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Haïti-Crise : Lettre à la « communauté internationale »

Actualisation : 18 fev 2021, 23:00

Par Anne-Laurie Jean-Denis*

Document soumis à AlterPresse le 17 février 2021

Mesdames, Messieurs de la « communauté internationale »

Depuis plus de trois ans, Haïti s’enlise dans une crise multidimensionnelle en raison de l’appui inconditionnel de la « communauté internationale » à Monsieur Jovenel Moise, incapable de mener le pays à bon port.

En 2019, en réponse aux méga manifestations des organisations de la société civile réclamant la démission de Monsieur Moise accusé de corruption après son indexation dans le rapport de la Cour des Comptes sur la gestion du fonds Petro Caribe, la Communauté internationale a lancé un appel au dialogue. Lequel processus de dialogue a été torpillé par Monsieur Moise lui-même à qui vous avez dès lors intimé l’ordre de « diriger ».

Ce que « diriger » veut dire pour Jovenel Moïse

Sur vos instructions, en effet, Monsieur Moise a décidé de « diriger » par décret à partir du 13 janvier 2020 lorsqu’il a mis fin à travers un « tweet » au mandat d’un tiers du sénat en s’inspirant de l’article 134.2 de la constitution qui borne le mandat de l’élu. Le silence complice de la Communauté internationale a conforté Monsieur Moise dans de tels agissements.

Il a profité du désarroi de la population durant l’état d’urgence sanitaire lié à la COVID 19 pour fédérer les gangs qui occupent actuellement 35% du territoire et qui constituent officiellement sa base sociale. La mission des gangs est claire : Instaurer un climat de terreur dans les quartiers populaires à travers la perpétration des massacres pour empêcher toute contestation et manifestation populaires contre les projets dictatoriaux du pouvoir.

Monsieur Moise a monté arbitrairement sa propre commission pour changer la Constitution. Et, pour légitimer cette décision, il a commandité un sondage qui laisse sous-entendre l’adhésion de la population à ce projet. Un sondage biaisé tant par l’échantillon non pondéré que par les questions posées, les personnes sondées et l’interprétation des résultats. La version préliminaire de cette constitution de Monsieur Moise confirme son intention dictatoriale. Le Président devient un chef suprême qui n’a aucune obligation de reddition de compte. Agissant au non de l’État, tout lui est permis. Il est la seule autorité de nomination et de révocation pour des postes clés. Toutes les institutions sont sous coupe réglée. Alors que la constitution de 1987 est accusée d’être source d’instabilité, celle de Jovenel Moise consacre l’abus de pouvoir, l’impunité et la corruption.

Il a nommé illégalement et unilatéralement les membres du Collège Électoral pour organiser un referendum constitutionnel et des élections qui devaient avoir lieu en 2018 et 2020.

A partir de la date de la fin de son mandat constitutionnel le 7 février 2021, Monsieur Moise a prétexté un coup d’état pour limoger, par arrêté, des juges à la Cour Suprême, pourtant inamovibles, et en nommer trois autres pour les remplacer en dehors de la Constitution de 1987 officiellement en vigueur.

A cet ensemble de manoeuvres, il faut ajouter l’opération d’enregistrement de citoyens et citoyennes pour l’obtention de la Carte d’identification Dermalog contestée, susceptible de compromettre l’intégrité du registre électoral.

Avec cette mise en place, Monsieur Moise se dit prêt à organiser des élections.

A quel genre d’élections peut-on s’attendre dans un tel contexte, sinon une élection taillée sur mesure qui engluera davantage le pays dans l’instabilité. Le Parti haïtien tet kale (Phtk) n’a jamais caché son intention de maintenir le pouvoir durant cinquante (50) ans. En juillet 2020 Monsieur Moise a déclaré qu’il sortira vainqueur dans toutes les élections qui seront organisées dans le pays. On aurait tendance à dire que les résultats des élections sont connus d’avance. Si les résultats proclamés pour une circonscription ne lui conviennent pas, il ne les publierait pas, comme il a procédé pour les résultats des élections indirectes en 2017.

