Par Roody Edmé*
Soumis à AlterPresse le 24 mars 2021
« D’où viennent les mots ?
De quel frottement de sons sont-ils nés
À quels silex allumaient-ils leur mèche
Quels vents les ont convoyés jusqu’à nos bouches. »
Venus Khoury-Ghata
Le samedi 20 mars 2021, à la salle du citoyen, notre consœur Monique Clesca a procédé à la vente signature d’une élégante brochure consacrée à un poème inédit de Jean F. Brierre. Un bel objet-livre de couleur jaune, qui met en valeur ce long poème dédiée à sa mère Odette Chikel.
Quatre photographes ont été conviés à apporter leur touche personnelle pour illustrer ce beau bouquet d’humanité qui rend hommage à la « mère », mais qui célèbre aussi l’amour, l’amitié et les femmes d’Haïti. Ces artistes photographes ont pour noms : Chantal Regnault, Carole Devillers, Daniel Morel, Troi Anderson, Marc Lee Steed.
Le texte lui-même est une ode à une grande amie du poète, mais il déborde de générosité et de passion pour l’image de la femme, tout en nous faisant découvrir le merveilleux d’un monde enchanté par la puissance tellurique de l’amour et ou de l’amitié sincère. La tessiture soyeuse du poème interpelle tous nos sens. Elle nous expose aux vents d’ailleurs et aux palpitations d’un univers qui fait la part belle aux mythes et à l’histoire, étalant au passage toute l’esthétique courtoise et la grande culture de l’auteur.
Il y a dans ce long poème comme une invitation au voyage dans un espace-temps ou la figure féminine évoquée est « plus belle qu’inventée ». Les mots résonnent du bruit des grandes chutes d’eau de l’Afrique mythique, et de la présence évanescente de l’Orient où tout est « luxe, calme et volupté ».
« Grande O, forme idéale d’odalisque debout hors du harem et de l’atteinte du Sultan ». Odette est rayonnante d’une beauté souveraine et libre de toute emprise. La muse prend l’aspect fondant sucré de ces douceurs qui laissent dans la bouche un goût nostalgique.
Mais « O » est élevée à une dimension cosmique : « Regard caprin est caprice de lune à travers les alpages, dont les doigts effilés jouent d’une kora pluvieuse ». La kora, instrument de musique à cordes originaire du Mali, aurait été selon la légende, l’instrument personnel d’une femme-génie qui vivait dans les grottes de Messikoro.
J’ai personnellement eu l’occasion d’assister à un concert de deux grands musiciens : Ballaké Sissoko et Vincent Segall ; Sissoko jouant la Kora et Vincent, le violoncelle, dans une sorte de rencontre amicale et apaisée entre l’Occident et l’Afrique. La kora, cet emblème de la culture mandingue, émet parfois des notes pleines et sulfureuses d’un érotisme solaire ou d’une mélancolie déchirante. On remarquera que la forme même de l’instrument rappelle cette voyelle si chère à Brierre.
Il arrive que le poète troublé, envahi par des émotions diverses se laisse emporter par une douce folie ou se mêle « prière et tendresse charnelle ». L’allusion au couple frappé d’interdit du roi Salomon et de la reine de Saba enfile une sorte de métaphore de l’impossibilité de se joindre à l’être célébré.
Mais comme les créateurs sont des mages, ils bouffent des kilomètres en une phrase bien tournée. Un autre n’avait-il imaginé ce qui se passait « à vingt mille lieues sous les mers ».
Gustave Flaubert, fou amoureux de Louise Collet, qui lui donnait la fureur d’écrire, aimait aussi « l’aimer sans la voir ».
Seuls de grands auteurs peuvent rendre aussi passionnée que platonique une telle envie d’aimer et de partager : « Nous n’avons fait que nous frôler, je n’ai rien su garder dans la courbe fragile de nos étreintes éperdues ».
On pourrait croire qu’une telle avalanche de mots ciselés au burin du poète ne soit qu’un bel ornement, qu’un décor fabuleux planté en l’honneur d’une « vénus noire ». Nenni ! Dans le poème transpire un message, celui de la grandeur d’une « négritude prométhéenne …O ne pouvoir parler qu’au passé de la patrie, la douleur viscérale d’être toujours plus loin, toujours ! »
Il existe ente Odette et Jean, la vision diffuse d’une terre aimée toujours inaccessible, à cause d’une histoire qui bégaie, l’impossibilité d’une île rendue captive par des forces obscures qui ont tissé autour d’elle une sorte de chrysalide maléfique.
On peut donc percevoir les sanglots à peine contenus de l’exilé qui aspire profondément à « un accent du terroir parfumé de mélisse et de menthe ».
”O’ épouse une forme planétaire et devient l’espace du poème la GaÏa de la mythologie, la déesse mère. Elle peut aussi devenir sous les doigts du poète un fruit : « la tessiture de ta peau sapotillée au flanc d’une poterie lisse ». Ou pourquoi pas « la résonance d’un tam tam se plaignant entre les genoux d’un fantôme au clair de lune ». Un moment très réussi du poème d’un érotisme « soft » à peine couvert par le bruit sourd du tambour.
« J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère » a écrit un jour le poète français Robert Desnos. Dans son rêve à lui, Jean Brierre voit des mouvements de femmes dans une sorte de mélopée imitant la houle de nos fleuves et s’adresse ainsi à Odette : « Je te vêts de couleurs fondamentales de mes obsessions, de blanc comme les hounsis haïtiennes au clair de lune qui peuplent le panthéon pluvieux de ma passion ».
Les paroles du poète sont toutes trempées dans l’eau(O) dont le ressac vient cogner à la porte de ses fantasmes comme une maison abandonnée sur les bords d’une plage tourmentée.
Un texte d’une grande beauté, à valeur patrimoniale, qui méritait d’être mis à la portée du grand public. Un beau cadeau poétique des dames Clesca.
*Éditorialiste, écrivain