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Haiti : La journaliste Nancy Roc à nouveau menacée

" On allait me kidnapper à tout prix... "

Interview

P-au-P., 19 juin 2005 [AlterPresse] --- La journaliste Nancy Roc, présentatrice du magazine hebdomadaire Métropolis, sur la station privée Radio Métropole, a annoncé, ce samedi 18 juin 2005, qu’elle a laissé précipitamment Haiti, le jeudi 16 juin 2005, pour ne pas être victime d’un kidnapping imminent.

Des menaces se faisaient chaque jour plus précises, a-t-elle indiqué à AlterPresse, en rappelant que le directeur de la station, Richard Widmaier, avait failli être séquestré, le samedi 11 juin 2005, à la capitale.

Nancy Roc place les menaces, dont elle est l’objet, dans le cadre d’une ambiance de terreur, où « la vérité et le courage dérangent » et où « la presse haïtienne est en danger ».

La journaliste se confie à AlterPresse, à travers une conversation par messagerie instantanée.

AlterPresse - Nancy Roc, vous avez dû, une fois de plus, laisser le pays cette semaine. Pourquoi ?

Nancy Roc - Une fois de trop à mon goût en effet... Parce que, depuis une semaine, j’avais des appels des 4 coins du monde, et je suis sérieuse, de Genève à Paris, en passant par les USA à Haiti. Les gens voulaient savoir si j’avais été kidnappée. J’ai d’abord cru que cela avait à voir avec l’attaque, qui avait eu lieu près de ma résidence samedi dernier (11 juin 2005), mais ensuite, j’ai réalisé, à mon grand étonnement, que les nouvelles ou rumeurs émanaient du jour même des appels. Après une semaine de fortes pressions où je recevais entre 6 à 10 appels par jour, j’ai reçu un appel très spécifique et précis dans ces menaces.

AlterPresse - Quel appel ?

Nancy Roc - Apparemment, mon kidnapping était, je cite, « une question d’heures ». On allait « me kidnapper à tout prix » et apparemment les sources m’ont indiqué que cela venait du secteur des dealers de drogue. J’ai donc réalisé que ma vie était vraiment en danger et qu’il fallait que je parte, pour pouvoir continuer ma lutte ailleurs, du moins momentanément.

AlterPresse - Résumons : C’était des appels d’informateurs, de gens qui s’inquiétaient pour vous, ou des menaces ?

Nancy Roc - C’était les deux en fait, car les menaces ont été proférées par voie de trois informateurs différents, qui ont pris contact avec des gens que je connaissais. Je dois avouer, même à contrecoeur, que je dois remercier, non seulement mes informateurs, mais surtout mes ennemis qui, malgré tout, m’ont donné l’opportunité de pouvoir m’échapper à temps. C’est paradoxal, mais je soupèse mes mots et la situation à laquelle j’aurais pu faire face sans leur « aide », quelle qu’elle fût.

En effet, je pense que dans mon cas, on n’aurait pas réclamé de rançon, mais on m’aurait probablement torturée et ensuite tuée. Je pense que, même si il y a eu coïncidence, le cas de Richard Widmaier et ensuite le mien, démontrent qu’une fois de plus, la presse haïtienne est en danger et, par là même, toute la société haïtienne.

AlterPresse - Avez-vous pu déterminer les éventuels motifs d’un plan de kidnapping contre vous ?

Nancy Roc - Y a-t-il un motif pour kidnapper des enfants, leur arracher les yeux ? Y a-t il un motif pour kidnapper une marchande de légumes pour $US 4.00 ? Vu mon statut, je pense qu’effectivement, il y a matière à mon enlèvement, peut-être plus que d’autres, et nous savons tous pourquoi. La vérité et le courage dérangent dans un pays, qui a perdu toutes ses valeurs. D’autre part, je pourrais malheureusement être un autre cas à la Jean Dominique, et ce serait, au-delà de moi, un exemple catastrophique pour la presse, la société (ou ce qu’il en reste) et le pays aujourd’hui. La terreur règne désormais et rien ne pourra les arrêter.