C’est dans ce climat mortifère que le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BIinuh) enjoint la population à aller aux élections pour un retour à la normalité. Il faut rappeler que ce Binuh, mis en place en octobre 2019, a un rôle de bons offices, de conseil et de sensibilisation politique et devrait s’acquitter des tâches suivantes :

« a) conseiller le Gouvernement haïtien sur les moyens de promouvoir et de renforcer la stabilité politique et la bonne gouvernance, y compris l’état de droit, de préserver et de favoriser un environnement pacifique et stable, notamment en facilitant un dialogue national sans exclusive entre les Haïtiens et de protéger et de promouvoir les droits humains ;

b) épauler le Gouvernement haïtien dans les activités qu’il mène en vue :
i) de planifier et de tenir des élections libres, justes et transparentes ;
ii) de renforcer la capacité de la Police nationale d’Haïti de faire face à la violence des gangs et à la violence sexuelle et fondée sur le genre et de maintenir l’ordre public, notamment grâce à l’organisation de cours de formation sur les droits de la personne et la maîtrise des foules ;
iii) de mettre au point une approche inclusive associant tous les secteurs de la société en vue de réduire la violence de quartier, et en particulier la violence des gangs ;
iv) de lutter contre les atteintes aux droits de la personne et les violations de ces droits et de s’acquitter des obligations internationales qui lui incombent dans le domaine des droits de la personne » ;

Dans la réalité, le constat de la réalisation du Binuh par rapport à son mandat est décevant :
• La stabilité politique et la bonne gouvernance, loin d’être renforcées, se dégradent. Haïti est passée de trois pouvoirs constitués à un seul pouvoir : L’EXÉCUTIF avec un président de facto, qui s’accroche au pouvoir à la fin de son mandat. De six mille huit cent quarante quatre (6844) elu.e.s, le personnel politique en est réduit à dix (10).
• La Cour des Comptes, la seule institution de contrôle qui reste, voit son pouvoir diminuer par un décret de Jovenel Moise, ce qui risque d’entrainer la corruption déjà érigée en mode de gouvernance.
• Les élections planifiées n’ont jamais pu se tenir. Malgré le fait par Monsieur Moise d’avoir eu la majorité au Parlement, la loi électorale n’a pas été votée, les fonds, annoncés, en 2020, pour les opérations électorales, n’ont pas été décaissés, les informations concernant les électrices et électeurs devant constituer la base de données électorales n’ont jamais été rendues disponibles.
• La Police Nationale d’Haïti, depuis sa création, n’a jamais connu un tel niveau de politisation. Alors que les bandits défilent dans les rues sans crainte, tel qu’il a été observé les 22 et 26 janvier 2021, leur voix est entendue par Monsieur Moise ; les manifestantes et manifestants, défendant leur droits fondamentaux, sont systématiquement réprimés et les opposantes et opposants politiques sont persécutés et arrêtés arbitrairement, les journalistes sont agressés et tués.
• Les actes d’insécurité, de kidnapping et de viols se multiplient. A la veille du 7 février 2021, il a été observé un terrible épisode de violences, avec de nombreux cas d’assassinats et une systématisation des actes de kidnappings, suivis de viols pour la plupart. Sabrina JULIEN, une élève de la 9e année du lycée national de Montrouis, a été assassinée par des hommes armés non identifiés le 25 janvier 2021, alors qu’elle revenait de l’école. Simultanément, l’éducatrice Sherley MAGLOIRE a été victime de kidnapping à Tabarre. Cinq jours auparavant, dans la commune de Carrefour, c’est la lycéenne Géraldine JOACHIM qui a été kidnappée. Les auteurs de ces crimes ne sont pas poursuivis, ce qui laisse la voie ouverte à des violences féminicides. En quatre (4) jours seulement, au début de l’année 2021, du 2 au 6 janvier, il a été enregistré quatre cas de féminicides. Ces jeunes femmes, âgées entre 20 et 26 ans, ont été étripées, poignardées de six à 25 coups de couteaux dans le ventre, le dos, les bras ou encore sur les seins, par leur petit ami, amant ou fiancé.

