Par Ralph Allen*
Soumis à AlterPresse le 23 avril 2021
La conférence virtuelle d’Incas Productions Inc. et de ses partenaires a créé l’événement, le samedi 17 avril 2021, avec un public haïtien et international de plus de 600 personnes, venu des quatre coins du monde, pour mieux comprendre la crise qui secoue Haïti depuis plusieurs années.
Dans cette seconde et dernière partie, nous vous présentons les extraits des présentations de la sociologue Michèle Oriol et du professeur, critique social et littéraire et maître de conférences en anthropologie, Patrick Sylvain ; qui ont constitué les moments forts de cet événement.
La sociologue, Dre. Michèle Oriol a débuté sa présentation à cette conférence virtuelle en souhaitant que les Haïtiennes et Haïtiens puissent non pas gérer une crise mais « arrêter une descente aux enfers commencée il y a plusieurs décennies. »
Elle a souligné que la population a doublé en trente ans. « La ruine de l’économie paysanne amorcée au début du 20e siècle s’est accentuée, autant par le jeu du morcellement de la terre que par l’ouverture de l’économie à l’importation, ouverture commencée en 1986 avec les militaires, soucieux de se créer une clientèle politique en ville, et poursuivie de façon massive au retour d’Aristide en 1994. Nous créons ainsi des villes sans économie, sans urbanité, qui sont vite devenues les otages de la violence. La population haïtienne est cantonnée aujourd’hui à plus de 60% en zone d’habitat dense et le mouvement continue », a-t-elle affirmé. Selon elle, il faut donc comprendre les mutations anthropologiques récentes.
Oriol a affirmé que 1994 est une année charnière avec le débarquement des 20,000 marines américains et analysé ses effets pervers.
Pour la sociologue, cela a eu d’abord comme conséquence que, désormais, « le citoyen haïtien se dit que seule l’autorité du blanc est légitime. » Ensuite, elle souligne que la disparition de l’Armée a créé un vide toujours béant et que la Pnh est inefficace face aux gangs.
Deuxièmement, « le remplacement de l’armée américaine par les missions de paix a déresponsabilisé les autorités politiques locales » et, aujourd’hui encore « se profile le spectre du recours à des forces étrangères. »
Haïti et ses Robin des Bois tropicaux
Elle a aussi mis en relief que les chefs d’État ont toujours eu « des hommes de main » et ces derniers « ont toujours eu la tentation, à un moment ou à un autre, d’utiliser l’espace de pouvoir à leur profit personnel. Ça s’est toujours mal terminé pour l’un ou l’autre des acteurs : Clément Barbot avec François Duvalier et Amyot Métayer avec Aristide. Aujourd’hui, le raisonnement reste le même mais on a changé d’échelle : de nombreux politiques créent leur propre gang pour faire campagne, pour asseoir leur pouvoir », a-t-elle observé.
Selon la Dre. Michèle Oriol, comme l’opération Bagdad en 2004-2006, « ce modèle est repris et amplifié aujourd’hui avec des moyens autrement plus considérables : armes automatiques, munitions qui semblent inépuisables, importation d’armes qui semble incontrôlable, kidnappings, incinération des cadavres après les massacres. Les criminels ont aujourd’hui un discours politique. Ils kidnappent, ils tuent, ils volent. Robin des Bois tropicaux, ils donnent des interviews, font des conférences de presse, mettent des vidéos sur les réseaux sociaux. La liberté de la parole est pervertie dans le bruit et la fureur. Les liens de ces gangs avec les forces de l’ordre et les autorités politiques de tous les camps paralyse l’action de la police. L’image de l’autorité est brouillée. L’importance de la drogue dans la criminalisation du personnel politique est un sujet dont on ne parle pas dans les grandes analyses politiques et économiques. »
Dans un tel contexte « l’État est en train de disparaitre, laissant les citoyens face à face avec la violence pour seul lien. Il n’y a plus d’autorité légitime », a-t-elle déclaré.
