Par James Darbouze*
Soumis à AlterPresse le 6 juin 2021
Il y avait de la terre en eux, et
ils creusaient.
Ils creusaient, creusaient,
ainsi passa leur jour, leur nuit.
Ils ne louaient pas Dieu
qui, entendaient-ils, voulait tout cela,
qui, entendaient-ils, savait tout cela.
Ils creusaient, et n’entendaient plus rien ;
ils ne devinrent pas sages, n’inventèrent pas de chanson,
n’imaginèrent aucune sorte de langue.
Ils creusaient.
Paul CELAN, "La Rose de personne",
Trad. Martine Broda
Depuis 2020, tel Abderrahman [1] revenu des profondeurs de la Géhenne mythique, M. Jovenel Moïse gouverne Haïti seul, par décret. Le 13 janvier 2020 aux environs de minuit, il a tweeté, avoir constaté que le mandat de la Chambre des députés et des deux tiers du Sénat était arrivé à terme et … « prendre acte de ce vide institutionnel occasionné par le départ de la chambre des députés et de deux tiers du Sénat ». Et alors que son gouvernement n’avait pas organisé les élections obligatoires pour remplacer ces élus, non seulement il a forcé les élus en place à partir, il était jubilatoire ; il a passé des consignes à la Police Nationale d’Haïti – transformée depuis l’occasion en police politique – qui a dépêché des contingents pour empêcher que certains parlementaires n’accèdent plus au local du Parlement.
A compter de cette date du 13 janvier 2020, c’est un M. Moise aux anges qui, après avoir provoqué une rupture de l’ordre constitutionnel haïtien, a multiplié les décrets les uns plus répressifs que les autres, dont certains garantissant l’impunité aux criminels et aux bandits ainsi que ceux visant à affaiblir, limiter les pouvoirs des instances de contrôle comme la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. En tout, de janvier à décembre 2020, M. Moïse a publié dans le journal officiel trente-huit (38) décrets portant sur des sujets aussi diversifiés qu’inattendus. Depuis François Duvalier, au pouvoir en Haïti de 1957 à 1971, on n’a jamais vu une telle pluie de décrets en si peu de temps. En effet, du 31 juillet 1958 au 31 janvier 1959, pendant environ six mois, Papa Doc a fait promulguer cent quarante deux (142) décrets ayant force de loi et portant sur des sujets variés. Par delà la différence de contexte, 2020 n’étant pas 1957, est-il possible d’inférer quelque chose à partir de cette ressemblance dans le mode opératoire ?
I. Quelques éléments de conjoncture
Le 12 janvier 2021 a ramené en même temps le onzième anniversaire du séisme du 12 janvier 2010 et la première année du pouvoir sans partage et sans contrôle de Jovenel le tout puissant. Onze années depuis que Goudougoudou, un séisme de magnitude 7, a causé la mort de plus de deux cent mille personnes (280.000 selon les chiffres officiels) et provoqué des dégâts matériels s’élevant à plusieurs milliards de dollars en Haïti (7,8 milliards selon l’Evaluation Post Désastre des Besoins et Dégâts). Ce désastre, le plus grand que la société haïtienne ait connu de toute son histoire, a détruit ou endommagé plus de 300 000 édifices, jeté plus de 1,5 million de personnes à la rue, laissé plusieurs dizaines de milliers d’amputés et des centaines de milliers de traumatisés. En cette fin d’après-midi du mardi 12 janvier 2010, quand le tremblement de terre s’est produit, au regard de l’ampleur de la catastrophe, nul ne pouvait imaginer que le pire était encore à venir pour la société haïtienne. Et pourtant [2] !
La commémoration en petite pompe, sans splendeur ni solennité, sans tambour ni trompette, de cet onzième anniversaire nous conduit à l’évidence que la pire des catastrophes ayant touché Haïti, loin devant le tremblement de terre – qui pourtant a eu les conséquences fâcheuses que l’on sait, est la prise de contrôle de l’appareil d’Etat par la nébuleuse mafieuse communément appelée les bandits légaux. Cette nébuleuse rassemble les néo-duvaliéristes, les criminels et maffieux de tout acabit aujourd’hui sous le label du PHTK [3], de Bouclier etc… Onze années après le tremblement de terre, la situation est pire que le 13 janvier. Tous les indicateurs sont au rouge sang et le pays a été transformé en une République de bandits. Et pendant que les bandits pavanent au grand jour, que des proches du pouvoir accusés de graves violations des droits humains défilent au carnaval, les citoyennes / citoyens sont terré-e-s, terrorisé-e-s par la peur devant la violence brutale et l’insécurité [4].
Moins d’un mois après cette « commémoration », le 7 février 2021, alors que le mandat de Jovenel Moise arrivait à terme en vertu de l’article 134-2 de la Constitution de 1987 (amendée en 2011), ce dernier a refusé de partir pour laisser le pouvoir à un gouvernement de transition. Et contre l’énoncé de l’article 134-3, il a décidé de prolonger son mandat au-delà de son terme. Comment a-t-il pu faire cela ? Il a simplement usé de la force publique, la force brutale, qu’il a mise au service de ses violations de la Constitution sur laquelle il avait prêté serment [5] et la couardise en a fait le reste. Couardise, car le bon sens étant la chose du monde la mieux partagée, il y a une relation évidente à établir entre la conclusion du pouvoir exécutif concernant la fin du mandat des députés, des sénateurs ainsi que des autres élus locaux et la fin de celui du président [6].