Faire passer un chameau par un trou d’aiguille…

La société civile haïtienne est bien consciente de la nécessité des élections pour un retour à la normalité institutionnelle. Cependant, dans cette atmosphère de méfiance justifiée, de contestation généralisée et de mécontentement, il faut se questionner sur :

1. La qualité de Monsieur Moise d’organiser les joutes électorales. Car, hormis la communauté internationale, toutes les institutions haïtiennes, compétentes en matière de droit, se sont prononcées sur la fin de son mandat, le 7 février 2021, en s’appuyant sur l’article 134-2 de la Constitution, duquel il s’est inspiré lui-même pour dissoudre le parlement et remplacer les élus locaux par des agents exécutifs intérimaires.

De ce défaut de qualité, découle son incompétence quant à la préparation d’un cadre légal régissant les modalités d ’organisation des élections.

2. La fiabilité, d’une part, du registre électoral, construite à partir des informations utilisées pour la production de la carte d’identification nationale unique Dermalog, contestée, et la possibilité, d’autre part, pour toutes les citoyennes et citoyens de figurer sur la liste électorale dans les délais prévus par la loi, afin de pouvoir exercer leur droit de vote.

3. La volonté de démanteler les gangs, de désarmer les Brigades de sécurité des aires protégées (Bsap) et pacifier le pays, en vue de créer des conditions acceptables, susceptibles de garantir le vote libre et le secret du vote à toutes les citoyennes et citoyens.

4. La capacité des forces de police à assurer, en toute impartialité et neutralité, la sécurité des citoyens et citoyennes, désireux de participer aux élections, et du matériel électoral.

5. La disposition d’une institution comme, éventuellement, les Forces armées d’Haïti, à assurer la logistique électorale sans compromettre le processus, vu qu’elle a récemment émis un communiqué pour exprimer sa fidélité au pouvoir en place. Cet embryon militaire, qui inspire peu confiance, vu que le processus de sa mise en place a été fortement critiqué par diverses forces vives de la nation.

6. La disposition à respecter l’indépendance du pouvoir judiciaire représentant un secteur clé dans la réalisation des élections. Le juge de paix est sollicité pour dresser le constat, en cas d’incidents survenus à divers moments dans le processus électoral (campagne électorale, déroulement du scrutin dans le Centre ou Bureau de vote) ; le juge à la Cour d’appel et éventuellement à la Cour de Cassation siège au tribunal électoral, pour statuer sur les cas de contestations de candidature et de résultats.

Le débat autour de ces questionnements au sein de la société constitue un préalable à tout enclenchement d’un processus électoral, qui se veut crédible, équitable, inclusif et transparent. Dans le cas contraire, le pays risque de s’enfoncer dans une crise politique, qui le paralysera pour longtemps encore.

Si depuis 2005, l’Onu n’a pas réussi à stabiliser le pays, malgré la somme mirobolante qui a été dépensée pour les différentes missions, notamment la Minustah, il faut croire que la stratégie d’imposition pose problème. L’Onu, encore moins les États-Unis, ne peut s’ériger en Cour constitutionnelle pour interpréter l’article 134-2 de la constitution en faveur de Monsieur Moise, alors qu’elle ne s’était pas prononcée, en janvier 2020, lorsque ce même article a été utilisé précédemment pour rendre dysfonctionnel le Parlement.

Tout le problème est maintenant de savoir si la communauté internationale veut persister dans des voies traditionnelles sans issues ou bien changer de méthode, afin de mieux protéger et faire prospérer durablement ses intérêts, ce qui n’est pas incompatible avec une attitude d’écoute vis-à-vis des forces vives de la société haïtienne. Il lui faut, pour cela, sortir de la logique d’un appui inconditionnel à l’Exécutif et se mettre à la dimension d’une nation - à travers ses diverses composantes. Une nation qui veut se construire, se prendre en main, se responsabiliser, se stabiliser et embrasser son avenir.

* Citoyenne engagée