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Haïti : Échos de l’assassinat de Jovenel Moïse en Colombie

Risques d’une investigation biaisée, à cause des pistes préalablement définies et des préjugés et intérêts prédéterminés ?

Par Wooldy Edson Louidor

Bogotá (Colombie), 18 juill. 2021 [AlterPresse] --- La nouvelle de l’implication de 26 présumés mercenaires colombiens dans l’assassinat, dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, en sa résidence privée, à Pèlerin 5 (Pétionville, municipalité à l’est de la capitale, Port-au-Prince) du président de facto haïtien Jovenel Moïse, a fait l’effet d’une trainée de poudre en Colombie. Depuis, Haïti n’a pas cessé d’être sous le feu des projecteurs dans ce pays sud-américain, selon les informations recueillies par l’agence en ligne AlterPresse.

Il ne se passe pas une journée en Colombie, où la nouveauté d’une piste ou angle de recherche, la formulation de questions inédites et le pullulement de déclarations, d’hypothèses et de témoignages, parsemés çà et là, ne viennent encore contribuer à rendre beaucoup plus complexe la trame de cette affaire qui, dans la foulée, met à mal le rapport entre les deux États, Haïti et la Colombie.

Le président et la vice-présidente colombiens, Iván Duque Márquez et Marta Lucía Ramírez respectivement, ainsi que des sénateurs influents et de hauts cadres de la police, de l’armée et de la politique de ce pays se prononcent, de temps à autre, sur cette implication présumée de leurs concitoyens.

Positions divergentes dans les médias traditionnels et réseaux sociaux en Colombie

D’autre part, des radios, journaux et télévisions colombiens ne cessent point de faire, de cette affaire, la une de leurs nouvelles et continuent à chercher de l’information partout, en vue de maintenir leur audience en haleine et d’occuper une place de premier rang dans l’échiquier journalistique continental.

Ces médias colombiens ont, parfois, la primeur de nouveaux rebondissements dans cette affaire complexe. Ce qui fait que leurs nouvelles soient de plus en plus relayées, parfois sans vérification, par d’autres médias dominicains, haïtiens et latino-américains.

Pourtant, sur les médias sociaux, tels que Facebook et Twitter, les avis des citoyennes et citoyens colombiens sont partagés, à l’instar de leurs positions autour de la légitimité de l’actuel gouvernement du pays et du successeur dauphin de l’ex président Álvaro Uribe Vélez, ainsi que sur des manifestations contre ce régime politique « uribista » et sur des accords de paix, signés le 18 octobre 2012 entre le gouvernement de l’ex chef d’état Juan Manuel Santos et la guérilla « les Forces armées révolutionnaires colombiennes-Armée populaire » (Farc-ep, en Espagnol).

L’affaire des présumés mercenaires colombiens n’est donc qu’un énième point de conflit et de tension entre les citoyennes et citoyens de ce pays sud-américain, et au niveau de la classe politique toute entière.

Par exemple, d’aucuns profitent de cette affaire pour dénoncer le comportement considéré « assassin » de certains militaires colombiens (aussi bien ceux qui sont en fonction que ceux à la retraite) et l’internationalisation ou, mieux encore, la « mercenarisation » de leur « expertise » criminelle, acquise et développée pendant plus d’un demi-siècle de conflit armé contre les guérillas.

Cette « expertise » serait en train d’être perfectionnée au cours de ces derniers mois, plus précisément, fin avril 2021, depuis l’annonce du projet gouvernemental de réforme fiscale (projet qui a tellement été décrié que le gouvernement colombien a dû le retirer), contre des jeunes protestataires et des leaders sociaux ayant gagné les rues, notamment dans la ville de Cali.

D’autres n’y voient qu’un complot macabre, ourdi contre Jovenel Moïse de la part des politiciens haïtiens eux-mêmes, qui utiliseraient les services de ces ex-militaires pour exécuter le magnicide et, ensuite, pour se tirer d’affaire habilement, en responsabilisant les Colombiens de cet assassinat. Bref, un crime politique !

D’autres, encore, estiment que l’armée colombienne serait corrompue et que de haut-gradés participeraient à des affaires louches, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, et, pour cela, feraient appel à des subalternes mal payés, voire des militaires retraités (comme ç’aurait été le cas en Haïti), à titre de mercenaires. Bref, un crime planifié par des auteurs intellectuels colombiens (hauts gradés militaires et autres personnages politiques de ce pays), de mèche avec des politiciens haïtiens avides de pouvoir !

Au-delà de ces positions divergentes, un fait est certain : la Colombie n’est pas restée indifférente à cette nouvelle

Depuis le Palais présidentiel de Nariño, jusque dans les rues de Bogotá, dans les transports publics, dans les foyers et sur les réseaux sociaux, les Colombiennes et Colombiens prêtent beaucoup d’attention au déroulement de cette affaire, émettent leurs opinions hétérogènes et contradictoires, non sans passion, et exigent que leurs concitoyens appréhendés en Haïti soient jugés avec impartialité et célérité.

Cependant, comme cela s’est passé suite à la nouvelle du séisme du 12 janvier 2010, ce magnicide a donné l’occasion, surtout aux principaux médias colombiens, de véhiculer et reproduire des stéréotypes souvent dédaigneux au sujet d’Haïti. Ce qui donne, à plus d’uns, l’impression que le « pays le plus pauvre de l’Amérique » est beaucoup plus blâmable et réprimandable que les assassins eux-mêmes, et que la « sauvagerie » du peuple haïtien à l’égard des présumés mercenaires est plus condamnable que le fait même du magnicide.