Pour rappel, c’est exactement l’inverse qu’avait fait son mentor, Michel Joseph Martelly, le 7 février 2016. Alors qu’il avait pris fonction le 14 mai 2011, son mandat étant arrivé à terme sans qu’il ait pu garantir l’organisation d’élections, libres, honnêtes et crédibles ; il avait remis le pouvoir pour la mise en place d’un gouvernement de transition en vertu de l’Accord politique pour la continuité institutionnelle du 5 février 2016. Bien entendu, il avait fallu la surprise du vaste mouvement populaire du 22 janvier 2016 pour contraindre M. Martelly.
Dans une allocution présentée l’après-midi du 7 février, M. Moise a expliqué qu’il n’était pas un dictateur. Son explication : un dictateur ne sait pas quand il va laisser le pouvoir tandis que lui savait qu’il allait le laisser en 2022, au mépris de l’article 134-2. Ironie de l’affaire, Jovenel Moise présentait son allocution alors qu’il participait au carnaval de Jacmel après avoir fait arrêter arbitrairement et en toute illégalité par le commandant de sa garde prétorienne un Juge de la Cour de Cassation, une Inspectrice Générale de la Police Nationale d’Haïti, une femme politique, son époux et une vingtaine d’autres citoyennes-citoyens sous prétexte de coup d’état. En tenant compte de son profil personnel de brasseur d’affaires et de touche-à-tout pour gagner sa croûte, est-il probable que M. Moise soit dictateur sans trop le savoir ? Juste comme cela. Parce qu’il ne s’était jamais posé la question de la meilleure formule de gérer les affaires d’un pays, d’une population ? C’est une hypothèse !
En tout cas, avec l’ancien propriétaire d’Agritrans, nous semblons de retour à un chapitre de notre histoire de peuple que nous croyions définitivement fermé où, un seul homme muni des pleins pouvoirs qu’il s’est donnés lui-même, alors qu’il est largement contesté depuis son « élection [7] », se croit capable de faire échouer les meilleures actions entreprises depuis plus d’une trentaine d’années pour mettre sur pied un processus démocratique. Par la magie de l’éternel retour du même en tant qu’autre, on se retrouve coincé en pleine période de coup d’état contre l’ordre constitutionnel où la violence remplace la raison et le patriotisme. Un certain art brutal des confrontations et de la guerre a remplacé celui des négociations et des compromis pour le triomphe du bien commun.
A dessein ou inconsciemment, il est de plus en plus clair que le projet porté par l’équipe actuelle est de faire sombrer le pays dans le fascisme. M. Jovenel Moise – et bien entendu toute la bande au service du PHTK – a, en partage avec l’Internationale, l’idée que, s’agissant d’Haïti, il faudrait tout refaire en repartant à zéro, une tentation prononcée de tabula rasa. Pour eux, il n’y a aucune valeur, aucun acquis, aucun idéal du patrimoine national à chérir, aucune geste à chanter et à sauvegarder.
Depuis dix ans, leur stratégie consiste à contrecarrer l’avancée du projet démocratique de participation populaire contenu dans la constitution de 1987. En dix ans de pouvoir, l’équipe PHTK n’a organisé qu’une seule élection dans des conditions très contestables. En réalité, à considérer la philosophie de cette équipe, ses membres auraient préféré ne pas organiser d’élections du tout, le peuple n’ayant rien à dire dans le mécanisme de prise de décisions. On a vu comment en 2012, M. Martelly a choisi de remplacer les élus des collectivités territoriales par des agents exécutifs intérimaires sans légitimité populaire, nommés par son excellence. Et qu’importe les raisons, on n’a que trop démontré que l’actuel chef d’état manifeste une résistance au changement porté par les idéaux démocratiques de justice, de bien-être, de participation, de liberté et de transparence. Entre temps on assiste à une décomposition exacerbée de forces productives et à une misère sans précédent des masses.
Le problème des mots pour le dire
Pourtant, depuis cette échéance inévitable du 7 février 2021, dont l’irrespect a plongé le pays dans une déchéance institutionnelle devenue insupportable, forçant les citoyens-citoyennes à faire un saut de plus dans l’abject, certains lobbyistes sortent de manière récurrente dans les médias locaux et internationaux pour expliquer qu’Haïti n’est pas une dictature et que Jovenel Moise n’est pas un dictateur.
Le premier à avoir articulé ce discours était un officiel du régime, M. Claude Joseph, alors Ministre de facto des affaires étrangères. En effet, le 10 février 2021, au cours d’une performance moyenne sur la télévision étrangère France 24, le ministre alors doublement de facto des Affaires étrangères a repris le narratif de M. Moise comme une incantation magique [8] avec une volonté manifeste de tromper l’intelligence des simples d’esprit. Le dernier à s’être prononcé sur la question n’est autre que l’ancien maire de Port-au-Prince, l’ancien PM, Evans Paul. Le leader du KID est revenu à maintes reprises [9] à l’idée qu’il n’y a pas de dictature en Haïti actuellement. Il s’est dit étonné d’entendre les déclarations de certains politiciens ainsi que les allégations de certains citoyens qui, accusant M. Moise de dictateur, faisant croire que celui-ci veut instaurer une dictature dans le pays. « Étant un témoin vivant de la dictature des Duvalier », l’ancien PM a souligné que M. Moise ne dispose pas de capacité pour instaurer une dictature en Haïti même s’il en avait l’intention.