Retour à l’ensauvagement en Haïti
Remontant à 1986, Michèle Oriol a dénoncé « l’ensauvagement, le Père Lebrun et le cannibalisme, des tombes profanées… Le droit de tuer a été donné à chacun », a-t-elle lâché ; et, selon elle, cela a provoqué la déshumanisation en Haïti « jusque dans les sentiments les plus ordinaires, la pudeur par exemple », a-t-elle ajouté. ,
Et remontant à 1793, la sociologue a posé la question suivante : « Comment redonner leur humanité et leur dignité à des hommes et des femmes qui étaient dans les inventaires des habitations comme des animaux ou des choses ? Comment créer une autorité légitime au sortir de l’esclavage ? Comment désigner un chef reconnu/accepté par tous ? »
Après un court voyage dans l’histoire, elle a poursuivi ainsi : « Et si on se demandait quel pays peut survivre au discrédit de ses élites ? Nous avons détruit nos élites chaque trente ans, par le massacre, la fuite ou l’exclusion de la chose publique. Nous sommes aujourd’hui au stade où des hommes de peu de mérite ont toutes les ambitions. Le nivellement par le bas. »
« Duvalier est parti mais on n’a pas fait l’inventaire des idées qui ont fait son ancrage populaire, comme on ne s’est pas questionné sur ‘les horizons indépassables du communisme’ qui ont été la pensée la plus structurée en face de la sienne. L’opposition noir/mulâtre, sous-jacente depuis le 18e siècle, triomphant depuis Estimé, s’est doublée d’une opposition gros/petit, riche/pauvre, qui exploite en le simplifiant de façon caricaturale la théologie de la libération. Comment tenir aujourd’hui, comme en 1986, un discours anti-dictature, anti-macoute, quand nos jeunes vivent au quotidien les ravages de l’absence d’État et d’autorité ? », a questionné Michèle Oriol.
Elle a ensuite abordé le noirisme, le créole, le vodou, et ces « identités meurtrières comme nous dit Amin Maalouf. Ou même identités suicidaires ? Les intellectuels sont dans leur bulle, alors que notre peuple écrit avec son corps un autre discours que le nôtre », a-t-elle lancé.
Beaucoup de bruit, peu de pensée
Puis est venu la mise en question de « la liberté de la parole, acquis indiscutable de 1986… Beaucoup de bruit, peu de pensée, les « universités-borlette », nos enfants qui partent trop tôt pour les universités à l’étranger et nous reviennent avec des savoirs et des savoir-faire qui sont destructeurs pour nous ».
Michèle Oriol se demande alors : Que faire ? et répond : « Parler vrai. Notre devoir aujourd’hui est de nous pencher sur les réalités quotidiennes pour donner une forme à l’avenir… commencer par recréer une capacité de pensée. Donc reconstruire l’université au propre comme au figuré. Revenir au basique : des enseignants qui enseignent, des étudiants qui étudient, dans des espaces dignes. Et retrouver la dimension universelle de l’enseignement universitaire. En donnant la priorité à l’enseignement du droit qui, tel que pratiqué aujourd’hui, a détruit l’idée même de justice. »
« Si nous les élites de notre pays on assumait notre statut et l’obligation qui en découle d’ouvrir la voie à de vrais engagements dans la conduite des affaires publiques. Et si on admettait enfin qu’il faut trouver une façon de refaire de l’autorité ? » Et Dr Oriol de préciser que pour elle « cette mise en route passe par une nouvelle constitution : il faut revoir les modes de désignation des chefs, les équilibres de pouvoir, recréer la légitimité de l’autorité. »
Elle a parlé du poids des États-Unis sur notre destin, d’une nouvelle approche de la diaspora haïtienne, de la communauté noire américaine et des politiciens américains vis-à-vis de nous.
Enfin, Michèle Oriol a terminé en disant : « Il faut sans doute avoir le courage de dire aux Américains qu’ils ont fait beaucoup d’erreurs en Haïti, que les élections ne sont pas la solution parce que les problèmes sont trop profonds et qu’il ne s’agit pas d’une crise conjoncturelle. Et surtout que nous sommes devant eux dans la position de David devant Goliath, qu’ils nous écrasent sans même s’en rendre compte. Que nous ne voulons pas d’une autre intervention militaire. Que nous souhaitons qu’ils mettent un peu plus d’humilité et d’empathie dans leur façon de nous regarder et de traiter avec nous. »
« Il faudra une génération pour recoudre ce que nous avons déchiré pendant les 35 dernières années… Peut-être faut-il se dire qu’après avoir essayé la liberté et l’égalité il faudrait essayer la fraternité.
« Une génération, ma génération, a atteint la limite d’âge. Il y a un passage de témoin à faire si on veut croire encore en l’avenir », a-t-elle conclu.
