42.

[24Carlo A. Célius, “Le contrat social haïtien”, Pouvoirs dans la caraïbe, 10, 1998,27-70

[25Jacques Rancière, “La déviation démocratique :”, Colloque “Les transitions démocratiques”, (sld) Laënnec Hurbon, Syros, 1996, pp 379-384

[26Myrtha Gilbert, « Se pendre en charge ou disparaître », 2004, Imprimeur II