Pour utiliser une intonation indulgente, disons qu’il est probable que Jovenel Moise soit de bonne foi en affirmant n’être pas dictateur. Venu à la politique haïtienne par la petite porte, sur recommandation du Musicien Sweet Micky aka Michel Joseph Martelly, il n’a jamais été d’aucun combat, d’aucun engagement, il n’a été membre d’aucune association (sauf la chambre de commerce [10]), d’aucun groupe politique, il est en effet probable que M. Moise, ne sachant pas vraiment ce qu’est un dictateur, soit en train d’agir par ignorance ou par affairisme [11], sa probité politique étant empreinte de subjectivisme. Cependant Dr Claude Joseph et M. Evans Paul, comme d’ailleurs beaucoup d’entre nous, ont combattu dans la séquence historique 2000-2004, ce que l’on a appelé alors la « dictature » aristidienne. Or, à l’époque, Jean Bertrand Aristide n’avait pas fait subir au pays le dixième de ce que l’ingénieur d’Agritrans fait subir au pays depuis 2016.
Ici, je voudrais montrer à partir d’un argumentaire conceptuel basé sur des éléments factuels et quelques raisonnements qu’en plus d’être un dictateur, Jovenel Moise est un fasciste. Pour commencer, je souhaiterai contester le raisonnement de M. Paul selon lequel en tant que « témoin vivant » de la dictature des Duvalier, il serait le mieux placé pour évaluer si Jovenel Moise est un dictateur tentant d’installer une dictature en Haïti. Par la référence à son statut de « témoin vivant », l’ancien maire de Port-au-Prince déplace le problème du registre des faits pour le porter sur celui des perceptions et M. Paul voudrait que sa perception fasse autorité pour invalider les propos de ceux et celles qui dénoncent la mise en place d’une dictature en Haïti. C’est la fameuse rengaine du blanc [12] qui dit à un accidenté vivant qu’il est mort alors… Or, ce que propose M. Paul, troquer les faits pour les perceptions, c’est justement la démarche à ne pas faire. Certes, M. Paul n’a pas été torturé et emprisonné illégalement sous le régime PHTKiste comme il l’a été sous Duvalier, mais tant de citoyens, ont été torturés sous M. Jovenel Moise, tant d’autres ont été fusillés par des mercenaires parce qu’ils réclamaient, dans des manifestations, la reddition des comptes autour de l’argent du PetroCaribe. S’il est vrai que M. Paul participe de l’histoire du pays, mais celle-ci, malheureusement ne s’arrête pas à M. Paul. De plus, même en restant sur le terrain qu’il propose (celui de l’expérience ad hominem), il ressort avec une certaine évidence que M. Paul ne dispose pas du capital « expérientiel » pour parler d’une dictature qui se met en place [13]. Et pour cause, c’est ce que nous allons voir.
II. A propos de l’expérience de M. Paul de la dictature
Evans Paul est né à Port-au-Prince le 26 novembre 1955. Quand François Duvalier prend le pouvoir le 22 septembre 1957, il a deux ans [14]. Il passe ses premières années à Port-au-Prince « dans une ambiance hostile au régime des Duvalier ». Il grandit seul avec sa mère, son père, Aronce Alexis, un partisan de Daniel Fignolé, ayant disparu depuis 1958. Agé de trois ans, le petit Evans n’a aucune conscience du viol punitif de la militante féministe Yvonne Hakim Rimpel, le 5 janvier 1958. Il a six (6) ans quand en 1961, François Duvalier entreprend de réécrire la Constitution haïtienne pour se maintenir au pouvoir. M. Paul a neuf (9) ans quand celui-ci se fait proclamer président à vie à la suite d’un referendum farfelu de changement constitutionnel en 1964.
Evans Paul grandit en pleine inconscience dans une Haïti sous coupe réglée, sa mère Athémise Paul ayant toujours préservé ses enfants des risques du militantisme, en raison de la disparition suspecte de son mari ainsi que du climat « de terreur et d’horreur du régime ». Elle interdit à la maison discussions et commentaires sur les agissements du régime. Le futur KP aurait bien pu être précoce [15], qu’il ne peut avoir été témoin conscient des luttes menées par les jeunes de l’UNEH en 1960 contre l’établissement de la dictature duvaliériste, il n’avait que cinq (5) ans. A huit (8) ans, il n’a vécu qu’avec l’insouciance de l’enfance le massacre d’avril 1963 qui voit l’incendie de plusieurs maisons avec leurs occupant-e-s à l’intérieur, l’assassinat par balles de dizaines de personnes et l’enlèvement et la disparition de dizaines d’autres.