En outre, les débats autour de ce magnicide s’y sont polarisés : dans le cercle du pouvoir colombien et des principaux médias de ce pays, on a l’impression qu’on chercherait surtout à « blanchir » ces Colombiens (ou quelques-uns d’entre eux) ou du moins à édulcorer leur implication, en les présentant (sans suffisamment de preuves à l’appui) comme étant d’ex-militaires honnêtes, professionnels et qui seraient victimes d’un complot.

Au contraire, sur les réseaux sociaux et dans l’opposition politique colombienne, dont le candidat malheureux de gauche aux élections présidentielles antérieures, Gustavo Petro, on dénonce une façon de procéder de l’armée, qui serait criminelle, concoctée par de haut-gradés et institutionnalisée avec impunité.

Des médias colombiens se sont évertués à mener une investigation sur cette affaire, en interviewant leurs concitoyens impliqués et leurs parents, des experts étasuniens (une firme américaine spécialisée dans la sécurité leur aurait offert le « contrat » aux Colombiens) et originaires d’autres pays impliqués, dont la République Dominicaine (par où les présumés mercenaires sont rentrés en Haïti), le Panama, voire l’Équateur et le Venezuela. Cependant, leurs hypothèses et conclusions partielles laisseraient beaucoup à désirer, de l’avis de certains lecteurs et analystes.

Ces médias colombiens, dont SEMANA, RCN, BLUE RADIO et CARACOL (pour ne citer que ceux-ci), tendraient à décharger leurs concitoyens impliqués de toute responsabilité, du moins majeure, dans le magnicide et, au contraire, viseraient des membres du cercle du pouvoir haïtien, dont le premier ministre démissionnaire Claude Joseph ; alors que, de leur côté, les autorités haïtiennes sembleraient centrer davantage leur attention sur ces présumés mercenaires et aussi sur des membres de la sécurité personnelle de Jovenel Moise et de l’opposition politique.

Risques d’une investigation biaisée, à cause des pistes préalablement définies et des préjugés et intérêts prédéterminés ?

Tout porte à croire que l’investigation, menée par les uns et par les autres, pourrait être biaisée dès le départ, à cause des pistes préalablement définies et des préjugés et intérêts prédéterminés.

Un fait est certain : la lumière sur ce magnicide prendra du temps et n’aura des chances de succès que grâce à un travail de recherche vraiment impartial, intégrant des experts indépendants nationaux et étrangers, et à même de mettre sur le banc des accusés toutes les personnes (qu’elles soient proches du pouvoir ou dans l’opposition politique, qu’elles soient citoyens haïtiens ou étrangers) faisant l’objet de soupçons raisonnables.

Pour l’instant, le procès, qui n’a pas encore commencé, est déjà entaché de doutes, de questions, d’intérêts mélangés, de confusions : il semblerait que tous les acteurs impliqués, voire les Colombiens, dont certains médias, essaient de l’orienter vers leurs hypothèses et leurs pistes.

Du côté colombien, l’impatience commence à pointer : des médias se plaignent déjà du dysfonctionnement systémique de la justice haïtienne, de l’implication présumée de hauts fonctionnaires de l’État haïtien (qui seraient à la fois juges et parties), de la discrimination contre leurs concitoyens et de l’incapacité de ce « petit pays » à juger et condamner ceux-ci avec impartialité et en respectant le procès en bonne et due forme.

Conflit diplomatique entre Haïti et la Colombie ?

Fondées ou non, ces suspicions risquent de conduire à un conflit diplomatique entre les deux pays, au cas où des experts internationaux indépendants, voire des organisations internationales, dont l’Organisation des nations unies (Onu) et l’Organisation des États américains (Oea) ne pourraient pas rendre compte de la légalité de la décision de justice, qui sera prise dans le cadre de cette affaire.

Entre-temps, les Colombiennes et Colombiens attendent le sort qui sera réservé à leurs concitoyens.

Les médias, les autorités, la classe politique (hauts fonctionnaires de l’État et figures de l’opposition politique), des professeurs universitaires et des experts en sécurité de ce pays sud-américain essaient, au quotidien, d’éclairer la lanterne du peuple colombien, qui ne parvient pas, jusqu’ici, à comprendre comment et surtout pourquoi leurs 26 concitoyens ont débarqué en Haïti et qu’est-ce qui s’est passé au cours de ce magnicide.

À coup sûr, cette affaire, qui éclabousse l’image de la Colombie et de son armée au niveau international, restera gravée pendant longtemps au cœur du quotidien colombien.

Haïti est sur le point de devenir tristement célèbre dans l’imaginaire de ce pays sud-américain, en se convertissant, de plus en plus, en « el país más pobre de América » et en « Estado fallido », tel que la République Dominicaine et d’autres pays latino-américains se plaisent à représenter la « première république noire du monde », à « terre de cauchemar, d’enfer et de barbarie ».

À qui la faute ?

Pour le peuple haïtien, il ne s’agit que d’un énième triste spectacle, auquel il assiste, impuissant, depuis plus de deux ans, tout en pleurant l’assassinat de bon nombre de ses filles et fils, et de massacres commis contre des quartiers populaires de la capitale, sous le régime de ce président de facto, qui vient d’être, lui aussi, tombé victime de ce même climat de criminalité, d’insécurité et d’impunité. [wel rc apr 18/07/2021 13:45]