AlterPresse - Rien ?

Nancy Roc - Oui, je dis bien rien. Je relis les mots du Lieutenant Général canadien Roméo Dallaire, qui était au Rwanda et a attendu sept ans, avant d’écrire son livre, « J’ai serré la main du Diable » ou la faillite de l’humanité au Rwanda. Il écrivait à l’époque, je cite : « Je sais que je ne cesserai jamais de porter le deuil de tous ces Rwandais, qui avaient placé leur foi en nous, qui pensaient que les forces de maintien de`l’Onu étaient là pour mettre un terme à l’extrémisme, aux tueries, et pour les aider au cours de leurs périlleux voyage vers une paix durable. Personnellement, je ne connais que trop le coût en vies humaines, que l’on peut imputer au mandat inflexible du Conseil de sécurité des Nations unies, à la gestion financière mesquine des administrateurs de la mission, à la paperasserie tatillonne de l’Onu, aux manipulations politiques et à mes propres limites. Ce dont j’ai finalement pris conscience, c’est qu’à la sourde de tout cela réside l’indifférence fondamentale de la communauté internationale envers la situation critique de sept ou huit millions de Noirs Africains, dans un minuscule pays n’ayant aucune valeur stratégique et aucune ressource naturelle susceptible d’intéresser une puissance mondiale. Un petit pays surpeuplé s’automutilait en détruisant son propre peuple, tandis que le monde le regardait faire et ne manifestait aucune volonté politique d’intervenir. J’ai encore en mémoire le jugement d’un groupe de bureaucrates venus pour évaluer’ la situation pendant les premières semaines du génocide : Nous recommanderons à notre gouvernement de ne pas intervenir, car les risques sont trop élevés, et il n’y a ici que des êtres humains’, ont-ils conclu ».

Cela ne vous entraîne-t-il pas à faire un parallèle évident, par rapport à la situation que nous vivons aujourd’hui ? Je suis très, très inquiète pour Haïti et je ne vois qu’une situation inextricable, qui ne peut que déboucher sur l’inimaginable... Sur l’horreur, à moins qu’à la dernière minute, la communauté internationale ne se ressaisisse, pour nous aider réellement à faire face aux forces de l’obscurantisme en Haïti aujourd’hui.

En effet, même si nous ne sommes pas dans la situation du Rwanda, mais davantage de la Somalie, les effets peuvent être aussi dévastateurs et, surtout, je constate la même indifférence de la communauté internationale.

AlterPresse - A bien comprendre les faits, tels que vous les avez présentés tout au début, il n’y aurait pas que des forces politiques à agir dans la situation actuelle sur le terrain haïtien ?

Nancy Roc - Il y a des forces politiques obscures, mais également des trafiquants d’armes et de drogue, sans compter la peur intrinsèque qui paralyse la majorité silencieuse. Le tout, couronné par une obsession de la communauté internationale d’organiser des élections « sélection », sans tenir compte du danger qui guette la population sans défense. Oui, j’accuse tous ces secteurs de notre descente finale aux enfers.

AlterPresse - Et alors, vous percevez que, dans cette ambiance de terreur, la presse va être de plus en plus ciblée...

Nancy Roc - Je ne vois pas comment elle pourrait échapper au drame, qui guette toute notre société...

AlterPresse - Certainement. Elle fait partie de la société.

Nancy Roc - Elle en est même le porte parole, or cette société est aujourd’hui méprisée et torturée par ces forces obscures, jusqu’à la phase finale...

AlterPresse - Mais est-ce que vraiment le salut pourrait venir de la communauté internationale ?

Nancy Roc - Jusqu’à ce jour, je ne vois pas comment ni d’où. Toutefois, le pire, c’est que je ne vois pas, non plus, le peuple haïtien mobilisé pour contrecarrer cette descente aux enfers, et c’est de ce constat qu’émanent ma douleur et mon inquiétude profonde.

AlterPresse - L’absence de leadership politique ?

Nancy Roc - Entre autres, mais aussi et surtout, une division et une haine séculaires.