L’enfant Evans Paul n’a pas pu voir le dispositif de consolidation fait de corruption et d’utilisation des milices privées – les tontons macoutes – se mettre en place. L’écartement de l’armée des officiers indépendants et critiques, l’interdiction des partis politiques d’opposition – la chasse aux anciens candidats, l’organisation des Volontaires de la Sécurité nationale (VSN), l’exil des cadres politiques, administratifs et techniques du pays. Un grand nombre d’années s’écouleront avant que le jeune Evans Paul ne devienne pleinement conscient du pays dans lequel il évoluait. Voici ce qu’observait à l’époque un contributeur du journal Le Monde [16] :
C’est (…) une société déchirée par les conflits de clans doublés d’antagonismes entre Noirs et mulâtres, saignée à blanc par une kyrielle de gouvernements corrompus et, de surcroît, depuis plusieurs années terrorisée par les tontons macoutes, milice privée de quinze mille hommes, aux ordres de M. Duvalier, tuant pour son plaisir lorsqu’elle n’a plus d’adversaires à exterminer.
Depuis sept ans, M. Duvalier s’est maintenu au pouvoir en liquidant physiquement aussi bien ses ennemis que ses amis trop puissants, qui auraient pu être tentés de le supplanter. C’est ainsi, en particulier, qu’il s’est débarrassé du général Kebreau et de quatre autres chefs d’état-major de l’armée. Plein de méfiance à l’égard des militaires, il a dressé contre eux les tontons macoutes, dont les fondateurs se sont d’ailleurs insurgés et ont été à leur tour massacrés par leur ancien maître. Le président-dictateur tient les militaires en si haute estime que toutes leurs armes sont enfermées dans les caves du palais (...)
Le régime de pouvoir absolu de François Duvalier aura duré treize (13) ans et demi du 22 septembre 1957 au 21 avril 1971. Et M. Paul a seize (16) ans quand Papa Doc, fort d’avoir bien consolidé la dictature, passe le relais à Jean Claude.
Alors s’il est vrai que M. Paul peut témoigner d’une expérience du volet Jean Claudiste de la dictature (1971-1986), son témoignage personnel porte à caution lorsqu’il s’agit d’expérimenter la mise en place d’une dictature. Quand il commence son combat, la dictature duvaliériste avait déjà pris ses assises dans la société haïtienne. La plupart de ceux et celles qui avaient engagé le combat pour empêcher l’établissement de la dictature en Haïti avaient été soit assassinés, soit en prison, soit en exil. Quelques rares étaient rentrés dans la clandestinité pour ne jamais en ressortir.
Inutile de préciser que ces considérations visant à rétablir la vérité historique autour de la conscience des étapes tortueuses du combat antidictatorial ne sauraient rien enlever au mérite et à l’engagement de M. Paul dans la lutte contre la dictature des Duvalier (version Jean Claude). D’ailleurs, que sommes-nous pour avoir une telle prétention ? Les propos de M. Paul auront beau émaner d’un autre contexte historique, à partir de positions enrichies par une expérience sans équivalent, on retiendra toutefois qu’en 1973, depuis son exil mexicain commencé en 1960, Gérard Pierre-Charles (1935-2004) publie son ouvrage magistral Radiographie d’une dictature qui étudie la pathologie du pouvoir duvaliérien [17].
III. Le concept de dictature vs l’approche opportuniste
Face au sérieux du concept, l’approche opportuniste privilégie le louvoiement, les pirouettes et les compromissions avec la réalité. Est-ce pourquoi l’approche opportuniste ne saurait tenir la route face à l’épreuve des faits. Il n’y a pas de faits alternatifs et comme le rappelle l’historien Howard Zinn, la neutralité n’est pas une option. Tentons un effort de compréhension conceptuelle de la dictature à partir de l’auteur italien Umberto Eco (1997).
« Supposons, nous dit-il, qu’il existe une série de groupes politiques. Le groupe Un est caractérisé par les aspects abc, le groupe Deux par bcd, et ainsi de suite. Deux est semblable à Un en tant qu’ils ont deux aspects en commun. Trois est semblable à Deux et Quatre est semblable à Trois pour la même raison. Notons que Trois est aussi semblable à Un (ils ont en commun l’aspect c). Le cas le plus curieux, c’est Quatre, évidemment semblable à Trois et à Deux, mais sans aucune caractéristique commune avec Un. Toutefois, en raison de la série ininterrompue de similarités décroissantes entre Un et Quatre, il subsiste, par une sorte de transitivité illusoire, un air de famille entre Quatre et Un. » (pp. 58-59)
Avant d’être un fait, la dictature est une pensée, un concept. Dans tout concept, il y a ce qui relève de la compréhension du concept et il y a l’extension du concept. Alors que la compréhension renvoie à la représentation générale, l’idée que l’on se fait de la « chose », l’extension couvre l’ensemble des manifestations possibles et réelles. La compréhension du concept, c’est ce qui nous permet de donner forme au réel, par delà la diversité ou la multiplicité des manifestations. Elle nous aide à nous rendre compte que nous avons à faire avec le même concept.
Prenons un exemple trivial et ordinaire, significatif pour monsieur et madame tout le monde. Considérons le concept de chaise. S’il est vrai que quand nous parlons de chaise dans la réalité nous pensons certainement à telle extension en particulier de la chaise que nous avons devant nous ou à laquelle nous sommes généralement exposés, il n’en demeure pas moins que nous savons par principe et par expérience que l’extension en question n’est qu’une expression parmi d’autres du concept, incapable d’épuiser l’ensemble des manifestations possibles du concept de chaise. En même temps que nous savons avoir à faire avec la chaise, en même temps nous savons aussi que cette chaise-ci ou cette chaise-là ne sont qu’une manifestation possible. C’est une opération de l’esprit !