Haïti, violence structurelle et l’anéantissement des êtres
Patrick Sylvain, enseignant, critique social et littéraire ; maître de conférences en anthropologie à l’Université du Massachusetts de Boston, a prononcé son intervention en créole pour le plaisir de l’audience haïtienne. Le concept récent de « mounisation » que véhiculent certains acteurs prônant le changement a attiré l’attention de plus d’un(e).
Le professeur Sylvain, a invité à « penser l’humain dans le contexte de la liberté, de la démocratie et de la sécurité économique collective, qui inclut la santé ». Pour lui, ce n’est pas seulement essentiel mais primordial.
Il a dénoncé « les modèles d’exclusion et les pratiques violentes que l’État, à travers diverses administration », a exercées en Haïti.
« Sans la valorisation et le salut de l’humain, tous les efforts socio-politiques échoueront et auront échoué comme nous le constatons en Haïti », a-t-il dit en soulignant que « l’humain n’a jamais été évalué comme humain sous les règles coloniales, ni dans des conditions dictatoriales viles. Aujourd’hui encore, nous manquons de valorisation de l’humain en tant qu’unité intégrale et fondamentale de la nation… Par conséquent, pour avoir une société qui fonctionne, avant que les règles de droit puissent être établies, l’humain doit être réhabilité et considéré comme la quintessence afin de produire un citoyen".
Pour le professeur Sylvain, les droits fondamentaux incluent « le droit de rêver, le droit d’espérer dans le contexte de la construction de la nation et de l’avenir. » Cependant, précise-t-il, « en présence extrême de pauvreté et de violence, l’humain sera évacué car la dignité est absente, voire morte. La violence et la pauvreté créent le désespoir, et le désespoir est nihilisme », a-t-il avancé. Ïl prend comme exemple l’absence de certificat de naissance de millions d’Haïtiens. « Le nihilisme est la politique de « ou pa moun » (vous n’êtes pas une personne) parce que vous n’avez pas un nom propre, une relation appropriée qui pourrait vous inspirer à rêver. Le nihilisme est violence. La violence dont nous sommes témoins en Haïti est le résultat de pratiques nihilistes de générations. »
Le contexte est historique, manifesté sous la forme de l’esclavage, puis de la dictature, de l’occupation militaire et, malheureusement, d’autres dictatures. Pour Patrick Sylvain, il y a eu en Haïti « la dévaluation totale de l’humain par et à travers des gouvernements incompétents et des institutions étrangères complices et des entreprises étrangères qui profitent d’une nation chaotique. »
Comment décrypter le cauchemar haïtien ?
Selon le professeur Sylvain, « le cauchemar d’Haïti ne peut être compris que si le colonialisme est pleinement compris comme un mécanisme qui a détruit l’humain. Il ne peut être compris que si les conséquences durables des occupations militaires et des pratiques néocoloniales le sont aussi et acceptées comme étant malignes et corrosives pour l’existence humaine. Ce cauchemar ne peut être résolu que si la totalité de l’humain est respectée, valorisée et centrée comme pivot du progrès sociétal. Une personne qui n’est considérée que comme un néant ne peut agir que par des actes nihilistes », a-t-il dit.
Il a ajouté que depuis 1804, « la population explose, la capacité de l’État diminue et les intérêts de la classe possédante continuent à aller à l’encontre de ceux de la nation. Dans un sens, l’existence de l’apartheid économique de facto qui a marqué l’histoire d’Haïti secoue l’apathie nationale à l’égard des petits paysans dépossédés et des jeunes citadins classés parmi les criminels ; à ce titre, Michel-Rolph Trouillot a raison de proclamer que « toute solution à la crise haïtienne doit faire face à la question paysanne. Il doit trouver ses racines dans les ressources de la paysannerie, ces mêmes ressources qui ont contribué à la fortune de milliers d’Haïtiens et d’étrangers pendant un siècle et demi d’exploitation effrénée »(Trouillot 1990 : 229). Les paysans haïtiens, ces « moun andeyò », exclus de la modernité et de la civilisation. »
Sylvain a cité Beverly Bell : « la négligence, la corruption et la mauvaise gestion de la part du gouvernement et de l’élite, associées aux politiques économiques promues par les États-Unis visant à détruire la production paysanne et à créer des hordes d’ouvriers sous-payés, ont plongé la majorité de la population haïtienne dans une pauvreté de plus en plus sombre » (Bell 2001 : 11). Il a poursuivi en précisant que : « c’est la pauvreté décourageante qui a permis de retirer l’essence humaine de l’existence haïtienne et d’être qualifiée de non-être » (ou pa moun).
