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Vers une « paix perpétuelle » en Haïti

Par Roromme Chantal*

Soumis à AlterPresse le 28 mai 2021

Envers et contre tous, le président haïtien, Jovenel Moïse, maintient son référendum bidon convoqué pour fin juin afin de remplacer la Constitution haïtienne en vigueur. De même, son Conseil électoral annonce son intention d’organiser des élections législatives en septembre, suivies d’un scrutin présidentiel en novembre.

Dans quelle mesure ces initiatives devraient-elles être prises au sérieux ? Dans l’Haïti de 2021, Jovenel Moïse peut-il réussir un auto-coup d’État exécutif, qui vise à lui permettre d’assumer des pouvoirs dictatoriaux, handicaper davantage ses adversaires de l’opposition et modifier radicalement l’ordre constitutionnel en faveur de son camp ?

Le risque d’un chaos

Les heurts et incendies déjà provoqués dans certaines villes du pays, où des matériels électoraux ont été distribués en vue du référendum de juin, démontrent que le calendrier électoral annoncé est tout sauf réalisable, compte tenu de la situation politique précaire dans le pays et du fait que de nombreux groupes et organisations politiques ne reconnaissent plus Jovenel Moïse comme président depuis la fin constitutionnelle de son mandat le 7 février dernier.

Une large coalition, composée d’éminents juristes, d’anciens constituants et d’observateurs étrangers, ont fermement dénoncé le projet référendaire de Moïse en se fondant, entre autres arguments de poids, sur l’article 284-3 de la Constitution de 1987 haïtienne en vigueur qui stipule que « toute Consultation Populaire tendant à modifier la Constitution par voie de Referendum est formellement interdite. »

Non viable juridiquement, l’aventure du néo-dictateur haïtien n’est pas moins risquée sur le plan politique. L’échec de précédentes tentatives de hold up électoral, comme à la fin du mandat présidentiel de Michel Martelly en 2016, qui cherchait à porter Moïse au pouvoir dès le premier tour, montre l’aversion du peuple haïtien à la dictature, et qu’on ne peut plus le gouverner longtemps contre lui-même.

Comme l’ont aussi démontré les expériences d’autres pays dans la région et ailleurs, en supposant qu’à court terme les promoteurs du braconnage constitutionnel en Haïti utilisent les moyens de l’État à leur disposition pour « gagner », le régime et les institutions qui en seraient issus ne seraient pas viables à long terme car ils seraient toujours entachés du sceau de l’illégalité et de l’illégitimité.

La formation politique au pouvoir est portée par des élites violentes, composées d’une oligarchie insatiable et apatride, de demi-intellectuels, d’aventuriers politiques cyniques, efficaces et spontanément machiavéliques. Ils doivent toutefois se demander jusqu’où ils sont prêts à aller une fois la procédure enclenchée pour faire taire la contestation anti-référendaire déjà en marche en Haïti et un peu partout dans la diaspora haïtienne.

Les revendications des manifestants qui n’ont cessé d’exiger un changement de cap radical sont donc plus que légitimes. C’est pourquoi, on aurait aimé que les pays dits « amis d’Haïti » et les organisations internationales comme les Nations unies soutiennent les aspirations des Haïtiens à plus de démocratie, plutôt que de se ranger du côté d’un consentement meurtrier.

Une nécessaire transition

S’il est une chose, les crises fréquentes en Haïti révèlent l’incapacité de nos élites à penser politiquement les problèmes auxquels notre société fait face. Leur récurrence démontre également que les questions politiques haïtiennes ne sont pas de simples problèmes conjoncturels susceptibles d’être résolus par l’organisation d’élections, fussent-elles crédibles.

À cet égard, une des leçons décisives du théoricien de la politique Nicholas Machiavel, trouvée au chapitre IX de son « Prince », demeure pertinente pour la recherche d’une solution viable à la crise haïtienne. « En chaque cité, écrivait Machiavel, il y a deux humeurs différentes […] le peuple ne désire ni être commandé ni être opprimé par les Grands et les Grands désirent commander et opprimer le peuple. »

Dans leur livre de 2012, Why Nations Fail, les universitaires Daron Acemoglu et James A. Robinson, développent une compréhension similaire. Ils montrent de manière convaincante que des pays comme Haïti sont pauvres précisément parce qu’ils ont toujours été gouvernés par une poignée d’élites égoïstes qui ont organisé la société pour leur propre bénéfice au détriment de la vaste majorité de gens ordinaires.

À l’inverse, expliquent Acemoglu et Robinson, des pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis sont devenus riches parce que leurs citoyens ont à un moment donné renversé les élites qui contrôlaient le pouvoir et créé une société où les droits politiques étaient beaucoup plus largement répartis, où le gouvernement était responsable et réceptif aux citoyens, et où la grande masse de gens pouvait tirer parti des possibilités économiques.

En Haïti, tous les obstacles économiques auxquels nous sommes confrontés depuis la sortie de l’Indépendance -un État inefficace et corrompu, une société où l’on ne peut pas utiliser son talent, son ambition, son ingéniosité- tous ces problèmes découlent de la façon dont le pouvoir politique a été (et est encore) exercé et monopolisé par une infime élite qui exerce quotidiennement une violence symbolique sur la masse appauvrie.

Haïti peut certes s’enorgueillir de grandes traditions de démocratie populaire tout le long de son histoire bicentenaire. Mais bien que, historiquement, nous ayons régulièrement secoué nos régimes dictatoriaux et, en 1986, renversé celui des Duvalier qui aura duré 29 ans, ces mouvements n’ont jamais été de véritables révolutions comme celles qui se sont produites dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne.

Plutôt que d’avoir mené à une transformation radicale de la politique en Haïti, les mouvements populaires ont presque toujours porté au pouvoir une autre élite égoïste et désintéressée à poursuivre et atteindre la prospérité des Haïtiens ordinaires, comme c’est le cas aujourd’hui du régime de Jovenel Moise. En conséquence, la structure de base de notre société n’a jamais changé en profondeur, et Haïti est restée pauvre, prise au piège d’une « transition qui n’en finit pas », pour reprendre la célèbre formule de Pierre-Raymond Dumas.

Il en résulte que, aujourd’hui, seul un gouvernement de transition composé d’experts réputés totalement indépendants et incorruptibles, pourra aider à trouver une réponse à la crise haïtienne. C’est à cette seule condition que le pays pourra mobiliser ses propres ressources et l’aide internationale pour organiser un dialogue inter-haïtien, conclure un pacte de gouvernance assorti d’un mécanisme de mise en œuvre, rédiger une nouvelle Constitution qui fasse consensus, avant d’organiser de nouvelles élections crédibles.

La transition pourrait durer entre 2 et 3 ans, et les tâtonnements seront inévitables. Mais seule une conférence nationale fondatrice, et non des élections bâclées, pourra être le point de départ viable vers une véritable paix, condition du développement durable d’Haïti et de sa prospérité trop longtemps reportée.

* Roromme Chantal est Professeur de science politique à l’École des hautes études publiques (HEP) de l’Université de Moncton et ancien fonctionnaire des Nations unies.