Dit autrement, la compréhension du concept, son volet « représentation générale » c’est cet « air de famille » qui, comme le souligne Eco (2017), nous permet de reconnaître avoir à faire avec des éléments de la même famille. Et puisque ce qui vaut pour la chaise, vaut également, certainement et sûrement pour la dictature, on comprend dès lors que, pensée avec le sérieux du concept, pour nous autres en Haïti aujourd’hui, la dictature en plus d’être le problème contemporain est surtout le problème actuel qu’il convient de solutionner.
En 2006, lors d’un cours à l’Université de Venise, la question du contemporain a fait l’objet d’une réflexion du philosophe italien Giorgio Agamben [18]. Pour Agamben (2008), la contemporanéité désigne un rapport particulier avec son temps. Celui par lequel, tout en étant inclus dans son temps, on lui est étranger. La contemporanéité est précisément, écrit-il, ‘‘la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir’’ (Agamben, 2008 : 9). C’est la dialectique du proche et du lointain qui nous permet de saisir l’essence du « contemporain ». C’est cette même dialectique qu’il nous faut mobiliser pour appréhender le propre de la dictature en tant que retour du refoulé (pour utiliser un concept de la psychanalyse).
Sans ce déphasage, l’auto-assumation de cette dialectique de l’absence présence, il est difficile voire impossible de saisir quelque chose du « maintenant », pour se l’expliquer, se le clarifier. Et alors que tout le monde cherche les lumières du présent, l’individu contemporain lui neutralise les lumières dont l’époque rayonne pour en découvrir les ténèbres. Et plus que les lumières du présent, ce qui intéresse le contemporain c’est la lumière du passé. Celle qui peut éclairer l’obscurité du présent, et permettre d’actualiser l’inactuel. Voilà pourquoi, être contemporain, nous dit l’auteur de Ce qui reste d’Auschwitz, est avant tout une affaire de courage : ‘‘parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque mais de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigé vers nous s’éloigne infiniment’’ (p. 24). Il s’agit d’une habileté qui n’est pas donnée à tout le monde. Pourtant, c’est celle qu’il nous faut développer si nous voulons voir clairement ce qui se passe dans notre présent. Et c’est à partir de ce dispositif conceptuel que la question : « sommes nous en dictature aujourd’hui en Haïti ? » prend tout son sens [19].
Qu’est-ce qu’une dictature ?
Dans son sens initial, la dictature désignait à Rome : « … [le] pouvoir absolu conféré pour six (6) mois, dans des circonstances exceptionnellement graves, à un personnage désigné par décret du Sénat ». La dictature est donc à l’origine une institution de la République romaine [20]. Le dictateur reçoit une mission, il est commis par la République pour rétablir l’ordre républicain, dans un temps limité à six mois. Par suite, le vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines (Morfaux, 1980) précise en ces termes : « aujourd’hui, il s’agit d’un système politique où le pouvoir absolu est entre les mains d’un seul homme (ou d’un groupe restreint). »
Du latin dictatura, la dictature désigne, à l’origine, un état de la République romaine, une magistrature exceptionnelle attribuant tous les pouvoirs à un seul homme, un magistrat (le dictateur), de manière temporaire et légale, en cas de troubles graves pour un mandat strictement limité (six mois maximum). Assortie de règles de désignation précises, cette magistrature suprême était accordée en cas de danger grave contre la République. Ensuite on revenait à l’organisation normale des pouvoirs publics. La dictature à l’origine est donc un régime d’exception encadré par des procédures légales et le dictateur, magistrat appelé à la rescousse de la République, est un personnage investi de pouvoirs absolus, par des procédures légales, en dehors du régime politique habituel.
Sauf pour le caractère exceptionnel, anormal, du régime, la notion moderne de dictature diffère de l’antique. La dictature en est venue à désigner le contraire de la démocratie. Soit un état d’exception, en l’occurrence un régime politique arbitraire et coercitif dans lequel tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un seul homme, le dictateur, ou d’un groupe d’hommes (par exemple : une junte militaire) qui l’exercent sans contrôle, de façon autoritaire, absolue, sans qu’aucune loi ou institution ne les limitent. Ce pouvoir n’étant ni partagé (pas de séparation des pouvoirs), ni contrôlé (absence d’élections libres, de constitution), les libertés individuelles n’étant pas garanties, cette dictature doit donc s’imposer et se maintenir par la force, la violence, en s’appuyant sur l’armée, sur une milice, sur un parti, sur une caste, un groupe religieux ou social. D’où son caractère de régime, exceptionnel et illégitime, surgissant à l’occasion de crises sociales très graves. Dans ce cas précis, elle sert soit à précipiter l’évolution en cours, soit à l’empêcher ou à la freiner. Ainsi, la philosophe allemande Hannah Arendt (1990) peut-elle soutenir que toutes les lois que le dictateur promulgue sont éthiquement illégitimes, et que les institutions y sont factices.