AlterPresse - Entre les catégories sociales ?

Nancy Roc - Définitivement. Cette guerre est, avant tout, une guerre de classes sociales, mais qui s’est répandue, à travers l’impunité et l’absence de l’Etat, à toutes les couches sociales. Aristide a utilisé le poison de la division pour nous achever et nous mener aux tréfonds de l’enfer. L’absence de gouvernance et l’impunité ont fait le reste.

AlterPresse - Ce constat est terrible. Mais, il doit bien y avoir quelque ressort interne, qui puisse nous permettre de rebondir... Sur quoi peut-on compter ?

Nancy Roc - Je ne le vois pas en tout cas. Aujourd’hui, il faut s’attendre au pire, car nous sommes véritablement en état de guerre. Or, après la trahison d’Aristide et celle d’Andy Apaid, je ne vois pas qui pourrait regagner la confiance du peuple haïtien pour qu’il se mobilise en force contre l’obscurantisme.

AlterPresse - Pourquoi mettez-vous les deux personnages sur un même plan ?

Nancy Roc - Je ne les mets pas sur un même plan. Loin de moi cette pensée. Mais la trahison est presque similaire, dans l’espoir qu’ont suscité ces deux personnages dans les masses. Or, les deux ont trahi l’espoir, le momentum historique et la mobilisation vers des lendemains meilleurs. Aujourd’hui, il est trop tard pour presque tout...à moins d’un miracle, et je ne crois pas aux miracles, amis j’espère encore...

AlterPresse - A propos de la communauté internationale, de forces obscures, etc... qu’on a évoquées tout à l’heure, quel serait, selon vous, (par hypothèse) leur projet pour Haiti ?

Nancy Roc - Selon moi, pour les gangs d’Aristide et ce dernier, après lui c’est le chaos. Ils n’ont que faire de la stabilisation du pays. De plus Aristide, à travers Haïti, a toujours voulu infliger une leçon magistrale aux Américains. Il est en train de le faire : il a mobilisé tous les pays d’Afrique Noire, les organisations « grass roots » des USA et le Black causus, sans oublier certains pays d’Amérique latine au coeur de cette bataille, comme le Vénézuéla ou l’Argentine.

Du côté de la communauté internationale, je ne m’attends à rien. Notre seul « espoir »... ou notre dernière chance serait celle d’être, contrairement aux Africains, à une heure et demie de Miami. Mais, je sais aussi que la communauté internationale attend que les Haïtiens règlent leurs problèmes. Or, nous n’avons pas su le faire en 200 ans. Aujourd’hui, la haine est telle une gangrène, qui ronge ce pays, et les gens de valeur, déjà en voie de disparition, sont en train de quitter le pays définitivement. Comment alors résister à 182 gangs dans la capitale ? Sans compter les autres forces obscures ?

Non, je ne vois pas de porte de sortie aujourd’hui. Cette situation inextricable ne peut que déboucher sur un massacre inédit... à moins, comme je l’ai dit, d’un miracle.

AlterPresse - Dans ces circonstances, l’espoir veut beaucoup dire. Maintenant que vous êtes à l’extérieur, que souhaitez-vous dire a votre public ?

Nancy Roc - Qu’il arrête de se faire des illusions et prenne les décisions adéquates pour sauver ce qui reste à sauver. Pour ceux, qui osent encore se battre, de le faire en toute lucidité, en comprenant que c’est un combat comparable à celui de David contre Goliath.

Que je resterai de près ou de loin, toujours avec mon public, avec le peule haïtien, en général, pour dénoncer et lutter contre l’inacceptable.

Mais je ne peux pas lui mentir, en lui disant de ne pas perdre espoir. Je lui demande d’être lucide et de se dépasser, s’il en a le courage... pour demain et pour nos enfants, pour les générations futures. C’est la lutte finale de tous les dangers. Que Dieu nous protège.

AlterPresse - Merci beaucoup Nancy. Bon courage. Et toute notre solidarité.

[gp apr 19/06/2005 01:30]