A travers l’histoire « Haïti a été pris dans un réseau de dégradation et de souffrance violemment massif et le seul moyen de freiner la croissance de cette violence est de placer l’être humain, la personne (moun) et ses intérêts au centre de la nation afin d’appliquer sa maxime fondamentale : « Tout moun se moun » ».
La « démounisation » et les gangs en Haïti
Pour le professeur Patrick Sylvain, ce qui semble être « l’autodestruction d’Haïti par la prolifération, les pratiques inébranlables et inhumaines des activités des gangs - qui est certainement un affront à la moralité et à la dignité humaine- est le résultat d’une haine de soi accumulée – yon rayisman ki deklennche a yon demounizasyon kolektif - ainsi que la haine réciproque », a-t-il déclaré.
Ce qu’il appelle la « démounisation » - ce concept ou la personne (moun) est réduite à rien et qui annihile systématiquement les démunis comme des « non humains »- comme cela existait pendant la traite des esclaves de l’Atlantique- persévère dans l’écologie politique haïtienne actuelle dans un État préjudiciable où la vie dérisoire est précairement normative. »
Pour le critique littéraire et social, comprendre la subjectivité attributive de la surexploitation, donc la « démounisation », non-être de l’Autre, doit être une priorité nationale.
Pour lui, Port-au-Prince est devenue une capitale en proie à la criminalité et à la corruption notamment parce que « certains des garçons qui terrorisent la population étaient les San Manman, les orphelins, les enfants jetés, les timoun ki pa moun (des enfants qui ne sont rien), et maintenant, armés de mitraillettes, ils définissent leur individualité par la violence et par l’écho de leurs nouvelles familles, les gangs. »
Mais les gangs ne sont pas autonomes, a tenu à souligner le professeur Sylvain : « les membres du gouvernement actuel, les précédents également, y compris certains membres sans éthique de la bourgeoisie, ont instrumentalisé les gangs comme des éléments de racket et des agents de la terreur parce qu’ils sont transactionnels et facilement jetables étant donné que leurs membres sont intrinsèquement considérés comme des non-êtres, des néants. Ce sont des objets humains et, en tant que tels, ils sont jetables. »
Ainsi, ajoute Patrick Sylvain, en ce moment, « ce sont les gens du néant (moun ki pa moun), les damnés de la terre, les rejetés de la ville, qui sont déployés pour ronger le noyau brisé de la nation. Ce sont les misérables de la terre qui enfoncent le bâton de haine plus profondément dans le cœur de la nation parce qu’ils ont été complètement déshumanisés (konplètman demounize). Les êtres déshumanisés ne peuvent pas traiter la nation humainement puisqu’ils n’ont jamais existé comme faisant partie de la nation. La nation les a traumatisés, la nation n’a jamais guéri leurs traumatismes, et maintenant ils traumatisent la nation dans une répétition quotidienne d’une pièce exaspérante pour un théâtre du néant. Le théâtre de la vie. Malheureusement, nous assistons à la folie qui découle des complications de décennies de colonialité incontrôlée, d’intra-colonialité, qui se joue et nous sommes choqués. »
« La violence respire la violence et c’est certainement regrettable », a-t-il constaté en avertissant que « tant que l’Humain ne sera pas valorisé et considéré comme primordial pour le développement de la société, nous resterons dans ce bourbier violent. »
« Nous devons rétablir la proclamation universelle de 1804 : Tout Moun Se Moun (chaque être est un être digne) et la mettre en application dans toutes nos institutions. Alors, peut-être que nous commencerons à être une nation, un collectif de citoyens égaux ayant accès à des rêves équitables », a conclu le professeur Sylvain.
Comme on peut le constater, les intervenants ont couvert chacun un volet du problème haïtien actuel. Certains remontant jusqu’à l’esclavage ; d’autres se cantonnant dans un passé récent. Certains points devraient faire partie des prochaines rencontres. On espère que les intervenants à venir seront du niveau des précédents, que leurs propos inspireront les décideurs et qu’enfin Haïti renaitra de ses déconvenues.
Pour visionner les interventions de Madame Oriol et de Monsieur Sylvain, cliquez sur ce lien :https://www.youtube.com/watch?v=EEfhLzhaSso&t=8s
* Membre du Comité Devoir de Mémoire-Haïti
Auteur de l’ouvrage « Tombés au Champ d’Honneur – Les 13 de Jeune Haïti, décembre 2019.