Pour Maurice Duverger, dans sa forme moderne trois caractères fondamentaux doivent être réunis pour qu’un régime politique soit qualifié comme une dictature. Tout d’abord les régimes dictatoriaux sont installés et se maintiennent par la force, qu’il s’agisse de celle de l’armée régulière, de celle de milices privées, de celle d’organisations politico-policières, etc. ; ensuite, ils sont autoritaires et arbitraires, ils suppriment en fait les garanties de la liberté des citoyens-citoyennes, même s’ils continuent à les proclamer en droit ; enfin, ils ne correspondent pas à la structure politique estimée normale par la majorité des citoyens, ils sont privés de légitimité, ou leur légitimité n’est reconnue qu’à titre transitoire.
Ainsi, quel qu’en soit le type, l’institution de la dictature est par essence destinée à formater l’état d’exception. Et alors que le libéralisme hésite souvent devant cette « solution », il a recours justement à la dictature lorsqu’il ne veut pas entendre parler de souveraineté populaire comme ce que nous vivons actuellement. La constitution qui limite la puissance de l’Etat et est censée prévenir les abus et l’arbitraire est mise à terre. Et l’on tombe dans un état d’exception.
Au regard de ces éléments conceptuels, il ne fait aucun doute que nous sommes en dictature en Haïti. Avec le support de la communauté internationale, M. Moise a installé un état d’exception, une situation intolérable pour la population haïtienne mais, au service de l’entreprise impériale de longue date. Sous diktat de l’international, Jovenel Moise et son bloc au pouvoir tentent d’opérer des transformations profondes dans une direction radicalement différente de celle entamée par la transition démocratique depuis 1986 [21]. Des tentatives sont faites constamment pour supprimer en fait les garanties de la liberté comme celle de circuler librement, celle d’informer ou celle de protester pacifiquement. Des portions entières du pays sont sous contrôle de milices à la solde du régime. De larges groupes de populations sont privés d’exercer leurs droits fondamentaux. La terreur, installée comme mode de gouvernement depuis 2018, a été consolidé à partir de 2020. Et, comme nous l’avons vu plus haut, depuis le 7 février 2021, le pouvoir se maintient par la force des armes, celle de la police nationale d’Haïti et celle des milices privées. Ce sont ses multiples corps de répression qui, tout en imposant l’actuelle équipe au pouvoir, participent à l’instauration d’un désastre national. Avec Jovenel Moise, deux tiers des Haïtiens vivent dans la pauvreté et l’insécurité alimentaire touche près de la moitié de la population (référence).
Et plus grave encore, Jovenel Moise n’est pas un dictateur ordinaire mais un affairiste fasciste aspirant à exclure expressément les aspirations du plus grand nombre de citoyens et de citoyennes des champs d’action politique de la République. Les divers projets de zones franches en application ou de zones d’extraction minière montrent que M. Moise veut rendre les haïtiennes-haïtiens étrangers dans leur propre pays afin de satisfaire son désir de pouvoir de concert avec les aspirations des acteurs de l’internationale. Pourtant, les médias qui monopolisent la parole publique dans la société proscrivent généralement l’expression de ce fascisme. Ils semblent résolus à nous faire vivre dans l’illusion d’un pays normal alors même que les libertés publiques n’ont jamais été autant attaquées et menacées et que les conditions de vie de la majorité de la population haïtienne n’ont jamais été autant exécrables.
Certes, la population haïtienne ne baisse pas les bras malgré la terreur mais, l’actualité des derniers mois montre que Jovenel Moise est en train de plonger à nouveau Haïti dans les affres de la barbarie et la banalisation du mal. Les affidés de la première heure qui peinaient encore à le voir ont constaté, dans toute sa nudité, le monstre qu’ils ont créé. Profitant du climat délétère de terreur qu’il a créé – pour rester au pouvoir – ainsi que du support inconditionnel – presqu’absurde – de la communauté internationale, M. Moise a démantelé toutes les institutions haïtiennes en s’attaquant aux conquêtes démocratiques formelles défendues par les sociétés civiles et par la classe politique. Comme Duvalier en son temps, M. Moise est un fasciste qui a adopté une stratégie de contrôle du pouvoir politique par la violence et la terreur en s’appuyant sur certains gangs. Et comme Duvalier en son temps, il fait partie du dispositif de maintien de l’hégémonie raciste et fasciste non seulement en Haïti mais dans toute la région, comme on a pu le voir avec la situation vénézuélienne.
*Philosophe, sociologue, enseignant-chercheur indépendant et militant Haïtien.
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Références
- AGAMBEN, G., Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2008, p. 64.
- ARENDT, H., La Nature du totalitarisme, traduit de l’anglais et préfacé par Michelle-Irène B. de Launay. Paris : Payot, 1990.
- BAUDART, A., Qu’est-ce que la démocratie ? Paris, Vrin, 2005, p. 128.
- CLAUDE, J., Haïti, ou la dictature pour rien, Le Monde, 07 août 1964.
- DARBOUZE, J. 2021. Trapped in the Imperial Grip : The United States’ systemic anti-Blackness at home and abroad shatters illusions of democracy in Haiti. Achieving true independence demands solidarity. NACLA Report on the Americas, 53:1, 39-44
- DECRET ELECTORAL DU 2 MARS 2015, Le Moniteur 170e Année, Spécial No 1
- DEZEUZE, G., « Duvalier et la pintade marronne », Esprit, JUIN 1975, Nouvelle série, No. 447 (6) (JUIN 1975), pp. 1060-1074.
- ECO, U., Reconnaître le fascisme, Paris, Grasset, 2017, p. 45.
- ECO, U., Cinq questions de morale, Paris, Grasset, 2002, p. 154
- HAÏTI. DE LA DICTATURE À LA DÉMOCRATIE ?, Sous la direction de Bérard Cénatus, Stéphane Douailler, Michèle Duvivier Pierre-Louis et Étienne Tassin, Mémoire d’Encrier, Montréal, 2016, p. 550.
- HERARD, J.-R., « Qui est Evans (KP) Paul ? : Parcours tumultueux d’un militant », C3 Editions, Port-au-Prince, 2018, 291 pages.
- JOHNSTON, J., Breakdown of Preliminary Election Results in Haiti, Center for Economic and Policy Research (CEPR), December 06, 2016, Washington, D.C.
- PIERRE-CHARLES, G., Radiographie d’une dictature. Haïti et Duvalier, Montréal : Les Éditions Nouvelle Optique, 1973, p. 205.
- ROZIER, A. C., Le triangle de la mort : journal d’un prisonnier politique haïtien (1966-1977), Port-au-Prince, 2003, p. 310.
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[1] Abderrahman était le pseudonyme adopté par François Duvalier (1907-1971) pour ses articles sur le nationalisme et le noirisme.
[2] Littéralement « katastrophê » veut dire renversement, la strophê renvoyant à l’action de tourner. Au premier abord, dans le théâtre antique, la catastrophe est l’événement décisif qui introduit au dénouement d’une tragédie (Godin, 2009). En conséquence, écrit Godin, « la catastrophe peut être définie comme un événement d’une intensité tragique maximale accompagné ou suivi de destructions multiples qui fait planer sur l’existence humaine une mort de masse. (…) un événement monstrueux, l’absolu du risque et de l’accident dont l’énormité dépasse la catégorie de l’accidentel. » (2009 : 2).
[3] Le Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK) a été créé en 2012 par Michel Joseph Martelly alors qu’il était arrivé au pouvoir sur la plateforme Repons Peyizan. C’est sous le label PHTK que M. Moise a été aux élections de 2015.
[4] En juin 2020, à l’instigation de la Commission Nationale de Démobilisation, Désarmement et Réinsertion (CNDDR), les principaux gangs armés de la région métropolitaine ont créé la fédération G9 an fanmi e alye (en famille et en alliés, en créole). Elle est dirigée par Jimmy Cherizier, Barbecue, un ancien policier mis à pied par l’institution pour graves violations des droits humains.
[5] Le décret électoral du 2 mars 2015 publié dans Le Moniteur (170e Année, Spécial No 1) réglemente les modalités d’organisation des élections de tous les élus soit les membres des conseils municipaux, des membres des Conseils d’Administration des sections communales, des membres des Assemblées des Sections Communales (ASEC), des membres des Assemblées municipales et départementales, des membres des Conseils départementaux et du Conseil interdépartemental, des Députés, des Sénateurs et du Président de la République. Dans son article 239, il spécifie la manière dont les mandats des élus arrivent à terme. Il stipule à ce propos : « Afin d’harmoniser le temps constitutionnel et le temps électoral, à l’occasion d’élections organisées en dehors du temps constitutionnel, pour quelque raison que ce soit, les mandats des élus arrivent à terme de la manière suivante : Le mandat du Président de la République prend fin obligatoirement le sept (7) février de la cinquième année de son mandat quelle que soit la date de son entrée en fonction (…) »
[6] A un journaliste lui demandant sa position sur la date fatidique du 7 février 2021, M. Joseph Lambert, président du tiers du Sénat, a répondu : « si le président a su la date de la fin de mandat des Sénateurs, des Députés et des Maires sur la base de l’article 134-2 de la constitution, il le sait pour lui aussi ».
[7] Si tant est que l’on puisse appeler cela une élection, malgré les dénonciations de fraudes massives et les contestations répétées, Jovenel Moise aurait récolté 590 927 voix sur une population électorale de 5,8 millions d’électeurs. Démocratiquement, la lucidité, pour reprendre un titre de Jose Saramago, voudrait que de telles élections soient tout bonnement annulées en raison du refus de participation des citoyennes et des citoyens aux élections. Voici ce qu’écrivait à ce propos un analyste en décembre 2016 : « (…) if the preliminary results hold, Jovenel Moïse would become president of Haiti with the support of just 9.6 percent of registered voters, or about 600,000 votes. (…) this raises significant questions about his ability to galvanize the country once in office. (…) That someone could be elected president of Haiti with the support of less than 10 percent of registered voters speaks to just how low participation has fallen in recent years. » Jake Johnston, Breakdown of Preliminary Election Results in Haiti, Center for Economic and Policy Research (CEPR), December 06, 2016, Washington, D.C.
[8] Claude Joseph, ministre haïtien des Affaires étrangères : "Le président n’est pas un dictateur"
https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/l-entretien/20210210-ha%C3%AFti-le-pr%C3%A9sident-n-est-pas-un-dictateur-affirme-claude-joseph. La question que l’on pourrait se poser : Claude Joseph aurait-il besoin de répéter cette affirmation si Jovenel Moise n’était pas un dictateur ?
[9] Initialement prononcés dans l’émission « Haiti sa k ap kwit » du 5 avril 2021, ces propos ont été repris et renforcés dans « L’invité du midi », 13 avril 2021.
[10] Jovenel Moise est devenu membre de la Chambre de Commerce, de l’Industrie et des Professions du Nord-Ouest (CCINO) en 2004. Il est élu président de la CCINO (2013) avant de devenir secrétaire général de la Chambre de Commerce et de l’Industrie d’Haïti (CCIH). C’est littéralement un fils adoptif du secteur privé des affaires qui est arrivé au pouvoir avec le PHTK deuxième version.
[11] M. Moise est justement ce qu’on appelle dans le langage populaire un « brasseur ». En plus d’avoir la pratique, il en a le profil psychologique : aucune attache professionnelle, aucun ancrage ou engagement local, il passe d’une « affaire » à l’autre au gré des opportunités de faire des gourdes ou des dollars. Et là où un Manuel Bien-Aimé verrait un problème collectif à résoudre collectivement par la mobilisation, l’engagement et la participation communautaires, Jovenel Moise lui voit l’opportunité d’une affaire, la possibilité d’ouvrir un « business ». Selon P. Freire, la participation communautaire est « un processus social dans lequel des personnes ou des groupes de personnes ayant des besoins communs et vivant dans une zone de proximité s’emploient activement à définir ces besoins, décident d’y chercher une réponse et se dotent de mécanismes destinés à les satisfaire. »
[12] Comme nous avons essayé de le montrer ailleurs (cf. James Darbouze, 2021. Trapped in the Imperial Grip : The United States’ systemic anti-Blackness at home and abroad shatters illusions of democracy in Haiti. Achieving true independence demands solidarity. NACLA Report on the Americas, 53:1, 39-44), dans la séquence historique que nous vivons actuellement, la figure du « blanc » est devenue surdéterminant dans la politique haïtienne comme au temps de la colonie de St. Domingue. Les membres de l’actuelle équipe au pouvoir, les antinationaux, sont à la solde de l’impérialisme. Ils ne jurent que par la défense des intérêts du blanc et ce dernier en retour, sert de caution pour leur maintien au pouvoir au détriment des intérêts nationaux. Par exemple, alors que le mandat de Jovenel Moise est arrivé à expiration le 7 février dernier en vertu de l’article 134-2 de la Constitution, un consensus international a statué sur la continuité de son mandat au mépris des prescrits de la Constitution haïtienne, de la loi et des principales institutions nationales. Depuis 2018, M. Moise sait qu’il ne répond que devant le blanc. Par ailleurs, parmi celles et ceux qui souhaitent le remplacer au pouvoir, beaucoup n’aspire qu’à se mettre au service des intérêts du blanc.
[13] Dans son introduction de la Critique de la Raison Pure, autour du rapport qu’entretient l’expérience à la connaissance, Kant précise : « toute connaissance ne commence qu’avec l’expérience, ce qui ne veut pas dire qu’elle dérive toute de l’expérience ». Et parlant d’expérience, faudrait-il bien distinguer les principales formes de l’expérience notamment l’expérience empirique, l’expérience scientifique, l’expérience mentale ou l’expérience cruciale (décisive).
[14] Pour un portrait détaillé de l’ancien Premier Ministre Paul, on lira avec intérêt le livre de Jean-Robert Hérard, « Qui est Evans (KP) Paul ? : Parcours tumultueux d’un militant », C3 Editions, Port-au-Prince, 2018, 291 pages.
[15] Sur cet aspect, certains témoins de l’époque eux-mêmes enfants alors ont soutenu l’idée qu’un enfant né sous la dictature n’est pas un enfant comme les autres parce qu’il voit des choses que les autres ne voient pas. La dictature ne fait pas de quartier pour les enfants. Bien entendu, ces propos qui viendraient contredire la psychologie de l’enfant sont énoncés par des témoins. Ils doivent être certainement considérés mais sous toutes réserves.
[16] CLAUDE Julien, Haïti, ou la dictature pour rien, Le Monde, 07 août 1964.
[17] En 1959, Pierre-Charles fonde, avec Jacques Stephen Alexis et Gérald Brisson (Ti Nwa), le Parti d’entente populaire (PEP), d’orientation marxiste, qui rassemble la jeunesse engagée contre la dictature de François Duvalier (Rozier, 2003). Face à la sanglante répression des "tontons macoutes", Pierre-Charles quitte Haïti en 1960 et s’installe au Mexique. Evans Paul était alors âgé de cinq (5) ans.
[18] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2008. Le texte français du cours est paru deux années après.
[19] Dans un certain sens, du point de vue de la population haïtienne mise à l’écart et exclue de tout dans son propre pays, la dictature des « nantis » n’a jamais cessé.
[20] Sur ce point aussi, la déclaration de M. Moise le 7 février sonne faux. Même à vie, un dictateur sait quand son mandat prend fin.
[21] Fondamentalement, ces transformations vont dans le sens d’une centralisation du pouvoir aux mains d’un individu et la réduction de la participation populaire dans les mécanismes de décision.